Pour la première fois depuis qu’il a été limogé de la Crei, l’ex-procureur spécial, Alioune Ndao, livre une déclaration publique.
Le colloque des magistrats sur l’indépendance, tenu hier à Dakar, lui a donné l’occasion de solder ses comptes avec la tutelle qui l’avait humilié en le débarquant en plein procès Karim Wade.
Tout le monde se souvient des circonstances dans lesquelles l’ex-procureur spécial de la Cour de répression de l’enrichissement illicite (Crei), Alioune Ndao, a été défenestré. C’est, en effet, en pleine audience qu’on lui a notifié son remplacement à la tête du parquet spécial de cette juridiction d’exception. Un coup de grâce perçu, à l’époque, comme une «humiliation», d’autant qu’il a appris la décision de la hiérarchie en même temps que le public. Devenu «incontrôlable» aux yeux de ses patrons, pour avoir voulu poursuivre certains dignitaires de l’ancien régime, sans l’aval de sa hiérarchie, lui a valu ses déboires, selon des informations publiées dans la presse à l’époque. Tel est, en filigrane, ce que semble déplorer Alioune Ndao, lorsqu’il dénonce les ordres du ministre de la Justice de ne pas poursuivre certaines personnes. «La Chancellerie ne doit donner que des instructions allant dans le sens de la poursuite, c’est ce que dit la loi. Mais on constate que les instructions de non poursuite sont plus nombreuses. Or, aucun texte n’autorise le ministre de la Justice à donner des instructions de non poursuite, comme par exemple un classement sans suite ou autre. Et malheureusement, le magistrat suit parfois la volonté de l’Exécutif pour ne pas mécontenter l’autorité hiérarchique alors qu’il doit poliment mais fermement refuser. Et celui qui ose braver l’ordre de la tutelle se retrouve sans défense face aux foudres de la Chancellerie», a-t-il indiqué dans une déclaration exclusive recueillie par WalfQuotidien. C’était hier lors des débats de panel, au colloque de l’Union des magistrats sénégalais (Ums) tenu à Dakar.
«Aucun texte n’autorise le ministre de la Justice à donner des instructions de non poursuite»
Sans transition, Alioune Ndao revient à la charge, cette fois, en accusant le ministère de la Justice de violation flagrante de la loi, de par les instructions orales données directement au procureur de la République, au lieu de passer par le procureur général, ainsi que l’y oblige la loi. «La Chancellerie saute l’étape du procureur général pour traiter directement avec le procureur de la République, violant ainsi la loi de façon délibérée. L’interlocuteur du ministre de la Justice ne doit plus être le procureur général. Les instructions sont données par voie téléphonique ou au cours de réunions et gare au procureur téméraire qui osera aller à l’encontre des desiderata de la Chancellerie. Les instructions du ministère de la Justice envers le procureur général doivent être écrites et non orales, pour que les procureurs agissent avec beaucoup plus de sérénité. Il arrive que l’on demande même au procureur de la République de ne plus répondre à des injonctions données par un procureur général. De tels dysfonctionnements ne peuvent que desservir la Justice», charge l’ex-avocat général près la Cour d’appel de Dakar.
«La Chancellerie viole la loi de façon délibérée»
Auparavant, dans son propos introductif, l’ancien commissaire de police devenu magistrat n’a pas manqué d’évoquer ce qu’il est convenu d’appeler la rupture de confiance entre la Justice et ses justiciables. «Notre justice est à la croisée des chemins. Elle traverse une crise profonde. Elle est décriée par la classe politique, la société civile à longueur de temps à cause du manque d’indépendance du fait de l’Exécutif alors que la Constitution l’a déjà proclamé. La plupart de nos concitoyens ne se retrouvent plus dans notre justice. Le malaise gagne nos collègues magistrats, c’est une situation déplorable. Cela nécessite d’avoir une voie médiane pour une réelle autonomie», relève-t-il.
Visiblement, Alioune Ndao n’est pas le seul magistrat dégoûté par l’ingérence de l’Exécutif dans le Judiciaire. Ses pairs qui ont pris la parole ont abondé dans le même sens. Ancien président de l’Ums, Abdou Aziz Seck de mettre les pieds dans le plat : «C’est le Conseil supérieur de la magistrature qui pose problème. C’est au pré-conseil que l’on est informé des décisions prises. Les magistrats apprennent leurs affectations à la suite du communiqué du Csm (…)».
Pape NDIAYE