CONTRIBUTION
Un But. Un Peuple. Une Foi. Ce But n’est plus la somme de nos buts. Ce Peuple ne reconnaît plus ses peuples. Et notre Foi devient sans loi. La République a perdu son public. La Nation est sur des tensions. La Patrie se plie et nous trie. Que nous reste-t-il de notre héritage ? Que ferons-nous du futur de nos enfants si ce présent nous échappe ?
Quand la succession et la répétition des phrases adoucissantes, des théories hypnotisantes, des symboles linguistiques et des éléments de langage rencontrent le constat amer des faits réels sur les inégalités et les disparités en tout genre qui, dans d’autres pays, en d’autres moments et en d’autres circonstances moins graves, ont entraîné des protestations et soulèvements, la théorie du «benne bopp» titube. Quand la réalité sociale convoque les théories sur la nécessaire cohésion, sur l’imperturbable nécessité de l’unité et/ou de l’union, beaucoup de paramètres se mettent à trembler et les parties fragiles de la fameuse théorie de la conscience collective sur la paix civile tombent devant le constat de certaines pratiques perturbatrices. Soutenir cette théorie pour maintenir la paix civile est une très bonne stratégie communicationnelle autour de l’existentiel. Sinon, c’est la catastrophe.
Cela me rappelle la doctrine des missionnaires arrivés fraîchement en maîtres des lieux en Afrique «profane et sans civilisation», en soutenant par Dieu que tout ce qui se passait était dans l’ordre naturel des choses. Qu’il fallait s’y soumettre sans conditions afin de ne pas subir le courroux du Très Haut. Très utile et efficace doctrine servant à interdire toute rébellion, toute autre pensée philosophique et religieuse et toute contestation.
Ceci dit, à l’évaluation de nos rapports sociaux quotidiens, soutenir cette théorie pour sauver la commune maison est un mensonge qui relève du socialement correct, de l’économiquement absurde, du culturellement utopique, du territorialement impossible, du religieusement complexe, du politiquement démagogique. C’est justement parce que les tenants de ce paradigme ont constaté l’existence de ces fissures sociétales et sociales, dont parfois certains sont les auteurs, qu’ils expriment cette leçon morale comme remède anticipatif et même curatif : mieux vaut prévenir pour guérir, dit-on… En réalité, la hiérarchisation, puis la classification socio spatiale héritées du missionnaire et du colon, est un héritage très têtu que certains de nos dirigeants ont perpétué, parfois à dessein, pour pérenniser leurs privilèges matériels et ensuite leur domination sociale individuelle ou collective.
Entre autres, les exemples que nous fournissent les révélations au cours du procès politique Khalifa Sall interpellent sur une des façons dont l’argent public est, de façon discriminatoire et discrétionnaire, partagé partout dans ce pays. Quatre cent millions de francs Cfa partagés entre des chefs religieux sans compter Touba et les gestes individualisés ici et là. Des interventions multiples au profit de Youssou Ndour par exemple. Des enveloppes pour le président Macky Sall et ses proches. Des artistes ici, des amis là, des politiques souvent. Des familles ailleurs. Et les autres (pourtant en situation de précarité et d’insolvabilité) qui n’ont jamais rien demandé par ignorance ou par réserve et rien reçu par discrimination ou par sélection, sont-ils traités avec la même équité ? Et on nous apprend que ce fut et c’est ainsi depuis toujours ici, et même pire ailleurs. Et que dire des fonds politiques de la présidence de la République (81 milliards), de l’Assemblée nationale de Niasse (50 millions par mois ?), du Hcct de Tanor (6,5 milliards de budget dont 500 millions de fonds politiques), le Premier ministre (120 millions par mois ?)…
Tout le monde comprend bien que les orientations de ces fonds sont discriminatoires. Et ce sont souvent les mêmes destinataires des mêmes réseaux qui en bénéficient et non le Sénégalais lambda. Là commence et se développe la ségrégation devant le bien public. Ici, se sèment les premières graines de la corruption qui, progressivement, se décentralise, se sectorialise et se personnalise en fonction des intérêts, des attentes et des proximités. Alors sommes-nous égaux et satisfaits devant le bien commun ? Si tel est le cas, pas de frustrations. Sinon elles sont permises.
Pour que la Nation soit unie, il faut l’unifier, il faut que partout vaille le même traitement. La paix civile est une production directement proportionnelle à la justice et l’équité que posent les gardiens du bien public. L’injustice, aussi minime soit-elle, dès l’instant qu’elle est flagrante et subie différentiellement, est source de frustrations, donc de protestations, et en conséquence de soulèvements. Alors répondez à ces questions objectivement : Que vaut la notion du «Sénégal benn bopp la» quand tous les chefs religieux, tous les lieux de culte et toutes les religions ne sont pas traités de la même façon ? Que vaut cette théorie quand ce sont les mêmes amis de l’ami des mêmes amis qui se partagent partout le butin du vol et étalent leur opulence avec arrogance ?
Que vaut la théorie selon laquelle «gnô bokk ndey akk bay» quand, au sommet de l’Etat, on protège les proches aux dossiers compromettants et qu’on emprisonne les adversaires politiques ? Que nous ramène cette théorie quand Macky Sall promet 25 ministres et qu’on se retrouve à nourrir gratuitement et de manière improductive 80 personnalités dont des conseillers sans portefeuille avec l’argent du contribuable ? Quelle preuve a cette théorie quand Farba Ngom, le député griot du «Roi thaumaturge», se fait arrêter à Paris avec une mallette de 38 000 euros alors que les pauvres paysans et les misérables talibés tendent la main au Créateur pour assurer au moins un repas ? Que nous enseigne cette théorie quand, pour des raisons partisanes, l’Etat distribue convenablement les cartes d’électeurs dans les localités qui lui sont électoralement favorables en provoquant des irrégularités dans les autres ? Vers quoi nous dirige ce postulat quand l’Etat hiérarchise le temps, les endroits et les moments pour se rendre au chevet des familles endeuillées lorsque les fils de la même Nation se font tuer ?
Que tirer de ce théorème lorsque celui qui a promis de ne jamais signer un décret de nomination pour son frère finit par lui donner les clés de la Caisse de dépôts et consignation, après lui avoir déroulé le tapis rouge aux élections municipales ? Où nous ramène cette thèse quand l’Etat refuse de payer les 16 milliards dus aux universités privées où il a été obligé d’orienter, faute de places dans les universités publiques, des fils de pauvres dont les carrières sont remises en questions pendant que les fils des gouvernants étudient à l’étranger
Comment interpréter la théorie de l’égalité et du mérite quand ce sont les recrutements et fonctionnements à double vitesse fondés sur les ressemblances et proximités et non sur les compétences qui structurent et biaisent l’efficacité de certaines de nos administrations ? Quelle valeur donner à cette doctrine lorsque les épouses des diplomates pointent à 500 000 francs par mois, les ministres à 1 000 000 de francs d’indemnité de logement en plus de leurs salaires (au moins 2 millions), alors que la pauvre ménagère de nos lointaines campagnes souffrent de tous les maux du monde avec cette fameuse bourse familiale de 25 000 francs par trimestre, c’est-à-dire moins de 50 francs par jour, quand on a une famille de 6 personnes ? Au même moment, les enseignants attendent toujours leur revalorisation promise il y a 4 ans… Quelle analyse faire du mandat présidentiel, en particulier de la promesse de 5 ans qui, par des oscillations constitutionnelles, se transforme en 7 ans au vu et au su de tout le peuple ? Dois-je continuer ? Non… Je sais que vous avez des centaines d’exemples à rajouter.
En réalité, cette incantation du vivre ensemble dans la paix n’a de sens que quand ce ne sont pas ceux qui mettent le feu partout, qui la reprennent comme un élément de langage. Parce que, dans ce cas et c’est malheureusement le cas, nous tomberions encore sous le magma des nombreux slogans auxquels ils nous ont habitués. Karl Marx nous a instruits que les espaces que nous créons et occupons sont les produits de nos rapports sociaux et qu’in fine, ce sont ces derniers, tout en nous représentant, qui matérialisent les inégalités, la classification et la ségrégation sociale. Nous sommes donc maîtres ou esclaves du désordre qui en découle du fait du comportement injuste des puissants sur les faibles… C’est toute la base de sa théorie des contradictions (secondaires/principales) pour expliquer la nécessité et l’inéluctable affrontement.
Nos comportements à la conquête du meilleur en écrasant les autres, tout en les caressant à l’huile d’amande douce, pour vite les endormir, mieux avancer et réussir, entraînent le désordre des conflits sous-tendus par des inégalités de traitement. Justement, c’est là que l’on reconnaît la densité d’un chef d’Etat sérieux, juste et impartial au niveau de tous les segments de la Nation. Hélas, avec cet Etat mackyssaliste qui sème les inégalités partout et s’en nourrit à chaque acte posé, on peut encore rêver. A cet effet, la dernière sortie de Serigne Mansour Sy Djamil montre que quand on est avec le président, il livre les fonds, mais quand on est opposant marabout, «day thiompal» : du mackysallisme, on passe au «thiompalisme» au prorata des multiples appartenances. Alors qu’on arrête de nous dire que «Sénégal benne bopp la kenn mënuko xarr niaar» après avoir déchiré le tissu homogène qui nous protégeait depuis nos aïeux, parce que ça sent l’hypocrisie. Heureusement que nous vivons dans une société plutôt pacifique. Dieu merci. Mais la Côte d’Ivoire ne l’était-elle pas avant de basculer dans l’horreur?
La paix civile n’est pas un slogan. Elle se construit dans la foi et le respect des règles de vie commune par l’impartialité et elle se nourrit quotidiennement de justice sociale. C’est le seul viatique fragile, mais honorable que nous devons laisser aux générations futures.
Moustapha DRAME
Secrétaire général et porte-parole de Rewmi France