Comme annoncées par le Président de la République, des assises se tiennent actuellement
pour entendre réformer la Justice. La majorité des citoyens et acteurs politiques a applaudi
même s’il y a quelques voix discordantes. Le politologue Yoro DIA, dans une de ses dernières
chroniques a déclaré que c’est une perte de temps et que notre système judiciaire qui a réussi
une transition rapide dans des conditions difficiles, a montré sa solidité.
Pour ma part je vois ces assises d’abord comme une sorte de “ndeup”, un temps d’arrêt pour
nous interroger, nous regarder en face, nous dire des vérités, avant de pouvoir avancer,
comme dans une Commission Vérité et Réconciliation après des temps de troubles, en
Afrique du Sud oui et plus récemment en Côte d’Ivoire. N’en Déplaise à Yoro DIA, on ne peut
passer sous silence tout ce qui s’est passé ces dernières années relativement à la justice. Dire
que ce qui s’est passé c’est normal, le mettre sur le compte pertes et profit de notre état droit,
et avancer sans se retourner serait très grave à mon humble avis, d’autant plus que ma fonction
de magistrat au cœur de l’institution judiciaire m’a permis d’avoir une vue encore plus
marquée de ces évènements.
Je pense que s’il y a un secteur dans lequel on peut affirmer que le régime précédent a échoué
c’est bien dans le cadre de la Justice. Je pense même que c’est l’une des principales causes de
sa défaite inédite au premier tour de l’élection présidentielle. Le régime précédent a réussi à
faire détester la Justice aux yeux des citoyens en exposant ses tares au vu et au su de tous, en
faisant coïncider son agenda politique avec les affaires judiciaires ! Or comme le dit l’adage,
quand la politique entre au palais par la grande porte, la justice en sort par la petite fenêtre.
Dans le précédent régime trop d’opposants politiques ont eu maille à partir avec la Justice
avec une sanction politique qui a été de les rendre inéligible (Khalifa SALL et Ousmane
SONKO). Pendant ce temps on a vu des partisans du régime épinglés publiquement ou pris en
flagrant délit et qui n’ont pas fait l’objet de poursuites judiciaires ou on été libérés
prématurément. Et que dire de ces milliers de jeunes hommes et femmes, vieux, mamans,
dont beaucoup de militants du PASTEF, principal parti d’opposition, arrêtés à travers tout le
pays, placés sous mandat de dépôt en instruction pendant des mois sans être jugés, et libérés
tout bonnement sans aucune forme de procès ! On a aussi et surtout vu de jeunes compatriotes
froidement assassinés dans la rue sans qu’aucune poursuite ne soit déclenchée par les
procureurs pour faire la lumière ! Alors oui la Justice Sénégalaise ne peut échapper aux
critiques d’être partisane, d’être au service d’un régime politique, alors qu’elle devrait être le
dernier rempart pour les libertés, l’égalité de tous devant la loi. La justice doit renvoyer une
image d’indépendance et d’impartialité et force est de constater que dans le régime précédent
cette image faisait cruellement défaut.
Ce qui est encore plus regrettable est que si on ne peut reprocher aux politiques de vouloir se
servir de la Justice pour leurs basses manœuvres, en revanche on attendait des principaux
serviteurs de Dame Justice, à savoir les magistrats, une résistance, une position de veille pour
faire respecter ces deux grands principes qui gouvernent notre état de droit à savoir la liberté
et l’égalité de tous devant la Loi.
Donc oui la Justice Sénégalaise a besoin d’une bonne introspection. Plus jamais çà doit-on
proclamer. Alors comment y parvenir c’est la principale difficulté.
Premièrement, mon avis est que les magistrats doivent avoir les coudées franches pour faire
garantir leur indépendance. Les magistrats ne peuvent plus être à la merci d’une affectation du
jour au lendemain comme on l’a vu dans les affaires judiciaires qui ont tenu en haleine le pays
; l’inamovibilité doit être garantie par la suppression des nécessités de service et de l’intérim.
Les juges d’instruction ne doivent plus être à la merci d’une affectation par simple arrêté du
ministre de la Justice comme on l’a vu avec l’ancien régime qui a relevé des juges d’instruction
de leur fonction parce qu’ils n’ont pas placé sous mandat de dépôt des personnes soupçonnées
de manifestations illicites ou autres crimes ou délits.
Le deuxième point qui est étroitement lié au premier est que la carrière des magistrats doit
être lisible et transparente. Il y a des magistrats qui font presque toute leur carrière dans des
zones reculées alors que d’autres ne sortent jamais du triangle proche de la capitale.
La procédure pénale doit tout aussi être réformée pour réduire les pouvoirs du Procureur qui
peut maintenir ou faire maintenir un individu en prison autant que bon lui semble. Les
événements politico-judiciaires l’ont montré. L’article 139 du code de procédure pénale qui
oblige le juge d’instruction à placer sous mandat de dépôt si le procureur le demande et le
motive, relève d’un autre temps. Le Procureur ne doit plus aussi retenir un dossier dans son
bureau et refuser de l’enrôler pour jugement ou de le rendre au juge d’instruction pour qu’il
puisse clôturer son information. La Réforme sur ce point était d’ailleurs sur la table du
ministre de la justice sortant.
En outre les justiciables ne doivent plus subir les lenteurs de la justice. Passer une semaine de
retour de parquet, ballotté dans des conditions inhumaines, entre les lieux de garde à vue et la
cave du tribunal, c’est dégradant. On doit identifier tous ces goulots qui retardent la procédure
et les éliminer. Cela passe bien sûr par un personnel suffisant et une rationalisation de la
procédure.
Enfin les conditions de détention dans les prisons doivent être améliorées. La prison de
Reubeuss et d’autres dans les régions doivent disparaître parce qu’on ne peut pas continuer à
parquer nos propres concitoyens comme des bêtes, tel au temps des négriers ! Même les bêtes
ont meilleur sort que ceux qui subissent les affres du “paquetage” !
Voilà quelques pistes de mise à jour dont notre système judiciaire a besoin pour le rendre plus
humain pour ne pas dire humaniste.
Enfin pour terminer mon propos, je voudrais dire que toute réforme aussi salutaire soit-elle ne
pourrait être efficiente que si le magistrat a conscience de sa responsabilité professionnelle et
individuelle, de sa mission de veille, de garant ultime des droits et libertés, de sauvegarde de
notre état de droit comme le conseil constitutionnel longtemps sous le feu des critiques l’a
compris dernièrement. La récompense est le respect éternel de ses concitoyens, le bien le plus
précieux comme l’affirmait avec emphase le doyen Kéba MBAYE.
Par Babacar Moundhor NGOM, Magistrat