Au Pakistan, comme dans le reste de l’Asie du Sud, la main gauche est frappée du sceau de l’infamie. Témoignage, à l’occasion de la journée mondiale des gauchers.
Je suis gaucher.
Je mange avec la main gauche. Depuis toujours. C’est comme ça, je n’y peux rien. Autant que je sache, être gaucher n’est pas encore considéré comme une maladie contagieuse [dans toute la région, et quel que soit la communauté religieuse, la main gauche et les gauchers sont considérés comme mauvais, impurs]. Enfin, pas encore…
– Tu manges avec la main gauche, beta [fiston]!
– Oui ma tante, je sais. Je suis gaucher (pourquoi ai-je toujours le sentiment de devoir m’excuser quand je parle à mes tantes alors que c’est elles qui feraient mieux de s’occuper de leurs affaires ?)
– Oh mon pauvre ! Je ne savais pas que tu étais gaucher. C’est vraiment pas de chance, beta. Tes parents ne t’ont pas dit que c’était haraam [péché] de manger avec la main gauche ?
– Mais ma tante, si je te dis que je suis gaucher !
– Tss. Bechara [le pauvre]. Ses parents ne font rien pour le sauver de jahannum ki aag [le feu de l’enfer].
Allons bon !
Cette scène s’est répétée pendant des années jusqu’à ce que je sois assez grand pour aller jouer dehors et ainsi avoir le grand plaisir d’être régulièrement harcelé par mes copains me prédisant les pires tortures de l’enfer pour la seule raison que je mange de la main gauche.
Et, à force de m’entendre répéter que j’étais destiné à brûler en enfer pour l’éternité, j’ai commencé à développer des tendances perverses, et, en parfait bon à rien qui se respecte, je me suis inscrit à la fac.
Pendant ces quatre années, je suis devenu le trouble-fête le plus coriace des soirées étudiantes. J’avais tout faux et on ne se privait pas de me faire remarquer mes habitudes répugnantes. La seule chose que je pouvais manger sans problème c’était les naan fourrés qu’on vendait devant la fac parce qu’il fallait les manger avec les deux mains.
La génétique n’est qu’une pseudo-science
Par la suite, que ce soit mes collègues, mes patrons (ou mêmes des subalternes), tous ont éprouvé à un moment ou un autre le besoin urgent et irrépressible de me faire revenir dans le droit chemin (comme si ma rédemption pouvait leur faire gagner de l’avancement). Le plus amusant, c’est qu’ils ont tous le même air irrésistible quand ils entrent dans cette transe moralisatrice ; leur voix devient doucereuse, un peu comme celle de Sinatra (en moins diabolique évidemment). Et je peux vous dire que c’est dur de résister à un type qui se met à parler dans des fréquences aussi basses.
Dans les aéroports, de parfaits inconnus, des gens en apparence très sympathiques, n’hésitent pas à venir me voir pour me dire (le plus poliment du monde, je dois le reconnaître) que ma façon de manger est celle du Diable en personne. Il fut un temps où j’avais le courage de les envoyer paître (c’était la belle époque) mais plus maintenant.
Aujourd’hui, je me contente d’arrêter de mâcher en espérant qu’ils cessent de me fixer avec ces yeux certes bienveillants mais également attristés et furibonds, qui me transpercent jusqu’à ce que je sois réduit à l’état d’ectoplasme et que je passe mon sandwich dans l’autre main, la bonne.
Inutile de dire que toute considération scientifique sur ma prédisposition génétique n’est d’aucun recours. “La génétique n’est qu’une pseudo-science créée par l’Occident athée pour justifier ses déviances et sa dégénérescence morale. Un point c’est tout.”
Vous voyez donc à quel point le problème des gauchers est devenu d’une importance capitale au Pakistan. Il n’a peut-être pas encore atteint le stade de certaines questions qui divisent notre société comme qui est un bon croyant ou non, ou encore qui doit vivre ou mourir à cause de sa foi. Mais quand même. C’est un peu comme tous ces petits détails qui prennent de plus en plus d’importance [et qui indiquent son attachement à l’islam] : remercier en disant “Jazak-Allah Khair” [qu’Allah te récompense] au lieu d’un simple “shukriah” [merci], dire “Allah Hafiz” [Allah te garde] plutôt que le plus neutre “Khuda Hafiz” [Dieu te garde] pour prendre congé ou encore s’interpeller comme “frère” ou “sœur”.
Je vous rassure être gaucher est quand même numéro un sur la liste des infamies et si vous êtes encore gaucher à 44 ans, ne vous attendez pas à trouver femme ailleurs que “dans l’au-delà”.
The Express Tribune – Karachi