«Nous écoutions le Prophète, dit un de ses compagnons, et nous ne bougions pas, comme si nous avions chacun un oiseau sur la tête et que nous craignions qu’il ne s’envolât effrayé, si nous bougions». Il serait temps que nous nous parlions, que nous nous écoutions, que nous nous donnions la main pour que notre pays redevienne notre fierté, notre honneur, notre raison d’aimer. Nous sommes tous concernés.
Nous nous posons des questions justes, mais les réponses sont fausses. Le mal, c’est d’abord nous avant l’Etat. Mais l’Etat doit donner le meilleur de lui, être au-dessus de tous soupçons, en plus d’être ferme, implacable même. Le plus grand amour de notre vie, devrait être d’abord la qualité de notre patrie. Elle n’est pas belle en ce moment. Ce qui nous arrive n’est pas une fatalité, encore moins le fait du prince. Notre destin collectif ne peut pas être pris en charge par la seule République. Nous y avons notre propre part de responsabilité, sinon la plus grande.
Disons-le tout de suite : «Il existe dans ce pays des hommes et des femmes de valeur et de vertu qui sont de purs joyaux et dont nous espérons que la voix croîtra.»
Il y a bien longtemps, on comptait des qualités dont on n’échappait pas au Sénégal : la gentillesse, la civilité, la culture, le poids de la foi, la beauté des femmes. De nos jours, il n’existe presque plus rien, car la tromperie, la ruse, le parasitage, l’indignité, le paraître, l’indécence, la laideur, la violence, la cupidité, se sont confortablement installés dans notre société. Le sacré s’est volatilisé. Le respect aussi, car celui de l’autre commence par celui de soi-même. «La différence entre un jardin et un désert, dit-on, ce n’est pas l’eau, mais l’homme». C’est cet homme que nous devons retrouver en nous pour refaire notre pays. Pour nombre de ses enfants, le Sénégal a changé et il n’a pas changé en bien. Repensons à ces mots du poète Victor Hugo : «Qu’est-ce qui dépend de nous? Qu’est-ce que nous pouvons par notre volonté? Etre un génie ? Non. Etre une probité? Oui. Avoir du génie n’est pas un but possible; avoir de la probité en est un.»
Il est glorieux pour un peuple de mourir pour ses droits. Mais il est plus glorieux encore pour un peuple d’assumer ses devoirs. Nous connaissons des figures dans ce pays qui, leur vie durant, n’ont eu que des devoirs et jamais des droits. Ils en ont fait un choix de vie en servant leur pays. C’est admirable! Il est temps que notre rapport à l’argent soit repensé. L’historien Ibrahima Thioub nous rappelait combien nos vénérés saints ont fondé leur doctrine et leur vie terrestre sur le renoncement et le refus de la jouissance des biens matériels. Peu de Sénégalais, aujourd’hui, sont inspirés par cet héritage : être pauvre et heureux. Pour le moment, la devise du plus grand nombre reste : Un Peuple, Un But : l’Argent. Ce dernier a bouleversé nos valeurs, nos modes de pensée et de vie dans une jungle sans nom.
La société urbaine est devenue un précipice. Les religions, un masque, pour ceux qui s’en servent au profit de leurs seuls intérêts. Non, Dieu ne s’est pas enfui malgré les sollicitations dont Il fait l’objet. Mais ne Le voient et ne Le rencontrent que les rassasiés à Sa Seule foi. Si nos pères d’il y a cent ans ressuscitaient, leurs constats auraient été que ce Sénégal aux mœurs si dégradées, n’aurait dû jamais exister. En effet, ce qui se passe sous nos yeux fait peur. J’ai entendu ma maman psalmodier une étonnante prière : «Puisse Allah échapper aux mauvaises langues et être prémuni du mauvais sort.» Elle prie donc pour que Dieu soit préservé de tout mal. Cela peut faire sourire, mais démontre à nos yeux, combien notre société a été éventrée.
L’image du Sénégalais des années 2000 pourrait renvoyer, à quelques exceptions près, à ce dialogue raconté dans les Ecritures : «Que Dieu me donne des troupeaux de moutons pour que je me nourrisse de leur lait», dit le berger. L’autre lui répondit : «Que Dieu me donne un troupeau de loups pour les manger.» Entre Sénégalais, nous n’en sommes plus loin. Les cœurs ont gelé. On tue beaucoup dans ce pays. Dans le sang. Par l’offense. Même si Dieu n’existait pas, tout n’est pas permis. Sommes-nous au point d’affirmer que «Ce pays de pourpre est devenu un pays de haillons»? A chacun de nous de répondre. Certes, comme le dit le dicton, «Dans chaque famille, il y a un livre qu’il vaut mieux ne pas lire à haute voix». Mais ce n’est pas toujours le père de famille qui l’a voulu. Nos enfants ne sont-ils pas devenus pour nous des étrangers? Finkielkraut nous le dit à sa manière : «L’important n’est pas tant de savoir quel monde nous allons laisser à nos enfants, mais à quelle sorte d’enfants nous allons laisser notre monde.» Souleymane Bachir Diagne, une confiture de l’esprit, disait que «la pauvreté peut tout excuser, sauf l’ignorance. Sur le plan des savoirs, nous devons être exigeants». Oui, l’appauvrissement intellectuel de notre école doit être évité. Une constante doit demeurer : «Ne jamais séparer le rationnel du sensible, de l’éveil de l’imaginaire. Il faut construire un lien entre la culture, la vie, le monde, l’histoire.»
Nos adultes, non plus, ne sont plus des modèles pour les jeunes. On est passé dans notre pays de figures de références fortes et honorables à des sortes de héros vite démasqués en rats. Nous ne baissons même plus les bras, puisque nous n’avons même plus de bras. Nous laissons faire, envahis par la fange et le sombre analphabétisme. A ce point, il doit s’agir désormais d’une révolte du peuple sénégalais contre lui-même, et non contre l’Etat. La honte et le déshonneur comme mode de vie structurent de plus en plus notre société. Par ailleurs, la vertu se plaint sans cesse de la politique, à tel point que certains se demandent comment un homme normalement constitué peut avoir l’idée de faire de la politique. Nombre de nos compatriotes compensent par la violence et l’injure, ce que le manque d’éducation et de culture leur ont ôté. Le mal est partout. Serions-nous devenus un pays vaincu que la médiocrité et le banditisme affrontent avec panache? Voilà pourquoi le combat éthique et républicain que mène le président de la République ainsi que des Sénégalais dignes, qui ne se plient ni ne se courbent, doit être soutenu.
La conviction de réussir et de vouloir sortir de la pauvreté est la condition première du développement. C’est un poste budgétaire important pour l’émergence, mais il passe par l’éthique Si le peuple est souverain par le vote, le président de la République doit être souverain par la punition et la répression de toutes déviances. «La faiblesse est humaine, mais elle ne peut pas être présidentielle», tranchait un célèbre chef d’Etat. Pour dire la très haute conscience, chez nous, qu’un président de la République a désormais de ses fonctions et de sa mission. Il reste que la politique est un jeu de nœuds, qu’elle a mauvaise réputation et que les politiciens seront toujours des agents de change. Nous savons combien notre pays est embouteillé par une invasion microbienne de partis. Il nous faudra bien y mettre de l’ordre, au nom justement d’une démocratie exigeante et qui fait moins rire.
Tout ce qui se dégrade dans notre pays, passe par un manque de raison, d’éducation et de culture. C’est de là que découle que nous soyons ensevelis par une indiscipline suffocante, un épouvantable désordre, un incivisme meurtrier. C’est cela qui a fait naître ce que le professeur Hamidou Dia appelait «une médiocrité gluante, reptilienne, prédatrice, lépreuse, intellectuellement trépanée, bruyante, hautaine, dangereusement habile». Voilà pourquoi il faut repenser notre école, re-cérébrer nos citoyens. Un Etat, on le respecte, on le protège, on le fortifie. Le chef d’Etat en est la voûte, qu’on vote pour lui ou pas. Notre pays est vaincu par l’ignorance et l’insolence, le mauvais ego, le pire orgueil. Dix chefs d’Etat à la fois n’y suffiraient pas pour redresser une certaine race de nos compatriotes. C’est, en un mot, un problème de très pitoyable et dévalorisante culture sociétale. C’est là où l’Etat doit abuser de son pouvoir : sévir sans faiblesse et rétablir les grands équilibres moraux! Le Sénégal est un patrimoine collectif. Une société est une «force collective organisée». On ne laisse pas une société aller toute seule où elle veut, se gouverner toute seule. Cela ne s’appelle pas la liberté, mais d’un vilain mot : le bordel! Notre fortune, la téranga, s’est bien travestie, bien étiolée. Pourtant, les meilleurs d’entre les Sénégalais luttent et lui donnent encore le plus beau des gages. Le Sénégal ne fait pas peur. Il déçoit. Comment, dans cet état d’esprit, aller à la rencontre du développement? Nous n’acceptons de faire la queue que lorsqu’on arrive le premier. Nombre de nos compatriotes ne sont pas éduqués, mais en ont l’air tant que leurs intérêts égoïstes immédiats ne sont pas entravés. Ils sont les plus désespérants! Ce sont eux qui détruisent à la fois les statues et les socles.
Il existe, par ailleurs, ceux que l’on appelle les intellectuels, ou d’un mot pompeux : l’élite. Cette race où l’on peut trouver les meilleurs des Sénégalaises et Sénégalais pétris d’humilité, de mesure, d’une savoureuse intelligence. Mais elle recèle aussi, hélas, et en plus grand nombre, ce que nous possédons de plus nauséabonds comme acteurs citoyens. Ce sont ceux-là qui nous disent : «Il est rare que ce que je dis ne soit pas juste.» Ils parlent toujours à leur moi-moi. Ils ont mangé dans la main d’une multitude de princes qui, en retour, les ont attelés selon leur bon vouloir à des bêtes moins nobles que le cheval. Ils ne donnent des gages qu’à la pensée qui sert et nourrit les princes ou sert leur propre carrière. L’élite, à bien y réfléchir, c’est la paysannerie, celle-là qui, par le bon sens et la raison, rivalise avec les meilleurs économistes et philosophes de tous les temps. Cette paysannerie qui, dans la boue et le manque, retourne la terre toute l’année pour moins que le prix d’une tablette d’Apple. Qui disait, par un raccourci, que depuis Senghor et Cheikh Anta Diop, aucun concept opératoire n’avait été réinventé par l’élite intellectuelle sénégalaise pour porter l’Afrique? Le travail intellectuel est noble, mais n’ennoblit pas tous ceux qui le servent. Nous ne créerons pas une société d’abondance sans une mutation culturelle fondamentale. Par ailleurs, nous ne vivrons une démocratie participative que lorsque la société civile prendra une véritable place dans notre système de gouvernance sans être contrainte d’être enfermée dans des partis. Notre Constitution doit y penser. Une autre question taraude, celle que posait Tariq Ramadan : «Que voulez-vous que j’attende de la démocratie, si je suis au chômage toute la vie ?» Le social reste partout la montagne à gravir pour les gouvernants. Il hante le sommeil de tous les palais.
Les Sénégalais doivent faire le choix entre être des citoyens à part entière ou des citoyens entièrement à part. L’Etat doit être ferme pour jouer son rôle d’arbitre de l’intérêt général.
Les sciences et les techniques nous ont donné un pouvoir démesuré, mais nous ne pouvons pas encore transformer ce pouvoir en des réservoirs d’emplois et de savoir-faire productif pour notre jeunesse. N’oublions jamais cependant combien celle-ci a aussi besoin, au fond d’elle-même, des valeurs de l’Afrique de L’enfant noir. Tout est culture.
Pour ce qui est de notre presse, Mame Less Camara nous dit : «La presse s’intéresse tellement à la crise des autres, qu’elle oublie celle qui l’affecte.» A la vérité, si la presse d’aujourd’hui n’existait pas, il ne faudrait pas l’inventer. Elle serait devenue une calamité publique, dit-on. Elle serait rarement en bonne orbite et aurait ruiné sa réputation d’antan. Elle déconstruirait plus qu’elle ne construit. Avec elle, c’est comme si c’est toujours la vérité qui se trompait. Il nous faut avoir toujours à l’esprit que «la presse c’est la parole à l’état de foudre, l’électricité sociale» et que pour cette raison, ceux qui la servent doivent être bien triés et irréprochables. Certains de nos quotidiens, choux à quatre pages et à deux sous, devraient quitter le tout sensationnel, choquant et indécent de nos mœurs perverties et goulûment étalées à la une. Il nous faut une presse du développement, pour donner à penser sain, à réfléchir sain, à apprendre sain, à s’éduquer, à se former. Le profit et un système d’informations gluantes ont pris le pas sur la quête d’une presse au service du savoir. Quant à nos télévisions, elles sont à la fois, hélas, pour le plus grand nombre, le reflet de ceux qui les font et surtout de ceux qui les regardent. Si comme citoyens nous sommes exigeants avec nous-mêmes, nous aurons des contenus qui nous ressemblent, c’est-à-dire qui nous élèvent, qui nous honorent en lieu et place d’être de dociles «brouteurs d’écrans». Certains de nos journalistes, cependant, sont des modèles de rigueur qui luttent contre d’ombrageux et adipeux patrons de médias.
Puissions-nous retourner aux valeurs des anciens: vertu, éthique, sacralisation de l’Etat, grandeur, sacrifice de soi, travail, dignité et splendeur. Le vrai problème du Sénégal, ce sont les Sénégalais d’abord. Nous devons nous regarder nous-mêmes au fond des yeux. Nous sommes devenus des ombres à force de nous mentir, de nous congratuler, de nous désarmer de toutes nos valeurs. Nous sommes dans le camouflage. L’argent et la corruption sont devenus le Dieu Unique. Le cannibalisme s’installe. Le Droit plie mais des juges invincibles luttent et ne rompent pas. Eruption et fièvre habitent syndicats et mouvements ouvriers. Ceux qui devaient être la solution deviennent le problème. Nous déroutons tous les experts en sciences sociales. Nous organisons notre propre défaite. L’échec d’un président de la République, dit-on, est toujours quelque part l’échec collectif d’un peuple. L’émergence, c’est en nous d’abord, avant le prince. La politique a le mérite et l’honnêteté de nous mettre souvent en face de l’impossible, en lui donnant adroitement le visage du possible. A nous de choisir.
Le Sénégal, chers compatriotes, a une belle histoire. Chaque Sénégalais peut lire son nom de famille dans le cœur de la famille d’en face. Ce pays est respecté dans le monde quand il parle de culture, de tolérance, de démocratie. Mais c’est la discipline, la dignité, la mystique du travail qu’il nous faut reconquérir. Ce que Keynes appelait une «société explosée, explosive» nous guette. Le tout économique dans le désordre et l’impunité, n’a jamais conduit au développement.
Qui disait que même si Dieu était élu au suffrage universel au Sénégal, il repasserait difficilement ? Pour dire alors la vanité et la fragilité de l’exercice du pouvoir suprême ! Il est hélas des maladies dont nous refusons de guérir.
Plaise à nous d’abord et à Dieu ensuite, par la grâce de Ses saints, au nom de notre amour pour notre pays et sous le poids du travail et de la discipline de son peuple, que le Sénégal gagne le pari de l’émergence, et au-delà, du plein développement, 54 ans après notre accès à la souveraineté nationale. Cessons de nous dire que 54 ans, c’est peu!
Personne ne viendra nous tenir la main pour nous dire : voila ce qu’il faut faire. Nous sommes seuls face à notre héritage d’honneur !
Amadou Lamine SALL,
poète