CHRONIQUE DE MOUSTAPHA
Alors étudiant en journalisme et en même temps journaliste-reporter au quotidien Le Populaire, notre professeur de presse écrite, Abdou Latif Coulibaly, ne cessait de nous rappeler que la devinette n’était pas un genre rédactionnel. Or, toute production d’un journaliste sérieux doit pouvoir être rangée sans difficulté aucune dans une catégorie précise de genres rédactionnels. C’est ainsi que, comme beaucoup de mes confrères, je me suis toujours évertué à éviter tout mélange de genres dans mes écrits. Et depuis, j’abhorre la devinette. Même si elle avait largement contribué à faire le succès du journal Le Populaire où j’ai fait mes premiers pas en journalisme.
Mais, de la devinette, beaucoup de journalistes sénégalais sont aujourd’hui passés à un «genre rédactionnel» particulièrement plus nocif. Il s’agit de la voyance ou «selbéisme». Il ne se passe pratiquement plus un combat de lutte sans que Selbé Ndom n’investisse les plateaux de télévision, les ondes des radios et les colonnes des journaux pour faire le combat avant l’heure. Qu’elle ait raison ou pas, là ne se trouve pas le problème. Il faut d’abord dire que la voyance n’a pas commencé avec cette «spécialiste» de la lutte. Et elle n’est pas le propre de la société sénégalaise. Non plus. Dans son ouvrage «Un enfant du Bronx», Colin Powell, ancien secrétaire d’Etat américain et ancien chef d’Etat major de l’armée américaine, raconte que du temps du Président Ronald Reagan, un traité devait être signé entre les Etats-Unis et l’Union soviétique. Nous sommes alors en pleine guerre froide. Alors que tout est réuni pour que le traité soit signé entre Reagan et Gorbatchev, la femme de Ronald Reagan, Nancy, consulte sa voyante, une astrologue nommée Joan Quigley. Cette dernière est consultée à chaque fois que le couple Reagan doit prendre une décision importante. Elle dit alors à la First Lady de retarder la signature simplement parce qu’il y a une conjonction astrale qui fait que telle heure est meilleure que telle autre heure. C’est ainsi que le président américain de l’époque et son homologue soviétique ont dû retarder la signature du document. L’histoire du Sénégal est aussi perlée d’anecdotes de ce genre où des voyantes (ou voyants) sont intervenues –souvent discrètement – dans la prise de décision de grandes personnalités.
Cependant, le cas Selbé Ndom relève d’une autre dimension. Cette dame a la particularité de se faire de l’argent sur le dos des lutteurs. Il s’y ajoute que la discrétion, elle ne connaît pas. Aidée par une presse obnubilée par le taux d’audience ou le nombre de ventes, elle investit les médias pour faire ses «pronostics». Il faut certes avouer qu’il lui arrive de voir juste. Même si elle peut parfois passer à côté. Sur les trois grands combats de ce mois de juillet, elle a fait la bonne prédiction pour les deux. Elle avait annoncé les défaites de Yekini et de Gris Bordeaux. Et elle a vu juste. Par contre, Sa Thiès l’a fait mentir en battant Siteu de l’écurie Lansar. Mais le problème ne se situe pas à ce niveau. La grande question, celle qui doit préoccuper tout professionnel des médias, est de savoir comment la presse peut se permettre de servir de panneaux publicitaires à une dame dont on n’a aucun moyen de vérifier les dires. En fait, en faisant de la pub pour Selbé Ndom, la presse contribue à tuer le suspens des combats de lutte. Pis, elle participe à déstabiliser les lutteurs. Car ils ne sont pas nombreux les lutteurs qui peuvent se prévaloir d’un mental comme celui de Sa Thiès qui a réussi à faire fi des prédictions de la célèbre voyante et à battre son adversaire en toute sérénité. Préparer un combat pendant des mois avec tous les sacrifices que demandent les sports de combat, la lutte en particulier, et entendre à quelques heures de se rendre à l’arène qu’une voyante a prédit ta chute ! Pour déstabiliser un lutteur, il n’y a pas meilleur moyen.
Mais qui peut arrêter Selbé ? Certainement personne. Puisque tenter de l’arrêter équivaudrait à interdire la voyance au Sénégal. Ce qui ne servirait pas à grand-chose. Selbé, elle-même, dit à qui veut l’entendre qu’elle est certes consciente que sa religion interdit la voyance, mais elle ne peut pas s’en passer. C’est son droit. La solution serait peut-être d’appeler la presse à plus de responsabilités et à comprendre qu’un journaliste ne publie pas ce qu’il ne peut pas vérifier. Autrement dit, retourner à ce principe du métier de journaliste qui consiste à chercher la vérité, la vérifier et la publier.
A lire tous les mardis
Moustapha DIOP
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