CONTRIBUTION
Alors que les bras manquent à l’hôpital, Jean-Claude Perrin, fondateur de l’association Res Publica, plaide pour une immigration choisie en provenance d’Afrique.
En ces temps de Covid-19, l’hôpital est sous tension. On se focalise beaucoup sur les budgets trop serrés et on oublie trop souvent que le personnel aussi fait défaut pour pouvoir augmenter le nombre de lits. Et pas de manière seulement conjoncturelle, même si son manque est plus criant aujourd’hui qu’hier. Avant l’épidémie déjà, il manquait plus de 1 000 infirmières et aides-soignantes en Ile-de-France. Chaque année, l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (APHP) ferme des lits pour cette raison.
Et pourtant, des infirmiers et infirmières formées pourraient les suppléer si on regardait vers le sud. Vers des pays d’Afrique subsaharienne, comme le Burkina Faso – que Res Publica, l’association que j’ai fondée il y a vingt ans, connaît très bien –, où plusieurs milliers de diplômés d’Etat attendent un emploi. Ils et elles ont réussi leur examen, à l’issue d’une formation suffisamment solide pour être capables d’ausculter, de faire un diagnostic et même d’établir l’ordonnance de patients qui ne verront jamais de médecin dans ce pays où ils font cruellement défaut. Ces jeunes professionnels attendent que l’Etat les recrute car, faute de couverture sociale, il n’existe évidemment pas de secteur libéral.
Alors si d’un côté on manque de professionnels formés et si de l’autre ils sont trop nombreux pour avoir un travail, pourquoi ne pas accueillir ces renforts dans nos hôpitaux, après une formation complémentaire qui pourrait être mise en œuvre dans les nombreux dispensaires burkinabés ? Pourquoi ne pas accepter l’idée que nos infirmières sont au Sud ?
C’est au Sud qu’est le véritable vivier
D’ailleurs, ce questionnement pourrait être plus large, le confinement ayant montré que la main-d’œuvre ne manque pas seulement au sein du système médical. Au printemps, alors que 4 millions de personnes étaient au chômage et près de 8 millions au chômage technique en France, les agriculteurs n’ont pas trouvé suffisamment de monde pour ramasser toutes les fraises. Et plus récemment, début octobre, il a fallu organiser un pont aérien entre la Corse et le Maroc pour que la clémentine de Corse puisse être récoltée.
On peut le regretter, mais c’est une réalité. Avec l’ouverture du marché du travail européen, la France, l’Allemagne et l’Italie ont pu compter sur la main-d’œuvre polonaise ou roumaine. Mais pour les mêmes raisons démographiques que dans le reste de l’Europe, cette main-d’œuvre n’est pas intarissable. Depuis une dizaine d’années, les entreprises technologiques de l’Union européenne (UE) se disputent les ingénieurs et informaticiens. L’Allemagne s’en sort pour l’heure en attirant les jeunes des pays méditerranéens : Portugal, Espagne, Italie, Grèce… Mais c’est plus au sud qu’est le véritable vivier.
Au 1er janvier 2020, la population de l’UE à 27 était d’un peu moins de 448 millions d’habitants. En 2019, elle s’est accrue de 900 000 personnes. Pourtant, les décès (4,7 millions) ont largement dépassé les naissances (4,2 millions, soit 90 000 de moins qu’en 2018) et c’est l’immigration seule qui a permis d’assurer la légère augmentation de la population. Avec une immigration nulle, la population l’UE diminuera de près de 100 millions de personnes dans les 60 prochaines années, estime Eurostat.
S’agissant de la seule France, le nombre de naissances, bien qu’historiquement bas, est encore supérieur au nombre de décès (+ 140 000) et, contrairement à une idée reçue, l’immigration y est très faible puisque le solde migratoire n’est que de 46 000 personnes. La population de moins de 15 ans représente un peu plus de 12,3 millions de personnes et celle de plus de 65 ans autant (12,6 millions). En comparaison, les trois pays centraux du Sahel (Mali, Burkina Faso, Niger) comptent 64 millions d’habitants, soit à peu près autant que la France, mais l’âge médian y est de 16 ans (15 pour le Niger, 17 pour le Burkina Faso).
Une immigration de travail bien pensée
Ces comparaisons aident à mieux comprendre tout l’intérêt qu’auraient l’UE en général et la France en particulier à définir une vraie politique d’immigration correspondant à la situation réelle des deux zones. Compte tenu de la largeur du vivier, on pourrait aller chercher au Sahel des infirmiers, aides-soignants voire médecins, mais aussi les ingénieurs ou informaticiens dont nous avons besoin, sans craindre une « fuite des cerveaux ».
L’association Res Publica est présente depuis vingt ans au Burkina Faso et y a financé la construction de 600 classes, dont la moitié dans une zone spécifique où elle cogère l’instruction publique avec les services de l’Etat. D’autres l’ont fait ailleurs, si bien que des centaines de milliers de jeunes ont désormais rejoint l’école. Ceux qui obtiennent le baccalauréat tentent des formations supérieures : écoles d’ingénieurs ou d’informaticiens, IUFM pour les instituteurs, facultés pour les enseignants du secondaire, facultés de médecine dans les deux principales villes et, dans plusieurs villes, des écoles menant au diplôme d’infirmier d’Etat ou de sage-femme. Mais dans une économie dominée à 85 % par l’agriculture, ils ne trouvent pas d’emploi une fois leurs études terminées.
La main-d’œuvre formée est donc là. Et la meilleure lutte contre l’immigration clandestine serait une immigration de travail bien pensée, répondant aux besoins de la France et de l’Europe. Les grandes institutions comme l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) ou l’Organisation internationale du travail (OIT) le savent pertinemment. Mais c’est de lucidité et de courage pour affronter les préjugés dont nous avons besoin.