CONTRIBUTION
Le président Macky Sall nous a invités le 3 Avril, 2020, soixantième anniversaire de notre indépendance, à réaliser notre destin, mais a appelé quelques jours plus tard à une annulation de notre dette publique en se basant sur des arguments de solidarité internationale. Il nous a aussi dit que cette idée lui est venue lorsqu’il s’est rendu compte que les intérêts sur la dette du Sénégal représentaient presque 50% du budget réel de riposte Covid-19 d’environ 600 milliards qu’il venait d’élaborer. Aussi contre-intuitif que cela puisse paraître de dire non à l’annulation de la dette, nous voudrions par cette contribution convaincre une certaine cible qu’une annulation de dette n’est pas dans notre intérêt, si nous voulons prendre notre destin en main. La plupart des observateurs seraient effectivement d’accord que la dette extérieure est un handicap pour notre développement. Pour le Sénégal, son niveau actuel soutenable est une chance pour que nous changions de paradigme et poursuivre la politique générale annoncée par nos autorités en janvier 2020 et dont ils ne sont en réalité pas convaincus. Nous l’avons démontré dans nos contributions intitulées « Programme Sénégal-FMI : Paradigmes à Revoir » et « Consensus de Dakar : Pas le Choix de la Jeunesse » qui motivent notre opposition à « L’Appel de Dakar ».
Le non-économiste qui demande une annulation de sa dette a une logique budgétaire de gestion de ses finances. En effet, il suppose que l’annulation de sa dette va lui permettre d’économiser le service de la dette (intérêts et amortissements) et dégager des ressources qu’il pourra affecter à des dépenses nouvelles. Ce raisonnement est également valable pour un individu qui gère un budget familial, une collectivité locale, ou une entreprise qui ne peuvent en général s’endetter que pour financer des projets spécifiques. Une fois leurs dettes remboursées, ils libèrent des ressources pour des dépenses nouvelles ou peuvent emprunter à nouveau dans la même logique. Nos Etats ont toujours fonctionné de la sorte, car ils ne sont toujours pas gérés, malgré les indépendances, comme des Etats souverains. Cependant, ils découvrent progressivement avec le développement de marchés financiers nationaux et l’accès aux marchés financiers internationaux, que la gestion de dette d’un état souverain ne suit pas la logique d’un individu, d’une entreprise, ou d’une collectivité locale. Ceux-ci, en général, empruntent pour des projets spécifiques avec des ressources affectées au remboursement, ce qui n’est pas le cas d’un Etat souverain.
Un Etat souverain, dans la quasi-totalité des cas, a un déficit budgétaire en permanence, ce qui n’est pas le cas d’un individu. C’est-à-dire que ses recettes (impôts, taxes, et autres) et ses dépenses (courantes et d’investissements) se soldent généralement par un déficit. Si cet Etat est déjà endetté, cela veut dire, qu’à part les intérêts pris en compte dans ses dépenses courantes, le reste du service de la dette, donc les amortissements, ne provient jamais des recettes. Les ressources d’emprunts qu’un comptable mettrait dans les ressources pour financer des amortissements ne sont pas considérées dans une démarche analytique comme des recettes, mais simplement comme un renouvellement d’emprunts. Le sénégalais lambda qui a une durée de vie limitée, dirait que cette façon de faire est « emprunter pour payer une dette ». C’est vrai, mais pour un Etat qui ne meurt pas, cet exercice peut durer une éternité sans qu’il n’ait à se préoccuper du remboursement de sa dette. La stabilisation de la dette par rapport au PIB du pays est suffisante, bien que les intérêts puissent prendre de l’espace dans les dépenses. Lorsque les intérêts sont payés principalement à des résidents épargnants, l’argent reste dans le pays. En revanche, lorsque ces intérêts sont payés à des non-résidents, il faut avoir les devises nécessaires pour les rembourser, toutes choses étant égales par ailleurs.
Allant plus loin, les gestionnaires de dette des Etats souverains déterminent le volume de dettes qu’ils doivent émettre dans une année donnée par la somme du déficit budgétaire à financer excluant les intérêts (appelé déficit primaire) qui leur vient d’une direction du budget, auquel ils ajoutent les intérêts et les amortissements de la dette existante qu’ils maîtrisent. Ce total devient le montant à rechercher sur les marchés. Dès lors que ce montant est finançable, tout en stabilisant la dette en pourcentage du PIB, il n’est pas nécessaire que la dette existante et les intérêts soient remboursés avec des recettes effectives en réduisant le volume d’investissements ou d’autres dépenses. Il est donc essentiel qu’une croissance soutenable du PIB soit au rendez-vous pour stabiliser la dette en pourcentage du PIB. Malheureusement, la croissance du Sénégal (sans pétrole et gaz) était en décélération sans Covid-19.
Si par ailleurs, le déficit budgétaire global est limité, comme c’est notre cas à 3% du PIB du fait de critères de convergence pour des raisons autrement valables (nous y reviendrons), cela veut dire qu’une annulation de dettes ne libérera que l’espace des intérêts sur la dette. Ceci parce que l’amortissement pouvait ne jamais être remboursé mais toujours renouvelé par un emprunt nouveau non affecté à une dépense spécifique et nous serions toujours limités à un déficit de 3% du PIB. En revanche, si l’amortissement est dû à une banque, il doit être amorti avec des ressources réelles si la banque ne nous fait pas un nouveau crédit non affecté à un projet spécifique d’où l’importance d’avoir accès aux marchés et d’être vu par eux comme étant un souverain solvable qui honore ses engagements. Nous devions déjà atteindre les 3% du PIB de déficit en 2020 et devrons y revenir au plus tard en 2022.
Nous voyons par ce développement qu’une annulation de dettes extérieures, conjuguée d’une limite sur le déficit budgétaire global en pourcentage du PIB ne libère que deux choses : 1) des dépenses d’intérêts 2) un espace pour plus d’emprunts extérieurs si l’épargne nationale est limitée à court terme. Si ces emprunts extérieurs sont pour des projets spécifiques, il faudra les rembourser ou emprunter sans affectation à des projets spécifiques pour ne pas avoir à rembourser ces emprunts avec des recettes budgétaires. A noter que des projets peuvent avoir des taux d’intérêts concessionnels mais achetés à des prix plus élevés que leur valeur réelle compensant ainsi le créditeur pour les intérêts subventionnés. Il s’y ajoute que si un choc défavorable devait nécessiter une dévaluation de la monnaie du débiteur, la concessionnalité du prêt risque de ne plus être si importante au vu de montants à amortir plus élevés en monnaie nationale. La politique de nos autorités publiée en janvier 2020 prévoyait déjà une réduction à moyen terme de notre dette extérieure, politique à laquelle elles ne croient pas, d’où l’appel à un consensus de Dakar rejeté sur la dette et sponsorisé par des économistes français.
Le nouvel appel de Dakar dont le président Français s’est fait l’écho est une répétition qui ne va pas dans le sens de nos intérêts. Nous le disons au président Macky Sall avec la plus grande sincérité. L’après Covid-19, et le retard d’exploitation du pétrole et du gaz, ne vont que révéler ce qui était déjà connu : l’échec d’une politique de croissance et d’émergence basée sur la dette extérieure et l’état sans les préalables, comme diplomatiquement décrié par les partenaires.
Notre position est donc que nous ne devons pas renouveler des emprunts en devises si l’espace était libéré pour de soi-disant meilleurs projets ou de nouvelles dettes concessionnelles. Nous ne devons pas non plus militer pour des déficits budgétaires plus élevés que dictés par notre critère de convergence pour lever du même coup la contrainte d’endettement extérieur. Nous ne devons pas non plus lever la contrainte de déficit budgétaire pour cause de ressources extérieures, concessionnelles ou non, disponibles si cela veut dire pour nos Etats de prendre des espaces de capacités d’absorption qui devraient aller à notre secteur privé. Nos autorités ont argumenté que le secteur privé devait prendre le relai de la croissance puisque dans notre cas, l’Etat s’était endetté de manière inconsidérée entre 2000 et 2020. Qu’il en soit ainsi car c’est le rôle du critère de convergence.
Il nous faut renforcer notre marché financier national et que les investisseurs étrangers acceptent de nous prêter notre déficit d’épargne en bonne partie en notre propre monnaie. Notre déficit budgétaire devra être limité par cette contrainte de financement en monnaie nationale par des résidents ou non-résidents, et dans une mesure raisonnable d’emprunts en devises de préférence du marché et non de banques pour des projets spécifiques. Les emprunts en devises de banques (multilatérales ou privées) ne devront être que pour des projets aux revenus propres capables de se rembourser hors budget et pour des risques de change maitrisés et partagés.
Nous ne pourrons pas émettre de dettes en monnaie nationale à des non-résidents étrangers à notre zone monétaire si nous n’avons pas une souveraineté monétaire et une flexibilité de taux de change. Ceci, comme nous l’avons maintes fois argumenté, parce que ces investisseurs préfèrent une monnaie flexible qu’ils peuvent analyser par rapport à ses fondamentaux et investir sur des maturités relativement courtes pour pouvoir plus facilement liquider leurs positions. A défaut, ils préfèrent une dette à long terme mais en devises, option qui n’est pas compatible avec la stratégie d’endettement que nous préconisons. Le président de la République a délégué le leadership de cette question au Président Ouattara qui préfère un ancrage rigide du FCFA sur l’euro pour des raisons valables qui ne correspondent pas aux intérêts du Sénégal.
Nous disons donc non à l’annulation de la dette bilatérale et multilatérale si elle vise à nous permettre de la renouveler en devises et poursuivre la politique de 2000-2020. Nous n’y gagnerons pas comme nous n’y avons pas gagné depuis 1960, car cette annulation permettra à nos dirigeants socialisants de reprendre de plus belle les mêmes politiques qu’ils ont reniées sous la contrainte des dettes qu’ils ont déjà contractées en notre nom. Notre salut se trouve dans l’inclusion financière de nos populations dans une monnaie compétitive, un environnement de liberté économique, et la responsabilisation de nos collectivités locales pour focaliser l’état central dans ce qui nous est commun et dont la santé n’est qu’un exemple que notre état découvre subitement.
De ce point de vue, enfin, nous voudrions dire à l’endroit des équipes du Fonds Monétaire International et de la Banque Mondiale que la substitution progressive de la dette extérieure en une dette en monnaie locale présentée dans leur dernière analyse de viabilité de la dette du Sénégal pour décaisser les fonds Covid-19 est incompatible avec le cadre macroéconomique présenté. Il est impossible pour le Sénégal d’augmenter la dette intérieure de 30% PIB entre 2024 et 2039 dans un contexte de ralentissement de la croissance et une dette en hausse sans réforme monétaire. Cette analyse est à revoir car ce ne sera possible qu’avec une accélération soutenue de la croissance sans le pétrole et le gaz avec des réformes qui iraient dans le sens du respect des principes de la déclaration « Mobilizing with Africa ». Il s’agit d’une croissance à mener par le secteur privé dans l’après Covid-19. Pour le Sénégal, cela veut dire volontairement respecter les engagements déjà pris en janvier 2020 au vu des résultats 2012-2019 avec ou sans programme FMI/Banque Mondiale de gestion transitoire de crise. Ceci veut dire prendre notre destin en main.
Librement
Dr. Abdourahmane Sarr est Président CEFDEL/MRLD
Moom Sa Bopp Mënël Sa Bopp