Au sortir du séminaire organisé, samedi dernier, par l’Union des magistrats sénégalais (Ums), le président de ladite structure, Souleymane Téliko, a répondu aux questions conjointes des quotidiens ‘’L’Obs’’ et ‘’EnQuête’’. L’interview a été faite par email.
L’Union des magistrats sénégalais (Ums) a organisé, samedi dernier, un séminaire sur l’aménagement des peines et les peines alternatives à l’incarcération. Pourquoi une activité autour de cette thématique ?
Permettez-moi, tout d’abord, de préciser que ces activités scientifiques constituent une manière de contribuer à l’amélioration du service public de la justice, par le biais de la formation et de la sensibilisation. Cette fois-ci, nous avons choisi d’organiser un séminaire sur le thème “Aménagement des peines et peines alternatives à l’incarcération’’.
Je précise, d’ailleurs, que ce séminaire s’est tenu grâce à l’appui du ministère de la Justice et la collaboration de la Ligue sénégalaise des droits humains dirigée par maître Assane Dioma Ndiaye. Le thème est en rapport avec l’état de nos prisons dont nous connaissons la situation déplorable, du fait de la surpopulation carcérale. Je sais que le ministre actuel en a fait une de ses priorités. Mais, en tant qu’acteurs principaux du secteur, nous nous sentons interpellés au premier chef.
Quelles sont, concrètement, les mesures prises par l’Etat pour lutter contre ce surpeuplement de nos prisons ?
Il se trouve que nous avons, au Sénégal, un dispositif légal qui permet aux juridictions de recourir à des peines alternatives à l’incarcération. Je pense, par exemple, à la probation, à la mesure de semi-liberté, au travail au bénéfice de la société. En outre, la loi a prévu des organes chargés de prendre des mesures dites post-sentencielles, c’est-à-dire après le prononcé des peines. Il s’agit, notamment, du juge d’application des peines et du comité d’aménagement des peines. Mais le constat unanimement fait, c’est que ces mesures sont rarement prononcées.
Pour y voir plus clair, l’Ums a décidé de réunir l’ensemble des acteurs, à savoir avocats, membres de l’Administration pénitentiaire, collectivités territoriales pour réfléchir sur les voies et moyens pouvant permettre de parvenir à une mise en œuvre optimale de ce dispositif en vigueur, en vue de contribuer à l’amélioration de la situation qui prévaut dans nos prisons.
Quelles sont vos recommandations ?
Il y a eu des débats très riches et passionnants, au terme desquels des recommandations ont été formulées. Parmi lesquelles, il y a celles destinées à rendre plus opérationnels les organes d’aménagement des peines. Dans ce cadre, il a été proposé : la création de chambres d’aménagement des peines au sein des Tgi, avec possibilité d’appel devant une chambre qui va remplacer le comité d’aménagement des peines ; de décharger les juges d’application des peines des autres tâches juridictionnelles… D’autres recommandations visent à faciliter la mise en œuvre des peines alternatives à l’incarcération.
Il s’agit de l’adoption d’une circulaire relative aux modalités de mise en œuvre de la loi, de la mise sur pied d’un partenariat entre les juridictions, les associations et les collectivités territoriales, en vue d’un échange d’informations sur les possibilités de prise en charge des détenus, de dérouler une stratégie de vulgarisation du dispositif relatif aux modes d’aménagement des peines et aux peines alternatives à l’incarcération. Bien entendu, plusieurs autres propositions ont été formulées et un rapport de synthèse sera établi et envoyé à qui de droit. Nous pensons qu’avec de telles dispositions, la mise en œuvre du dispositif devrait connaître une nette amélioration.
Récemment, les procédures de grâce ont soulevé un tollé, avec la libération d’un détenu, le nommé Amadou Woury Diallo. Y a-t-il urgence à encadrer ce mécanisme.
Cette affaire n’est malheureusement pas un cas isolé. Dans cette affaire, un prévenu a été gracié, alors que sa décision de condamnation n’était pas encore devenue définitive. Il y a lieu de rappeler que la grâce est un acte de pardon que le président de la République peut accorder à une personne que la justice a condamnée. La mesure de grâce ne se conçoit, donc, que dans l’hypothèse d’une décision de justice passée en force de chose jugée. Autrement, ce serait permettre à une autorité politique de s’immiscer dans le traitement d’une affaire judiciaire en cours. Ce qui constituerait une violation flagrante du principe de la séparation des pouvoirs.
Certains disent que le président a été induit en erreur. Comment est-ce possible ?
La question légitime que l’on doit se poser est la suivante : comment des prévenus, qui sont programmés pour comparaître devant une cour, peuvent-ils se retrouver sur une liste de personnes à gracier ? La récurrence de ces cas d’irrégularités est symptomatique des dysfonctionnements qui existent dans le traitement des demandes d’octroi de grâce. Il faut déplorer l’existence des failles dans notre dispositif légal, mais aussi les lacunes dans le dispositif de contrôle mis en place. A mon humble avis, les services compétents, à savoir l’Administration pénitentiaire et plus généralement le ministère de la Justice, doivent trouver les moyens adéquats pour mettre un terme à de tels dysfonctionnements qui portent atteinte à l’autorité et à la crédibilité de la justice.
A votre avis, quelles pourraient être les solutions ?
En pratique, c’est une liste de centaines de personnes qui est arrêtée et soumise à la signature de l’autorité exécutive. Si on tient à prévenir de tels dysfonctionnements, il y a, au moins, deux possibilités. Soit supprimer les grâces collectives, étant entendu qu’en ce qui concerne les grâces individuelles, il est facile de vérifier si la personne a été définitivement jugée. Soit, encadrer soigneusement les grâces collectives, en mettant en place un dispositif de contrôle qui permette à la Direction des affaires civiles et des grâces (Dacg) de donner un avis éclairé sur chacune des demandes, avant leur transmission à l’autorité exécutive.
Récemment, certains de vos collègues, dont Alioune Ndao, sont partis à la retraite dans des conditions jugées injustes par certains. Est-ce que cette situation ne remet pas en selle la loi sur la retraite des magistrats ?
Permettez-moi, tout d’abord, de rendre hommage à ces collègues pour les services rendus à la nation. Je leur souhaite un repos bien mérité, après des années de dur labeur. C’est dans l’ordre normal des choses qu’ils partent à la retraite. Ce qui est à déplorer, par contre, c’est l’existence, au sein de la magistrature, de deux régimes de retraite que rien ne justifie. Certains partent à la retraite à 65 ans, tandis que d’autres bénéficient d’une prorogation de 3 ans. C’est une loi discriminatoire et profondément injuste. Cette loi sur la prorogation, adoptée en 2017, a semé les germes de la division au sein du corps et, chose plus grave, place ceux qui en ont bénéficié dans une situation de précarité totale, puisque, entre 65 ans et 68 ans, ils peuvent être mis à la retraite à tout moment. Vous avez tous suivi l’actualité sur cette question. L’Ums a protesté, fait des propositions de modification qui, jusque-là, sont restées lettres mortes. Même s’il faut reconnaître que le garde des Sceaux actuel est sensible à cette situation d’injustice, je pense que, sur cette question, les pouvoirs publics devraient faire preuve de plus de diligence.
Justement, pouvez-vous revenir sur vos principales revendications ?
Concernant l’amélioration de la performance du service public de la justice, il faut saluer les efforts que le ministre actuel est en train de fournir en direction des juridictions. Récemment, plusieurs lots de matériel informatique, dont des ordinateurs et des imprimantes, ont été remis aux juridictions. Cela peut vous paraître banal, mais pour qui connaît l’état d’indigence dans lequel baignent nos juridictions, c’est un véritable bol d’air.
Il faut, cependant, relever que beaucoup reste à faire. Je peux citer, entre autres : la vétusté des bâtiments qui abritent certaines de nos juridictions, l’absence de véhicules de fonction pour des dizaines de chefs de juridiction, notamment ceux des régions. Ce qui est une aberration car, dans certaines régions, tous les chefs de service disposent de véhicules, sauf le procureur et le président du tribunal. Le véhicule de fonction est un instrument de travail et non un luxe, et les magistrats doivent être mis dans des conditions qui puissent leur permettre d’assumer correctement, convenablement leurs missions. Il y a aussi l’exiguïté des locaux et l’insuffisance de bureaux qui obligent certains collègues à travailler chez eux. C’est le cas de certains magistrats qui officient au tribunal de grande instance de Pikine.
Il s’agit là d’autant de difficultés qui ne militent pas en faveur d’un service public performant et efficace. Les citoyens sont exigeants vis-à-vis de la justice et ils ont raison, car il y va de leur liberté et de leur honneur. Mais il est aussi important de savoir que les conditions dans lesquelles la justice est servie ne favorisent guère la performance souhaitée.
Quid de l’indépendance de la justice ?
Pour éviter tout malentendu, je tiens à rappeler que même si l’indépendance est d’abord une affaire de vertu et de valeur personnelle, il est aussi du devoir des pouvoirs publics de prendre les mesures qui permettent à la justice de fonctionner en toute indépendance, sans interférence et sans pression aucune. Notre discours a toujours été axé sur ces deux aspects de l’indépendance. Dans tous les pays, les moyens, pour l’Etat, de protéger cette indépendance tournent autour de trois leviers. D’abord, la protection statutaire des magistrats, notamment des juges qui doivent être inamovibles ; les magistrats du parquet aussi doivent pouvoir exercer leurs attributions judiciaires sans recevoir d’ordre de qui que ce soit ; ensuite, la gestion autonome de la carrière des magistrats par un organe qui ne dépend pas de l’Exécutif ; enfin, un minimum d’autonomie budgétaire permettant au service public de la justice d’orienter ses moyens vers les véritables priorités.
Ces garanties existent-elles au Sénégal ?
D’abord, je précise que l’existence de telles conditions, à elle seule, n’entraine pas nécessairement l’indépendance de la justice. De même, l’absence de telles conditions ne signifie pas que la justice n’est pas indépendante, car l’écrasante majorité des magistrats exercent leur office avec courage et conviction. Mais, fondamentalement, là où ces garanties existent, la justice est moins sujette à des velléités d’instrumentalisation.
Pour en revenir à la question, au Sénégal, je dirai non ou, du moins, elles n’existent que de nom. Autrement dit, elles ne sont pas effectives et c’est bien là tout le problème. Par exemple, en dépit de la consécration textuelle du principe d’inamovibilité, plus de 90 % des juges peuvent être affectés à tout moment, par le biais du recours à la notion de “nécessité de services” ou d’“intérim”. Par ailleurs, le ministère public, qui exerce d’importantes prérogatives en matière de détention, reste soumis au principe de la subordination hiérarchique. Ce qui favorise l’immixtion du pouvoir politique dans le fonctionnement du pouvoir Judiciaire.
En outre, le Conseil supérieur de la magistrature (Csm), censé garantir l’indépendance des juges, est dirigé et piloté par le pouvoir Exécutif qui garde, ainsi, la haute main sur la carrière des magistrats. Les magistrats qui y siègent n’exercent pas de prérogatives importantes, puisqu’ils n’ont, tout au plus, qu’un pouvoir d’émettre des avis.
Au total, le Csm, tel qu’il est organisé et tel qu’il fonctionne, n’est pas en mesure de remplir l’objet principal pour lequel il a été créé. C’est-à-dire veiller au respect des garanties statutaires de l’indépendance de la justice. Je précise que l’existence d’un Csm autonome est considérée partout comme une garantie fondamentale de l’indépendance de la justice. Beaucoup de pays africains ont adopté ce système sans que cela ne leur pose aucune difficulté. Je peux citer les cas du Cap-Vert, du Maroc, du Togo, entre autres. Le Réseau francophone des conseils supérieurs de la magistrature, auquel le Sénégal est membre actif, a fait de l’institution d’un Csm autonome une de ses principales recommandations.
Enfin, sur la question budgétaire, la justice dépend totalement des arbitrages opérés par les Finances. Il faut espérer qu’avec la prochaine législature et le budget programme qui est prévu, la Justice puisse enfin disposer des moyens et de la marge de manœuvre nécessaires à son bon fonctionnement.
Un autre problème illustre la dépendance de la justice : c’est la question de l’avancement. Depuis deux ans, les avancements sont bloqués à cause, nous dit-on, d’un décret qui n’aurait pas été signé. C’est une situation explosive qui risque, si l’on n’y prend garde, de perturber gravement le fonctionnement de nos juridictions. Je sais que le ministre actuel fait de son mieux pour améliorer les choses, mais il faudrait penser à accorder beaucoup plus de considération et de moyens à l’institution judiciaire pour favoriser son fonctionnement optimal.
Est-ce à dire qu’il n’y a, à l’heure actuelle, aucune avancée majeure par rapport à vos revendications ?
En tout cas, concernant l’indépendance institutionnelle, non seulement, il n’y a pas encore eu d’avancée digne de ce nom, mais il y a même eu un recul avec l’adoption, en 2017, de la loi sur la prorogation de l’âge de la retraite. Car, comme nous l’avons souligné plus haut, la précarité dans laquelle elle place les magistrats jure d’avec le principe de l’indépendance des juges.
Toutefois, je dois préciser que le président de la République a donné un avis favorable à un aspect essentiel de nos revendications : à savoir, la pratique de l’appel à candidatures pour les postes de chefs de juridiction. C’est une première qu’il faut saluer, car cette mesure permettrait de renforcer la transparence dans la gestion de la carrière des magistrats et de favoriser, à la fois, le culte du mérite et de l’excellence, gage d’un service public performant. Le garde des Sceaux avait mis en place un comité pour l’élaboration de textes sur cette question et sur bien d’autres. L’Ums a déposé des projets de textes. Nous espérons que la promesse du chef de l’Etat sera traduite en acte. Je précise que ce système de transparence est déjà pratiqué dans certains pays africains comme le Maroc ou le Cap-Vert et que, ici même au Sénégal, les enseignants disposent d’un système de transparence qui permet à chaque agent de faire valoir ses mérites.
Que compte faire l’Ums, s’il n’y a pas d’avancées ?
Écoutez, le fonctionnement de la justice doit interpeller tous les segments de la société. En France, récemment, ce sont des députés de l’opposition qui ont initié une commission parlementaire sur l’indépendance de la justice. Dans notre pays également, il est temps que les acteurs de tout bord se préoccupent de la justice, autrement que par des affaires, en faisant des propositions constructives. La justice est un bien commun et nous devons tous travailler à l’améliorer. L’Ums, pour sa part, se veut une force de propositions et elle continuera donc à s’acquitter de son devoir qui consiste à tirer la sonnette d’alarme, à susciter un dialogue constructif et à proposer des pistes de solution qu’elle estime être les plus indiquées. Nous continuerons à adopter cette posture, en sachant qu’elle finira par payer car, comme le disait Stephen Spender, il faut garder vivant le germe de l’idée, en attendant qu’un jour, le soleil puisse le faire éclore.
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