Alors que le Sénégal amorce une transition politique historique, l’expérience du Brésil de Lula offre un avertissement puissant. Porté par les espoirs des masses, le Parti des Travailleurs (PT) a transformé le pays avant de tomber dans le piège des compromis avec l’élite, ouvrant ainsi la voie à un retour en arrière brutal.
Le PASTEF et le PT de Lula sont, à mes yeux, des partis frères, nés des mêmes luttes populaires, porteurs des mêmes espoirs et exposés aux mêmes pièges. Tout ce qui se déroule aujourd’hui au Sénégal me donne un profond sentiment de déjà-vu : j’ai vu le PT passer par ces épreuves et j’ai été témoin de toutes les conséquences qui ont suivi.
1. Le Brésil avant Lula : un pays à deux vitesses
Avant l’arrivée de Lula au pouvoir, le Brésil était une nation profondément fracturée, avançant à deux vitesses, marquée par une inégalité sociale extrême. Ce pays concentrait sur un même territoire les plus riches et les plus pauvres de la planète.
La majorité noire, descendante d’esclaves, avait été abandonnée à son sort après l’abolition, privée de terres à cultiver et sans aucune politique de réparation. Cette exclusion historique se reflétait dans tous les domaines : accès à l’éducation, au pouvoir et aux opportunités.
En arrivant au Brésil en 1998, j’ai été confronté à cette réalité : j’étais le seul étudiant noir de ma promotion. Dans le département de génie électrique, seuls trois étudiants noirs – deux Sénégalais et un Gabonais – figuraient parmi 400 étudiants, dans un pays où la population noire représente pourtant 55 %. Au gouvernement, le seul ministre noir était le « Roi » Pelé, alors ministre des Sports.
Le pays traversait en outre une crise énergétique sans précédent, comparable, par certains aspects, aux émeutes de l’énergie survenues au Sénégal en 2011.
2. L’ère Lula : des réformes profondes et un espoir retrouvé
Dans ce contexte, Lula est arrivé au pouvoir, porté par un plébiscite populaire. Très vite, ses politiques ont transformé le Brésil :
• Infrastructures éducatives : construction d’universités, écoles techniques et instituts fédéraux équivalents aux ISEP du Sénégal.
• Programmes de discrimination positive : quotas raciaux facilitant l’accès des noirs et des plus pauvres à l’enseignement supérieur.
• Programmes sociaux innovants : le « Bolsa Família », adopté plus tard par l’ONU comme modèle universel, a sorti des millions de familles de l’extrême pauvreté.
• Avancées sociales : les domestiques ont obtenu un statut de travailleurs formels avec toutes les garanties légales.
Grâce à ces réformes, le Brésil a rejoint le cercle des pays émergents. L’accès à l’éducation, à la santé et à l’alimentation s’est considérablement amélioré. Le pays est même sorti de la carte mondiale de la faim. Pour la majorité des familles noires, c’était une révolution : elles voyaient apparaître leurs premiers médecins, avocats, ingénieurs, journalistes et bien d’autres professionnels issus de leurs rangs.
Lula a terminé ses deux mandats avec un taux d’approbation de 90 % et a réussi à faire élire sa successeure, Dilma Rousseff (la première femme présidente), qui a définitivement résolu la pénurie énergétique. Sous son mandat, la consommation d’électricité est passée de 700 à 2 500 kWh par habitant en 2014.
3. L’erreur fatale : croire que l’élite avait accepté le changement
L’erreur stratégique de Lula fut de croire que l’élite brésilienne avait accepté ce changement profond. Peu à peu, le PT s’est éloigné de ses bases populaires pour se rapprocher de cette élite, qui n’attendait qu’une occasion pour reprendre le pouvoir.
Cette occasion est survenue en 2014. Quelques mois avant les élections, une baisse précipitée du prix de l’électricité a conduit à une explosion de la consommation, fragilisant le système. L’élite a saisi cette opportunité pour demander la destitution de Dilma Rousseff et organiser la persécution judiciaire contre Lula, sur des accusations fallacieuses, rappelant les manœuvres qui ont visé le président Sonko au Sénégal.
Le résultat fut dramatique : l’extrême droite est arrivée au pouvoir, détruisant méthodiquement les acquis sociaux. La pandémie de Covid-19, gérée avec une politique négationniste, a causé plus de 700 000 morts. Finalement, consciente que Lula était le seul à pouvoir vaincre l’extrême droite, l’élite a orchestré sa libération après deux ans de prison.
4. L’avertissement du Sud : l’exemple du Parti des Travailleurs de Lula
L’histoire du PT est un avertissement pour le PASTEF. Ces deux partis partagent les mêmes racines, les mêmes aspirations et font face aux mêmes dangers. L’expérience brésilienne montre que :
• Les réformes sociales, même ambitieuses, sont insuffisantes si l’appareil d’État n’est pas transformé en profondeur.
• Les pactes avec l’élite sont fragiles et souvent piégés.
• Le pouvoir doit rester ancré dans les masses et non se laisser absorber par les logiques de compromission.
5. Leçons pour le PASTEF et pour l’avenir du Senegal
Le Sénégal est aujourd’hui à un tournant historique. Pour moi, tout ce qui se passe aujourd’hui est un miroir de ce que j’ai vu au Brésil. J’ai été témoin de la montée du PT, de ses victoires sociales, mais aussi de son affaiblissement progressif face aux pièges de l’élite.
Le PASTEF doit donc :
• Ne jamais rompre le lien avec les bases populaires, car elles sont le véritable garant du projet de rupture.
• Réformer l’appareil d’État en profondeur, afin que les anciens réseaux de domination ne puissent se reconstituer.
• Se méfier des alliances opportunistes avec l’élite, qui ne visent qu’à neutraliser le projet de transformation.
• Protéger les acquis sociaux par des mécanismes irréversibles, qui ne puissent être facilement démantelés.
L’histoire récente du Brésil nous enseigne qu’un projet populaire, aussi ambitieux soit-il, peut être renversé si la vigilance s’émousse. Le PASTEF, parti frère du PT, ne peut pas commettre les mêmes erreurs. Pour que la rupture au Sénégal soit réelle et durable, elle doit rester ancrée dans le peuple, consolidée par des réformes structurelles et défendue avec courage contre toutes les formes de sabotage, internes comme externes.
Mamour Sop Ndiaye
Cadre de Pastef établi au Brésil