CONTRIBUTIONAujourd’hui, aucun pays ne peut faire abstraction du triangle de fer sur lequel repose le financement de toutes politiques économiques (la monnaie, la fiscalité et l’endettement). Forts de ce constat, certains pays contractent des dettes concessionnelles à des taux relativement bas auprès des institutions financières internationales (Fmi, Bm…), là où d’autres empruntent avec des taux non concessionnels dans les marchés obligataires (Chine, Turquie…). Cette situation fait naître deux camps : le camp des pays endettés et celui des pays surendettés. Les résultats de l’étude menée par la Banque centrale européenne (Bce) sur 12 pays allant de 1999 à 2010, ont démontré qu’en dessous du seuil de 67 % du Pib, l’endettement et la croissance économique sont fortement, positivement et significativement enchevêtrés. Ces résultats qui font argument d’autorité dans la littérature économique, viennent aujourd’hui, réconforter le gouvernement du Sénégal dans son choix de faire de l’endettement extérieur, son principal fer de lance pour financer son programme économique, défini et quantifié à travers le Plan Sénégal Emergent (Pse), et dont les résultats sont attendus en 2035.
«Le budget est le squelette de l’État débarrassé de toute idéologie trompeuse». Cette déclaration de Joseph Schumpeter est aujourd’hui manifestement plus assommante de pertinence qu’au temps de l’auteur même. Au Sénégal, le Projet de loi de finances (Plf) de 2018 a été voté par les députés au mois de novembre 2017.I l a été arrêté à 3709, 10 milliards de FCfa contre 3360 milliards de FCfa pour la Loi de finances initiale (Lfi) de 2017, soit une hausse de 349,2 milliards de FCfa. En effet, depuis son adoption, le débat s’embrase autours de la hausse du budget et l’exploitation est effrénée dans les journaux. Si le gouvernement s’enorgueillit de cette performance financière, due peut-être à une efficacité dans la mobilisation de fonds, force est de souligner que le budget de notre pays a toujours connu une hausse suivant des trajectoires différentes à l’exception de quelques secousses financières (dévaluation du FCfa en 1994 et crise financière de 1979). Sous cet angle de vue, il n’y a pas vraiment de quoi pavoiser aujourd’hui.
Au contraire, le vrai débat qu’il faut poser est celui de la viabilité, de la soutenabilité de notre dette (…) Quelles mesures le gouvernement compte-t-il mettre en place pour contenir la dette qui atteint des chiffres record ? Quelles sont les échéances que le gouvernement s’est fixées pour rembourser la dette ? Les fonds empruntés sont-ils financés dans des projets rentables et structurants ? Existe-t-il réellement un suivi et une évaluation de tous les projets financés ? De telles interrogations sont, à l’examen, sujettes à des discussions, des controverses et des polémiques sur la viabilité de la dette.
«Il y a deux manières de conquérir et d’asservir une nation, l’une est par les armes, l’autre par la dette». Dans ces propos imagés, John Adams pose, en toile de fond, l’idée selon laquelle une dette insoutenable est un élément de vassalisation du tissu économique des pays. Classé par le Fmi comme pays à faible risque de surendettement, car ne dépassant pas la fourchette de 70 % autorisée par l’institution de Bretton Woods, la dette publique du Sénégal prend aujourd’hui des proportions inquiétantes. Selon le bulletin officiel publié courant décembre par le ministère de l’Economie, des Finances et du Plan :
– Le stock de la dette est estimé à 5827,36 milliards de FCfa fin 2017 et projeté à 6420,65 milliards de FCFA en 2018. Cette évolution du budget se répercute sur le taux d’endettement qui s’inscrit aussi dans une tendance haussière de 9,7 % en 2017 et 10 % attendus en 2018.
– «Le service de la dette, qui était égal à 24 % des recettes en 2014, pourrait atteindre 35 % en 2018», souligne le Fmi dans son programme de conseil Ispe (Instrument de soutien à la politique économique). Pour l’institution financière, les indicateurs de la dette se sont dégradés, dû principalement à une envolée de 28, 8 % d’endettement dans le nouveau projet de loi de finances et 20 % de pression fiscale. A ce titre, le Fmi, dans son rapport, a tiré la sonnette d’alarme sur la dette qui grimpe d’une manière fulgurante. La réplique du gouvernement était imminente. L’argument, brandi dans des déclarations répétées à satiété par le ministre de l’Economie, des Finances et du Plan, apparaît comme une caution en faveur de la soutenabilité de la dette publique. Selon l’argentier de l’Etat, Amadou Bâ, «le service de la dette totale rapporté aux recettes budgétaires était de 46,8 % en 2012, alors qu’il se situe à 33 % en 2017». Difficile d’y croire ! Et dans ce contexte, la boutade de Benjamin Disraeli, ancien Premier ministre du Royaume Uni : «J’ai déjà croisé le mensonge, le fieffé mensonge. Mais avec le ministère de l’Economie, je découvre le stade ultime : la statistique», a ici toute sa signification.
Aujourd’hui, au regard de l’importance prépondérante acquise par le sujet dans le débat public, la sempiternelle question de la soutenabilité de la dette appelle à une analyse succincte et pointue des critères qui la régissent. Dans cet ordre d’idées, la viabilité d’une dette trouve ses explications les plus combatives à travers le respect de trois critères fondamentaux et que nous allons appliquer au cas du Sénégal.
1) – Le critère de maturité de la dette : Ce critère est respecté car 60 % des dettes contractées par notre pays, sont levées avec des taux concessionnels relativement bas, allant sur une longue période de 25 à 30 ans. Dans ce cas de figure, on peut dire que la dette est mature.
2) – La solvabilité de la dette : D’une manière purement technique, seul le calcul de deux ratios nous permet de savoir aujourd’hui si le pays est solvable ou non. Au Sénégal, le ratio entre le service de la dette extérieure et les ressources budgétaires est de 13 % alors que le seuil autorisé par le Fmi est de 23 %. Ensuite, le ratio entre le service de la dette et les exportations des biens et services est de 16 % en deçà des 25 % fixés par le Fmi. Les résultats obtenus de ces deux relations attestent que le Sénégal est aujourd’hui solvable auprès des institutions financières internationales.
3) – L’efficacité de la dette : En questionnant l’efficacité de la dette de notre pays, on s’aperçoit nettement qu’elle est loin des vertus qui lui sont conférées tant sur le plan d’opportunité que de rentabilité. Les dépenses publiques n’ont pas été rationnelles et équilibrées. La rentabilité des investissements publics passe nécessairement par un équilibre entre les dépenses sociales, les dépenses de fonctionnement et les dépenses d’investissement. En plus, les fonds empruntés auprès des marchés financiers et obligataires n’ont pas été orientés vers le financement de projets innovants capables de transformer d’une manière structurelle et le secteur public et le secteur privé du pays.
Avec un déficit budgétaire de 3,7 % du Pib, un taux de chômage évalué à 22,7 % au premier trimestre de 2017, un taux de pauvreté galopant de 46,7 %, l’économie du Sénégal croule sous le poids de la dette et manifeste de visibles signes d’essoufflement, malgré des taux de croissance en flèche : 6,6 % en 2016, 6,8 % en 2017 et projeté 7 % en 2018. Au Sénégal, la grande incompréhension dans la question macroéconomique réside dans le fait que la situation peut être reluisante pour les entreprises et les investisseurs étrangers, mais ne profite pas à la population locale. De là découle une énigme, une dissonance de taille entre la création, la distribution et l’accaparement des richesses. Vue sous cet angle, la croissance économique n’est pas inclusive et partagée. Elle est plutôt extractive, atone et molle.
L’ensemble de ces écarts jettent le doute sur l’efficacité de la dette et de surcroît sur la qualité de la croissance. Elle est tirée par les dépenses publiques qui reposent sur le Programme triennal d’investissements publics (Ptip) allant de 2017 à 2019 pour un coût global de 4791,787 milliards de FCfa. Ce chiffre énorme témoigne de la volonté du gouvernement, qui compte miser sur une vigoureuse politique d’investissement public en vue de retrouver, d’une manière durable, le chemin prometteur d’une croissance inclusive et transformatrice. Or, à y regarder de près, ce sont d’ailleurs, ces grands projets qui font l’objet de grosses dépenses publiques dont les conséquences se traduisent manifestement sur notre endettement. Certes, la politique d’investissement public a été théorisée par Keynes au lendemain de la seconde guerre mondiale dans ce qu’on appelle les Politiques de grands travaux européens (Pgte). Or, à en juger par ses portées, cette politique ne peut pas être utilisée à long terme car elle demeure, malgré tout, conjoncturelle. De là, il faut définir une autre stratégie de développement moteur, axée plus sur l’investissement privé, de nature à induire une croissance inclusive, porteuse de progrès économique et social.
Aux farouches défenseurs de la soutenabilité de notre dette, je leur dirai que le Sénégal n’est pas la Côte d’Ivoire ou l’Algérie. La Côte d’ivoire est capable de mobiliser plus de ressources intérieures au prisme de son duopole café/cacao. Quant à l’Algérie, elle dispose d’importantes mannes financières avec ses réserves de change estimées à 100 milliards de dollars en novembre 2017, mais aussi et surtout à travers son diptyque gaz/pétrole, véritables pourvoyeurs de ressources intérieures propres. Cependant, l’Etat du Sénégal, en dehors des produis de matière premières exportés (agriculture, phosphates), ne dispose pour le moment que les ressources générées par la fiscalité pour financer son économie. Or, avec une pression fiscale de 20 %, donc au-delà du seuil autorisé par le Fmi (18 %), le seul moyen d’infléchir la courbe de la dette est de développer une politique d’investissement rationnelle et prudente. Et cela passe de facto par le renforcement de la mobilisation des ressources fiscales au travers d’un élargissement de l’assiette fiscale. Cette idée peut être corroborée à celle du Fmi, soutenue dans une mission de revue au Sénégal dirigée par M. Ali Michael Mansoor, sous-directeur du département Afrique du Fmi au mois de septembre dernier. L’institution financière recommande au gouvernement de s’appuyer sur la mobilisation des ressources intérieures, de rapatrier les recettes parafiscales, et de réduire significativement les dépenses fiscales dont l’impact social n’est pas encore avéré. L’idée de base de cette recommandation maitresse est que le gouvernement doit faire de «l’assainissement budgétaire», sa principale clé de voûte, en réduisant les exonérations fiscales, et en rationalisant les dépenses de consommation publique.
Mandela Ndiaye TOURE
Etudiant en ingénierie économique