Il serait inconvenant de ma part de chercher à présenter Ousmane Sembene. Car l’homme, romancier et réalisateur de cinéma, tous devraient le connaître déjà. Car l’homme, tout singulier et grandiose qu’il fut, mériterait beaucoup plus que les petites lignes que je pourrais lui dédier, devant plutôt parler d’une de ses œuvres: Voltaïque.
Que l’on me permette juste de poser une gerbe de fleurs sur le lit éternel qu’il occupe désormais, de murmurer deux prières en son nom, de renvoyer ici ceux qui ne le connaîtraient que de façade :http://http://fr.wikipedia.org/wiki/Ousmane_Semb%C3%A8ne, avant d’attaquer le décorticage de ce legs : Voltaïque.
Paru en 1962, Voltaïque d’Ousmane Sembene serait donc l’un des premiers vrais clichés de la société africaine de l’époque, aux temps des indépendances. Recueil de nouvelles toutes croustillantes, toutes pleines de vie et de leçons de vie, l’œuvre « dénonce donc, [dans chacune de ses petites histoires], un monde inhumain dans lequel les âmes et les corps [des] frères et [des] sœurs d’Afrique ont souffert de tant de blessures et témoigné de tant de fierté ». On y retrouve dès les premières pages, cette propension bénéfique, cet engagement permanent de Sembene, qui l’emmenait à pointer du doigt toute scorie sur les terres d’Afrique. Mais, œuvre difficile, Sembene n’imposait rien, ne dogmatisait guère ; sous un brin satirique, il fait entrevoir ses « préoccupations » et pose nombre de questions à qui voudrait lire entre les lignes.
A la fin de la première nouvelle par exemple, Devant l’histoire, lorsque Sakinétou (qui dit : « je ne suis pas une Fatou […]. Je peux payer ma place ») quitta Abdoulaye son mari qui ne voulait pas l’accompagner au cinéma (voir le film déjà vu tant de fois…), les commentateurs étonnés firent :
– Qu’est-ce qui s’est passé entre eux ?
– Ce qui s’est passé ?… Oh ! C’est fini. Ils ont perdu l’équilibre…
– C’est comme dans le pays. Il n’y a plus d’équilibre… On va voir le film ?
– Si on allait voir le koratiste Toucouleur… Sa changerait un peu.
– Changer de pays ou d’épouse ne résout aucun problème… Je me demande ce que va faire Abdoulaye ?…
Dans Ses trois jours, où il est question de polygamie, où il est question de la vanité de celle-ci, de l’hypocrisie des femmes, de l’égoïsme et de l’indignité des hommes, peut-on voir Noumbé, troisième épouse, dévote et fidèle, après deux journées passées dans l’attente de son mari (resté dans les bras de la quatrième et dans l’oubli de ses devoirs), Noumbé donc, honnie et délaissée aux yeux de tout le village, dans un regain de fierté, avoir cette discussion avec son mari revenu avec deux amis :
– Attendez, leur dit Moustaphe, et s’adressant à Noumbé : Femme, est-ce qu’on soupe ce soir ou demain ?…
– As-tu laissé quelque chose en me quittant ce matin ?
– Comment ? C’est comme ça que tu me réponds ?…
– Non oncle (chéri)… Je demande seulement… N’est-ce pas juste ?
[…]
-Vraiment tu te fous de moi !
– Oncle ! Comment oserais-je… Moi ?… Et qui m’aiderait à entrer au paradis ?…
[…]
– Au juste, que contiennent ces trois plats ? demanda Moustaphe vexé.
– Ces trois plats !… (Elle regarda le mari… un sourire malicieux au coin de l’œil.) Rien… Si plutôt « mes trois jours ». Rien de ce qui t’intéresse… Y a-t-il quelque chose qui t’intéresse ici… oncle ?…
Mais abrégeons ! Car ce livre foisonne de passages succulents que je voudrais étaler ici. Et leur catalogue en serait trop onéreux. Disons juste que Sembène y interpelle d’une façon incroyable, frappante.
Dans Lettres de France, puis dans La Noire de…, il évoque avec toute la force que le verbe puisse jamais conférer à un poète, les affres de l’exil, les affres de l’émigration, de la vie d’outre-mer, la France qui n’est pas la France, la mauvaise France où se meurent et s’entassent, miséreux, les Africains vendeurs de kolas, les illusionnés qui ont entrepris ce voyage sans retour, et tous ces nostalgiques que le mensonge ploie fatalement.
Un amour de la « Rue Sablonneuse », et ensuite Prise de conscience, reviennent sur les valeurs sociales, les orientations qui minent le quotidien et jettent la pierre sur la passivité de l’Africain.
La nouvelle Mahmoud Fall, puis Souleymane, voient comme protagonistes un Mauritanien – M.Fall – imposteur qui se fait appeler Aïdra au Sénégal, grâce à la couleur de sa peau et sa pseudo-érudition, et un Bilal de la mosquée – S. – polygame de son état, assidu à la mosquée, très courtois, et qui pourtant est un lascif et un pervers. La sournoiserie de l’homme ne connaît hélas aucune limite, et dans ces textes, tout est porté à nu…
Et pour finir, Voltaïque, qui donne son titre au livre mais aussi à la dernière nouvelle, revient sur ce grand mal que fut la traite des esclaves. Mais de quelle manière ? Ah, l’originalité ! … Le sérieux et flegmatique Saer (moitié voltaïque, moitié sénégalais, mais sans balafre sur la figure) avait posé cette question à ses amis de chez Mané : « Pourquoi avons-nous des balafres ? ». Et par cette simple question, l’on voguera avec lui à bord du vaisseau l’Africain, l’on connaîtra l’histoire d’Amoo et de sa fille, l’on verra la traite et son déroulement sur le continent, les mutilations qu’elle engendrait, et l’on saura d’où nous viennent donc que nos ethnies se font ces stigmates sur la peau…
Et c’est en refermant le livre que j’en aie perçu toute la force, par la somme de toutes les impressions qu’il me laissa. A chaque histoire, l’on s’étonne, s’indigne et s’offusque pour des choses qui pourtant adviennent bien tous les jours. Mais on ne s’en rend pas compte, on y prête guère attention; Sembène y fixe notre regard. Livre à lire pour l’abondance des thèmes brossés, la pertinence de l’œil de l’auteur, et pour le style simple et direct qui martèle le texte. Voltaïque, en voilà une œuvre aux grandes leçons, aux grandes questions, et écrite pour les Africains!
A lire sans modération!
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