Depuis le 7 août 1960, date d’accession à son indépendance sous la houlette de Félix Houphouët-Boigny, la Côte d’Ivoire a connu des destins économique et politique contrastés.
2020 est une année déterminante pour la Côte d’Ivoire. Le 31 octobre prochain, 7,6 millions d’Ivoiriens sont en effet attendus aux urnes pour élire leur président. Parmi les aspirants au poste suprême, le Rassemblement des houphouëtistes pour la démocratie et la paix (RHDP), le parti dont Alassane Ouattara sera le champion, le Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI), dont Henri Konan Bédié portera les couleurs, et encore le Front populaire ivoirien (FPI), pour lequel Pascal Affi N’Guessan a confirmé sa candidature. Des partis et des noms bien connus des électeurs et qui, pour certains, rythment la politique ivoirienne depuis des décennies. Entre alliances, mésalliances, séparations et franche hostilité.
L’accession au pouvoir de Félix Houphouët-Boigny
Il y a 60 ans, lorsque le pays accède à l’indépendance, un homme incarne à lui seul la volonté du pays de tourner richement la page de la colonisation : Félix Houphouët-Boigny. À 55 ans à l’époque, c’est lui qui hérite de ce pays de l’Afrique-Occidentale française (AOF), devenu colonie de l’Hexagone en 1893. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, cet ancien médecin formé à Dakar s’est imposé sur la scène politique locale. En 1944, il a fondé le Syndicat agricole africain (SAA) pour défendre les droits des planteurs de cacao et de café. Lui-même propriétaire de l’une des plus grandes exploitations du pays, qu’il a héritée de son oncle maternel, Félix Houphouët, qui ajoute à son patronyme « Boigny », « Bélier en baoulé », est né Dia et s’est converti au catholicisme à l’âge de onze ans.
Tout au long de son long parcours, il acquiert une certaine aura auprès de la population. Elle ne se fera pas sans heurts. En effet, la répression contre son parti nouvellement créé, le PDCI, s’abat sur ses membres. Des militants sont arrêtés et battus par la police. Certains sont torturés. En 1950, à la suite d’un incident, la quasi-totalité de la direction du parti, le PDCI-RDA, est arrêtée. Mais tout cela ne freine pas l’ascension de Félix Houphouët-Boigny. Pour les Français, ce natif de Yamoussoukro est, certes, un sérieux agitateur, mais il est aussi, depuis 1957, le plus riche planteur et producteur de cacao et de café du pays.
Après la Conférence de Brazzaville, en 1944, il enclenche une trajectoire politique qui lui permet d’être député à l’Assemblée nationale et de représenter la Côte d’Ivoire de 1946 à 1959. Fait notable : il a fait voter la loi pour l’arrêt du travail forcé dans les colonies. Un an avant l’indépendance, il crée le Conseil de l’entente avec le Niger, la Haute-Volta (Burkina Faso), le Togo, et le Dahomey (Bénin), une organisation de développement économique, et devient Premier ministre de la République autonome de Côte d’Ivoire. La voie vers la présidence l’année suivante est alors toute tracée.
« L’homme de la France en Afrique »
Le 7 août 1960, Félix Houphouët-Boigny proclame donc « l’indépendance de la Côte d’Ivoire ». Mais le président ne rompt pas pour autant les liens avec l’ancienne puissance coloniale. Bien au contraire. Pour s’assurer la confiance des milieux d’affaires et de potentiels investisseurs, il conserve des liens étroits avec Paris. En 1955, il avait d’ailleurs affirmé, cité dans une nécrologie du Monde publiée en 1993, qu’il « ne pouvait y avoir d’actions utiles en dehors de la collaboration ». Alors, dès son accession à la tête de l’État, il s’entoure de conseillers français. Son chef de cabinet, Guy Nairay, fait le lien entre la Côte d’Ivoire et Jacques Foccart, l’agent de la Françafrique – l’expression est de Félix Houphouët-Boigny – à l’Élysée.
Pour « Monsieur X », invité de l’émission du même nom de France Inter, qui raconte des événements historiques selon le point de vue des services secrets français, le chef d’État ivoirien était même « l’homme de la France en Afrique ». Mais Félix Houphouët-Boigny « n’est pas pour autant une marionnette, nuance-t-il. Il avait besoin de la France, tout autant que la France avait besoin de lui. »
Atterré par le renversement et l’assassinat de Sylvanus Olympio au Togo par les militaires en 1963, le président fait appel à la France pour assurer sa sécurité. L’armée ivoirienne est réduite au minimum et est surveillée de près par le pouvoir politique. Du côté des finances aussi, la France conserve sa mainmise. Le franc CFA, la monnaie du pays, est dans une zone où la Banque de France a autorité totale. À contre-courant de ses homologues africains, pour la plupart imprégnés d’idéologie socialiste ou marxiste et prompts à dénoncer le « néocolonialisme » des Occidentaux, Félix Houphouët-Boigny prône l’économie de marché. « Il vaut mieux créer des richesses que de partager la misère », déclare-t-il. Douze ans après l’indépendance, grâce à la culture du café et du cacao, dont le pays est devenu le premier producteur mondial, le produit intérieur brut (PIB) de la Côte d’Ivoire a triplé.
Un modèle à double tranchant
Cette success story économique qualifiée de « miracle ivoirien » s’opère sous la tutelle du tout-puissant parti unique, le PDCI. Le président prend soin d’y intégrer des représentants de toutes les communautés de Côte d’Ivoire, « soixante tribus qui ne se connaissent pas, qui n’ont pas la même façon d’organiser leur société, déclare-t-il. Les villages, tous les vingt-cinq kilomètres, étaient aussi éloignés que le Portugal de la Russie ». Pour sceller l’unité du territoire, il assure n’admettre aucune tentative sécessionniste. Ainsi, en 1970, une révolte des Bétés, survenue dans le Guébié, un canton de l’Ouest, sera en effet lourdement réprimée par l’armée. Cette année-là, Félix Houphouët-Boigny rompt une promesse qu’il avait faite à son peuple quelques années auparavant : celle de ne « jamais faire couler une seule goutte de sang ivoirien ».
La méthode Houphouët-Boigny, qui mêle libéralisation économique, d’un côté, et mainmise politique, de l’autre, porte bon an mal an ses fruits. En 20 ans, le PIB a quintuplé, le pays s’est doté d’infrastructures modernes, et l’espérance de vie et le taux de scolarisation ont augmenté. Mais au début des années 1980, le « miracle ivoirien » bat de l’aile. La chute des cours du cacao met en péril les producteurs du pays. Ceux-ci se tournent alors vers la Caisse de stabilisation, l’organisme public chargé d’acheter la production et de la revendre à l’étranger. Les gains emmagasinés depuis des années doivent, officiellement, permettre à l’institution de venir en aide aux producteurs. Mais ses caisses sont vides. Les planteurs sont démunis.
S’ajoutent à cela des tensions grandissantes entre Ivoiriens et paysans étrangers, venus en masse du Mali ou du Burkina Faso voisin depuis vingt ans pour travailler dans les plantations. En 1986, la construction de la basilique Notre-Dame de la paix à Yamoussoukro sur le modèle de la basilique Saint-Pierre de Rome écorne un peu plus l’image du « Vieux ». L’immense édifice a coûté 40 milliards de francs CFA, soit 6 % du budget annuel du pays, où les inégalités divisent chaque jour un peu plus les Ivoiriens.
Le crépuscule et la guerre des héritiers
En mai 1990, Félix Houphouët-Boigny lâche du lest et autorise le multipartisme. Il est tout de même réélu en 1990, avec 82 % des voix, après s’être confronté pour la première fois à un autre candidat, Laurent Gbagbo. Le candidat du FPI s’est fait connaître lors des manifestations étudiantes du 9 février 1982. Pour la première fois, la victoire du « sage de l’Afrique » est publiquement contestée. Les manifestants battent le pavé à Abidjan, sous les slogans « Houphouët voleur ! Houphouët corrompu ! ». La cure d’austérité appliquée par le Premier ministre Alassane Ouattara, ancien économiste du Fonds monétaire international (FMI), attise un peu plus les tensions. En février 1992, après de énièmes manifestations étudiantes, Laurent Gbagbo est arrêté et emprisonné durant quelques mois avec son épouse Simone. Félix Houphouët-Boigny, dont l’état de santé se dégrade, suit la situation de loin. Le président fait de nombreux allers-retours entre la Côte d’Ivoire, la France et la Suisse, où il se fait soigner.
Fin novembre 1993, Alassane Ouattara fait revenir le président dans son palais à Yamoussoukro. Objectif : préparer sa succession. En effet, de nombreux aspirants au pouvoir jouent déjà des coudes pour prendre sa place. Quand il meurt le 7 décembre 1993 à l’âge de 88 ans, la loi en vigueur sera rigoureusement appliquée. C’est Henri Konan Bédié, le président de l’Assemblée nationale, qui succède au « plus grand baobab », dixit Laurent Gbagbo, à la tête d’une fortune estimée entre 7 et 11 milliards de dollars.
Le concept « d’ivoirité » et ses conséquences
Les élections sont prévues deux ans plus tard, en octobre 1995. Un laps de temps que le nouveau président va mettre à profit pour discréditer celui qu’il voit désormais comme son adversaire, Alassane Ouattara, fondateur du Rassemblement des républicains (RDR). Inquiet, le chef du PDCI se replie sur son camp et s’appuie sur les Baoulés, une ethnie de la communauté des Akans, qui représente près de 40 % de la population ivoirienne. Surtout, il dégaine une arme idéologique très dangereuse dans la situation actuelle : « l’ivoirité », un concept identitaire qui mène tout droit à la xénophobie et à l’exclusion », peut-on lire dans un article du Monde diplomatique publié en 2004. Avec cette idéologie, Henri Konan Bédié « soulève le couvercle de la boîte de Pandore », affirme « Monsieur X » sur France Inter.
Il réveille les clivages communautaires et religieux : les peuples islamisés du Nord se sentent, tout comme les immigrés devenus ivoiriens, rejetés par les chrétiens et animistes du Sud. En 1995, Henri Konan Bédié arrive à ses fins. En modifiant le Code électoral selon le concept « d’ivoirité », il exclut Alassane Ouattara, qualifié « d’origine burkinabé », de l’élection à venir. Le président en intérim est élu avec 96,44 % des suffrages devant Francis Wodié du Parti ivoirien des travailleurs (PIT), le seul autre candidat n’ayant pas boycotté l’élection. L’élection finit d’achever l’ancienne unité fondatrice du PDCI, qui se scinde en plusieurs factions : l’une soutient Henri Konan Bédié, l’autre, Alassane Ouattara.
Des années difficiles pour le pays
Suivent cinq années difficiles pour les Ivoiriens. L’économie stagne, et en 1998, après la disparition de fonds destinés à la santé, toutes les aides financières européennes sont suspendues. La tension sociale, elle, est toujours vive. Les travailleurs immigrés sont pourchassés par les paysans ivoiriens ruinés, de retour dans leurs villages. À Noël 1999, la Côte d’Ivoire est confrontée, pour la première fois de son histoire, à un coup d’État militaire. L’ancien chef d’état-major Robert Gueï, limogé par le président Bédié, prend le pouvoir. Cet ancien saint-cyrien, qui a étudié à l’École militaire de Paris, crée un Comité national de salut public (CNSP) et promet la tenue d’élections libres et transparentes. La France évacue discrètement Henri Konan Bédié, discrédité, et ne condamne pas le putsch. Très vite, les conflits communautaires inhérents au pays s’invitent dans les rangs de l’armée. Les nordistes tentent de se débarrasser du chef de la junte, qui penche du côté des chrétiens du Sud. En réponse, Robert Gueï ordonne une purge sévère. De nombreux militaires sont capturés, torturés. D’autres fuient dans le nord du pays : c’est l’amorce de la future rébellion nordiste.
L’ère Gbagbo et le début de la rébellion
En octobre 2000, l’élection consacre la victoire de l’ancien étudiant contestataire Laurent Gbagbo. Non sans mal. Car le putschiste Robert Gueï a fait interrompre le comptage des voix, arrêter le président de la Commission électorale (CEI) et s’est proclamé vainqueur. Après des manifestations en soutien à Laurent Gbagbo, son avance est finalement reconnue. Le parti d’Alassane Ouattara, qui, encore une fois, a été exclu du scrutin pour « nationalité douteuse », se sent floué. Le jour où Laurent Gbagbo prête serment, des rixes entre ses partisans et les gendarmes ivoiriens font plus de 500 morts à Yopougon, un quartier populaire d’Abidjan.
Deux ans plus tard, des soldats tentent de nouveau de renverser le pouvoir. Robert Gueï est tué, et le putsch avorté se transforme en rébellion dans le nord du pays. Celle-ci occupe bientôt 60 % du territoire. La France s’interpose, avec la Force Licorne, et la situation se stabilise. Quelques mois plus tard, en janvier 2003, l’ensemble des forces politiques ivoiriennes, rebelles compris, négocient en France. Ils signent ensemble les accords de Marcoussis, qui prévoient le maintien de Laurent Gbagbo et permettent l’entrée de l’opposition au gouvernement. Un gouvernement de réconciliation, réunissant des représentants de tous les partis, est mis en place à Abidjan. Mais le climat politique est toujours tendu. Le 21 octobre 2005, l’ONU prolonge le mandat de Laurent Gbagbo « pour une durée n’excédant pas douze mois ». Le président restera à son poste jusqu’en 2010, soit trois ans après la signature d’un accord de paix avec les rebelles de Guillaume Soro. Malgré cela, les Forces nouvelles s’enracinent dans le Nord. À l’aube de l’élection de 2010, le pays est coupé en deux.
Une grave crise postélectorale
Après le premier tour, le 31 octobre, Laurent Gbagbo recueille 38 % des voix, Alassane Ouattara – autorisé cette fois à participer à l’élection –, 32 % et Henri Konan Bédié, 25 %. Mais le 2 décembre, coup de théâtre à l’issue du second tour : la Commission électorale (CEI) proclame la victoire du président du RDR avec 54 % des voix, contre 46 % pour le FPI du chef d’État sortant. Celui-ci dépose alors un recours devant le Conseil constitutionnel. Acquise à sa cause, l’institution invalide les résultats de la CEI et annonce la victoire de Laurent Gbagbo le 3 décembre 2010 avec un score de 51,45 %. Le 4 décembre 2010, les deux candidats prêtent serment, chacun de son côté. Alassane Ouattara à l’hôtel du Golf devant la presse étrangère, et Laurent Gbagbo devant la Cour constitutionnelle du pays.
Cet imbroglio politique engendre des violences dans tout le pays. Les observateurs de l’ONU chargés des droits humains font état, entre le 16 et le 21 décembre, de « 173 meurtres, 90 cas de torture et mauvais traitements, 471 arrestations, 24 cas de disparitions forcées » en Côte d’Ivoire. À cela s’ajoutent près d’un million d’exilés, qui fuient les combats d’Abidjan. Dans tout le pays, les forces pro-Ouattara progressent. En mars 2011, après avoir pris les villes de Daloa et de Duékoué, puis d’Issia, dans l’Ouest et d’Abengourou, à 200 kilomètres au nord-est d’Abidjan, elles atteignent la capitale politique du pays, Yamoussoukro. Après plusieurs semaines de combats, et avec l’appui indirect des troupes de l’Onuci – la Force des Nations unies en Côte d’Ivoire – et de la Force Licorne, les Forces républicaines de Côte d’Ivoire (FRCI) d’Alassane Ouattara arrêtent Laurent Gbagbo et sa femme le 11 avril 2011.
Après un long bras de fer post-électorale avec son rival Alassane Ouattara, Laurent Gbagbo est arrêté le 11 avril 2011 avec son épouse Simone. Il sera directement transféré à La Haye pour être jugé à la Cour pénale internationale. © AFP archive
La présidence Ouattara
Après cette date, Alassane Ouattara s’installe au palais présidentiel d’Abidjan, qu’il n’a plus quitté depuis. Il s’attelle à la reconstruction de la Côte d’Ivoire, ravagée par les conflits. Les exportations de cacao, principales recettes du pays, ont été stoppées, et la croissance a chuté de 8 %. Au total, 4 400 milliards de francs CFA ont été perdus pendant la crise. Du côté politique, dans la nouvelle Constitution qu’il soumet au Parlement après sa réélection en 2015, il abroge le concept d’« ivoirité », tout en renforçant le pouvoir exécutif. Dans les cartons, la création du poste de vice-président, chargé de suppléer le chef de l’État en cas de vacance du pouvoir, et la création d’un Sénat dont le tiers des membres sera nommé par le président.
Le passage de témoin raté pour cause de décès du dauphin
En 2019, la question d’un éventuel troisième mandat du président est sur toutes les lèvres. Alassane Ouattara semble se préparer, en unifiant les mouvements qui l’ont soutenu pour accéder au pouvoir en un seul parti, le RHDP. Un mouvement qu’Henri Konan Bédié refuse d’intégrer, lui qui a soutenu le président en 2015. En mars 2020, Alassane Ouattara surprend les observateurs en annonçant publiquement prendre sa retraite à la fin de son mandat. Il nomme un dauphin, le Premier ministre Amadou Gon Coulibaly, candidat du parti présidentiel à l’élection. Mais le décès de ce dernier, le 8 juillet dernier, rebat les cartes. Dans son discours du 6 août, Alassane Ouattara annonce sa candidature à la présidence, revenant sur sa promesse de partir et expliquant ne pas vouloir laisser se détruire le travail accompli sous ses mandats. À 78 ans, le voilà reparti à la tête de ses troupes. Cette fois-ci, il devra compter sans ses alliés d’hier, mais avec son bilan dont il est fier. Considérée comme illégale par ses adversaires, cette candidature ne manquera certainement pas de cristalliser tous les débats et toutes les attentions dans cette campagne électorale qui s’annonce ardue.