En refusant d’appliquer les verdicts de la Cour de justice de la Cedeao qui lui sont défavorables, le Sénégal s’expose à des sanctions pouvant aller jusqu’à son exclusion de l’instance communautaire. Les affaires Khalifa Sall et Karim Wade ont démontré comment le pouvoir est rebelle à l’application de toute décision de justice défavorable, tant au niveau national qu’international.
Le vendredi 28 juin 2018, la Cour de justice de la Cedeao, saisie auparavant par les avocats de Khalifa Ababacar Sall, a jugé que ses droits ont été violés. Ce, durant toutes les étapes de la procédure ayant abouti à sa condamnation à 5 ans d’emprisonnement. «Le droit d’assistance d’un conseil, le droit à la présomption d’innocence et le droit à un procès équitable des requérants ont été violés», lit-on dans l’arrêt de la juridiction communautaire. De quoi pousser le tribunal de l’instance communautaire à qualifier d’«arbitraire» la détention du Maire de Dakar, incarcéré depuis le 7 mars 2017 pour une histoire de détournement. La Cedeao ne s’est pas arrêtée en si bon chemin car elle tient l’Etat du Sénégal responsable de toutes ces atteintes aux droits de la défense, en utilisant comme bras armé la Justice et la Police. Et pour boucler la boucle, tout en déboutant l’Etat de toutes ses prétentions jugées mal fondées, l’institution considérée ordonne au régime de Macky Sall de payer 35 millions Fcfa aux prévenus, pour en réparer le préjudice.
La réaction du régime qui s’en est suivie laisse penser qu’aucune suite ne sera donnée aux injonctions de la Cedeao. Le ministre de la Justice (Ismaïla Madior Fall) et le Directeur de cabinet du chef de l’Etat (Me Oumar Youm) ont, en substance, déclaré que la Cedeao ne demande pas la libération de Khalifa Sall et qu’elle n’a pas non plus dit que le procès n’est pas bon. Attitude, du reste, pas surprenante car il en avait été ainsi lorsque la même institution s’était prononcé dans l’affaire Karim Wade. C’était le 22 février 2013 quand la Cedeao invalidait l’interdiction de sortie signifiée aux dignitaires de l’ancien régime, avec notamment : Karim Wade, Oumar Sarr, Samuel Sarr, Madické Niang, Ousmane Ngom, Tahibou Ndiaye (ancien directeur du Cadastre), Doudou Diagne (ex-directeur de l’Urbanisme), entre autres. La Cour communautaire avait en son temps ordonné la levée de cette mesure administrative qui ne peut être ordonnée que par la Justice, pour défaut de base légale.
Quand l’Etat perd la notion de fair-play judiciaire
Mais la réplique du camp adverse ne s’était pas fait attendre. «Le Sénégal ne peut ne pas appliquer les décisions rendues par la Cour de justice de la Cedeao parce qu’il est membre de la Cour et signataire du traité de la Cour», avait estimé Me Ousmane Sèye alors interrogé par Libération. Me Moussa Félix Sow, coordonnateur du pool des avocats de l’Etat embouchait la même trompette : «Cette Cour n’est pas compétente, elle ne peut pas donner des injonctions à l’Etat du Sénégal (…)». L’agent judiciaire de l’Etat s’était aussi inscrit dans cette logique. La même attitude de défiance vis-à-vis de la Justice internationale a été constatée lorsque les juridictions de France n’ont pas donné la suite attendue par le pouvoir quant à la confiscation des biens de Wade-fils demandée par le pouvoir qui entendait ainsi exécuter l’arrêt de condamnation de la Cour de répression de l’enrichissement illicite (Crei). Toutes les nombreuses décisions favorables à Karim rendues aussi bien par le tribunal de Paris que la Cour d’appel de l’Hexagone ont connu la résistance de l’Etat sénégalais.
Voilà comment le régime de Macky Sall entre en rébellion avec la Justice internationale, depuis l’avènement de la seconde alternance en 2012. Une position paradoxale, d’autant que le chef de l’Etat sénégalais a été Président en exercice de la Cedeao jusqu’en 2017. Mieux encore, il s’est appuyé sur une résolution de la Cedeao par le biais de son bras armé, l’Ecomog (force d’interposition), pour débarquer Jammeh qui a voulu s’agripper au pouvoir après avoir reconnu sa défaite. Aussi étonnant que cela puisse paraitre, l’Etat du Sénégal a pourtant appliqué d’autres décisions émanant des institutions régionales, telle que l’Uemoa. L’une porte sur la dépénalisation du délit d’émission de chèques sans provisoire, l’autre sur le règlement n°5 de l’Uemoa sur la présence de l’avocat dès l’interpellation.
Au plan national, la même attitude de rébellion a été constatée dans les affaires suite aux décisions défavorables au régime rendues par les cours et tribunaux sénégalais dans les affaires Aïda Ndiongue, Abdoul Mbaye, Bara Tall, Kemi Séba, entre autres.
Force probante
Selon Me Assane Dioma Ndiaye, la décision de la Cour de justice de la Cedeao s’impose à l’Etat du Sénégal. Mieux, «l’exécution des décisions de justice de la Cour de justice de la Cedeao n’est pas une faculté pour les états, mai une obligation conformément à l’article 15-4 du traité révisé de la Cedeao». Le président de la Ligue sénégalaise des droits humains (Lsdh) rappelle que l’article 15-4 du traité révisé dispose que «les arrêts de la Cour de Justice ont force obligatoire à l’égard des États membres, des Institutions de la Communauté, et des personnes physiques et morales». Pour Me Mamadou Konaté, avocat au barreau du Mali, «la Cour de justice de la Cedeao rend des décisions qui sont contraignantes pour les Etats et la non-exécution de ces décisions est assortie de sanctions. Ces sanctions peuvent aller jusqu’à l’exclusion d’un Etat membre de la Cedeao».
La leçon de fair-play de Bissau, Conakry, Bamako ou encore Ouadagoudou reste gravée dans les mémoires. La Guinée-Bissau a été condamnée à payer des dommages et intérêts pour n’avoir pas organisé le procès de l’ex-chef de l’Etat Nino Vieira, assassiné par l’Armée en 2009. La défense s’apprête à l’exécuter et le gouvernement de Bissau est dans une logique d’y donner suite. Sans résistance. D’autres pays comme la République de Guinée, le Mali ou encore le Burkina Faso dans l’histoire d’inéligibilité qui avait frappé certains candidats en 2015, ont également été épinglés par la Cour de justice de la Cedeao sans que ces Etats ne remettent en cause la légalité de l’institution en question. Depuis sa création, à ce jour, la Cour de justice de la Cedeao a enregistré plus 182 affaires, tenu plus 532 audiences et rendu plus 168 décisions. L’essentiel des recours porte sur les cas de violation des droits de l’homme. Le Sénégal ne s’apparente-t-il pas à un Etat voyou qui, en Relations internationales, s’analyse comme un «pays qui ne respecte pas les lois internationales» ? Le pays de la Teranga ne perd-t-il pas la notion fair-play judiciaire ?
Pape NDIAYE