J’ai lu avec un réel intérêt la contribution intitulée : «Un Peuple- Un But- Une Foi ?» écrite cette semaine par mon cousin à plaisanterie, Amadou Tidiane Wone. Avant d’y apporter ma modeste réponse, je salue ses efforts incessants consistant à élever le niveau du débat public au Sénégal. Baba Wone pose quatre questions sur ce qu’il appelle «les causes structurelles et conjoncturelles de notre surplace depuis cinquante cinq ans».
Les trois premières se rapportent respectivement à l’éducation, à l’agriculture et à la santé. La quatrième, plus provocatrice, est la suivante: «Pourquoi nous ne décollons pas alors que nos enfants réussissent partout dans le monde et dans les secteurs les plus pointus ?». Il conclut en faisant appel à un «pacte intergénérationnel» – qualification généreuse au demeurant.
Quand bien même je n’ai pas de divergence de fond sur le diagnostic sans complaisance dressé par Baba Wone, je ne partage pas l’idée d’un «surplace depuis cinquante cinq ans». Pour nous qui sommes nés dans la décennie qui suit l’indépendance du Sénégal, qu’est-ce qui nous rapproche ou nous éloigne de la génération des Alioune Badara Mbengue, Amadou Makhtar Mbow, Daniel Cabou, Cheikh Hamidou Kane, Médoune Fall, Amadou Karim Gaye, Abdoulaye Fofana, Amadou Cissé Dia, Magatte Lô, etc. Cette génération a réalisé pour notre pays des pas de géants au cours de la période postindépendance. Je crois que nous gagnerions à revisiter cette période, leurs actions mais surtout leur posture vis-à-vis du bien public et du service public.
Avons-nous les mêmes fondamentaux ? Au risque de me faire beaucoup d’ennemis, j’ai l’impression qu’avec le temps, nous avons perdu un peu de notre touche et de nos valeurs fondamentales. J’aimerais que l’on m’administre la preuve du contraire qu’avec cette génération de devanciers, nous avons le même entendement de «notre commun vouloir de vie commune». Ils incarnaient dans leur quotidien un degré élevé de l’honneur et de l’humilité, le respect du joom, du mugn et de la teranga, la considération de l’ancien et de nos patriarches. Nous nous rappelons d’eux pour l’exigence permanente d’éthique et d’abnégation qu’ils s’appliquaient à eux-mêmes.
Nous concernant, et de nos jours, non pas que nous ne savons pas ce qu’il faut entreprendre pour nous engager sur la voie du progrès et du changement qualitatif, mais à notre décharge, les solutions sont certainement plus complexes et requièrent une planification à long terme alors que nous avons une culture du résultat immédiat. Que l’on me permettre d’aller plus loin dans ma modeste analyse. Il nous faudrait avant tout refonder les valeurs cardinales de l’homo senegalensis. Nous sommes aujourd’hui témoins d’une multitude de pratiques qui étaient simplement inconcevables trois ou quatre décennies en arrière. En ville comme en milieu rural, nous assistons à une course effrénée pour l’argent. Toutes nos cérémonies sociales s’articulent autour de l’argent. Même les funérailles. Ce n’est pas sain.
En son temps, Iba Der Thiam a renommé nos institutions scolaires du nom de valeureuses références politiques, sociales, coutumières ou religieuses. Qu’en reste-il aujourd’hui ? Qui sont les modèles ? A chaque instant que nos hommes politiques actuels prennent la parole, à la télévision ou la radio, ils nous ramènent à leurs tensions quotidiennes et leurs futiles débats. D’ailleurs, certains d’entre eux se croient et se prennent pour les meilleurs d’entre nous. Pis, faire de la politique est devenu un ascenseur social. De notre temps, on a vu des étudiants passer directement de l’université à une charge ministérielle. Non pas sur la base du mérite, de compétences techniques et d’expérience administrative, mais à force d’arguments et d’effets de toge.
Poursuivons avec un dernier exemple. Une revue journalière du cyberspace, qui n’existait pas au moment des indépendances mais s’est imposée comme un impératif de notre temps, est plus qu’instructive. Un éminent compatriote écrivait récemment qu’il est devenu une «zone de non-droit». A juste raison. Allez-y lire un tant soit peu les pages commentaires des internautes. Un pays fonctionne sur des règles et avec des valeurs. Est-ce juste de dire que ce schéma n’est pas encore dépassé ?
Revenant aux trois questions posées par Baba Wone sur l’éducation, l’agriculture et la santé. Constituent-elles la quadrature du cercle ? S’il me demande mon humble avis, je lui suggèrerai non seulement d’inclure tous les secteurs de production, mais surtout tous les secteurs sociaux. Courte justification, en vrac et sans chiffres. Des générations de fils et de filles de ce pays sont appelées à payer de la sueur de leur front les multiples dettes contractées en leur nom et pour lesquels elles n’auront entraperçu que peu d’effets positifs.
Malgré les efforts consentis au cours de ces trois dernières années, notamment avec le programme de bourses familiales, l’extrême pauvreté ne décline pas. Pas besoin pour notre élite nationale d’aller en milieu rural pour poser le doigt sur cette réalité. La présence massive de parents et d’enfants mendiants dans les rues de nos capitales régionales constitue un rappel douloureux que très peu d’efforts sont faits en direction de ces citoyens à part entière. L’extraction de nos ressources naturelles ne semble pas encore bénéficier à la majorité de la population. La Côte sénégalaise, jadis réputée pour sa diversité, subit les effets irréversibles et sans relâche de toutes sortes de pollution. La mangrove, si indispensable à l’écosystème, risque de n’être bientôt qu’un souvenir si des mesures drastiques et urgentes ne sont pas prises. La lecture des rapports du Vérificateur général du Sénégal (http://www.gouv.sn/IMG/pdf/IGE_FAITS_SAILLANTS_corrig.pdf) et de la Cour des comptes (http://www.courdescomptes.sn/) illustre à quel point notre gouvernance reste chancelante.
A moins que nous ne le voulions pas, rien de ce tableau ne devrait rester statique. Et ce ne serait nullement de la charité consentie à notre peuple. Simplement la prise de conscience individuelle, à travers l’éthique du travail, qu’il est possible pour ne pas dire nécessaire de mieux servir le pays pour une prospérité partagée. Baba Wone a fini son article en citant le poète sénégalais Charles Carrère qui a dit : «La politique est un art mineur.» A nous de lui faire la démonstration que la politique, c’est l’art du possible.
Jean François BASSE
Addis Abeba, Ethiopie