L’actualité sénégalaise est marquée par une proposition de loi portée par l’honorable député Amadou Ba visant à centraliser la gestion foncière autour de l’Agence Nationale de l’Aménagement du Territoire (ANAT) et à suspendre les opérations foncières des collectivités territoriales jusqu’aux élections locales de 2027. Une telle initiative suscite de vives inquiétudes quant à l’avenir de la gouvernance foncière au Sénégal.
En tant que jeunes diplômés en gouvernance foncière et gestion des territoires, nous nous sentons directement interpellés. Le foncier est un enjeu sensible, complexe et profondément ancré dans l’histoire, la culture et l’économie des peuples. Au-delà du cadre juridique, il revêt une dimension sociale et économique incontournable. La loi n°64-46 du 17 juin 1964 relative au Domaine national, bien que perfectible, repose sur un principe fondamental : la gestion foncière doit être ancrée dans une approche décentralisée, impliquant les collectivités locales selon le principe de subsidiarité.
L’objectif initial du législateur était d’optimiser l’utilisation des terres en confiant leur gestion aux autorités locales, censées être plus proches des besoins des populations. Cependant, nous reconnaissons que l’application de cette loi a souffert de nombreuses lacunes, notamment un manque de clarté dans son exécution et des abus dans l’affectation des terres. Plutôt que de recentraliser la gestion foncière, une réforme structurelle s’impose pour corriger ces dysfonctionnements et renforcer les capacités des collectivités territoriales.
Une fausse solution à un vrai problème
La centralisation foncière ne résoudra pas les abus et les conflits fonciers. Contrairement à une idée répandue, les collectivités territoriales n’ont jamais eu le monopole de la gestion foncière. L’État, à travers ses services déconcentrés et ses dispositifs de contrôle, a toujours joué un rôle clé dans toutes les opérations foncières :
- Les affectations et désaffectations des terres du domaine national sont soumises à l’approbation de l’État (articles 2,8,14,19 de la loi n°72-1288 du 27 octobre 1972).
- Les immatriculations foncières (article 3 de la loi 64) et les baux emphytéotiques relèvent de sa compétence exclusive.
- Les zones classées et les terres domaniales en zone urbaine sont administrées par ses services techniques.
Si des abus existent, ils ne sont donc pas uniquement imputables aux collectivités locales, mais bien à un système global de gouvernance foncière qui peine à garantir transparence et équité.
Par ailleurs la remise en cause des compétences des collectivités territoriales en matière foncière soulève de profondes inquiétudes quant à l’avenir de la décentralisation et du développement local, et présente un certain nombre de risques et de menaces :
➢ Les risques d’un recul démocratique
Suspendre les prérogatives des collectivités territoriales en matière foncière serait une
atteinte aux principes fondamentaux de la décentralisation.
➢ Un affaiblissement de l’autonomie locale : Les élus locaux, bien que
perfectibles, sont les mieux placés pour comprendre les réalités du terrain et
répondre aux besoins des populations.
➢ Un retour à une gestion opaque : Centraliser le foncier au niveau de l’ANAT risque de déconnecter les décisions des réalités locales et d’accroître le risque de spéculation et de favoritisme.
➢ Un frein au développement économique des territoires : L’accès à la terre est un levier crucial pour l’agriculture, l’habitat et l’investissement local. Geler les opérations foncières pendant plusieurs années mettrait en péril de
nombreux projets et investissements.
➢ Un précédent inquiétant
L’affaire SEDIMA contre les populations de Ndingler illustre les limites de la gouvernance foncière actuelle et le rôle ambigu de l’ANAT. Ce contentieux, qui oppose deux collectivités territoriales sur des questions de limites, montre que l’ANAT, bien qu’impliquée dans la Commission de Contrôle des Opérations Domaniales, n’a pas su
prévenir le conflit. Confier temporairement la gestion foncière à une institution qui n’a pas démontré son efficacité risque d’aggraver les tensions foncières.
Face à ces risques, la solution ne peut résider dans une confiscation des compétences locales, mais plutôt dans une réforme foncière inclusive, garantissant à la fois transparence, efficacité et participation des acteurs concernés.
Vers une réforme foncière cohérente et inclusive
Plutôt qu’une suspension brutale des opérations foncières, il est urgent d’engager une réforme concertée et structurée. Celle-ci devrait viser :
➢ Une meilleure application des textes existants, en clarifiant les compétences des collectivités et de l’État.
➢ Un renforcement des capacités des collectivités territoriales, avec des moyens humains, techniques et financiers adaptés (la trilogie : acteur, action, moyen).
➢ Une modernisation des outils de gestion foncière, en s’appuyant sur les technologies SIG et une transparence accrue dans l’attribution des terres.
➢ Une implication accrue des populations dans la prise de décision, pour garantir un aménagement du territoire plus équitable et inclusif.
➢ Une généralisation adéquate des documents de planification (POAS, SCADT, SIF, CDI, etc.).
En tout état de cause, la solution ne saurait résider dans une mesure radicale de recentralisation, qui poserait à la fois un problème de légalité et d’opportunité. Sur le plan juridique, suspendre les prérogatives foncières des collectivités territoriales reviendrait à violer les principes fondamentaux de la décentralisation, consacrés par la Constitution (article 102) et les lois en vigueur.
Une telle décision risquerait d’être contestée devant les juridictions compétentes, compromettant sa mise en œuvre et créant une insécurité juridique dommageable. D’un point de vue pratique, cette confiscation des compétences locales ne répondrait pas aux véritables défis de la gouvernance foncière. Au contraire, elle priverait les territoires de leur capacité à gérer les enjeux fonciers avec réactivité et proximité, tout en favorisant une administration plus bureaucratique, opaque et éloignée des réalités du terrain.
Ainsi, plutôt qu’une recentralisation autoritaire et inefficace, une réforme foncière inclusive s’impose comme la seule alternative viable. Elle permettrait d’améliorer la transparence et l’efficacité de la gestion foncière tout en préservant l’implication des collectivités territoriales et des acteurs locaux, dans le respect des principes démocratiques et du développement durable des territoires.
Honorable député, nous vous exhortons à repenser cette proposition de loi en concertation avec l’ensemble des acteurs du foncier. Une réforme réussie ne saurait se faire sans une véritable inclusion des collectivités territoriales et une volonté politique forte afin d’assurer une gouvernance foncière plus transparente et efficace.
Nous restons mobilisés pour une gestion foncière qui respecte les principes de décentralisation et qui sert réellement le développement du Sénégal.
PERSPECTIVES POUR UNE APPROCHE ÉQUILIBRÉE
- Réformer sans Décentraliser
- Renforcer les Collectivités :
o Transferts financiers ciblés (art. 211 CGCT) pour combler le déficit de moyens.
o Formation des élus locaux sur la gestion foncière et les outils de transparence. - Rôle Régulateur de l’État :
o Audits indépendants des opérations foncières, avec sanction des abus ; lutte contre la corruption foncière.
o Clarification des Limites Territoriales via l’ANAT, en lien avec les
acteurs locaux.
- Activer le Document de 2016
- Mettre en œuvre les 7 Axes Stratégiques du Document de Politique Foncière, notamment :
o Sécurisation des droits coutumiers.
o Création d’un observatoire national du foncier.
- Dialogue Inclusif et Urgence
- Assises Nationales du Foncier :
Impliquer tous les acteurs (État, collectivités, chefs traditionnels, secteur privé, OSC) pour définir une feuille de route consensuelle.
Pour sortir de l’impasse, une troisième voie est possible :
- Rejeter la recentralisation, mais réactiver et enrichir le Document de Politique foncière de 2016.
- Sanctionner les abus sans priver les collectivités de leurs compétences.
- Investir dans la décentralisation effective, condition sine qua non d’une gouvernance foncière apaisée et prospère.
Le foncier ne doit pas être un champ de bataille politico-juridique, mais un levier de souveraineté et de justice sociale.
Signataires
- Mamadou SAMBE, Responsable en Gouvernance foncière chez Action Aid Sénégal.
- Issa SOW, Doctorant spécialiste du foncier minier, LARESPO UGB.
- Ndèye Aminatou THIAM, Urbaniste chez DRULHP-Louga
- Coly MBALLO, Doctorant en géographie, consultant en foncier et aménagement du
territoire, Leidi UGB. - Ahmadou Bamba NDIAYE, Contrôleur des Impôts et des Domaines.
- Mouhamadou Seydou DIALLO, Politiste et juriste spécialisé en Gouvernance foncière et
gestion des territoires. - Ousmane DEMBA, Consultant en gestion foncière et développement territorial.
- Abdou Fattah FAYE, Responsable de programme de développement économique local à la
SAED. - Atta Ida DIACK, Assistante expert foncier chez Groupement Betplus-Audet-AG).
- Saliou DIOP, Chargé de missions coopératives énergétiques en Auvergne Rhône – Alpes.
- Amadou Bamba SOW, Opérateur topographe chez Groupement EXP – PROCAD – ERCE.
- Nathaly MENDY, Assistante expert foncier chez Groupement Betplus-Audet-AG).
- Abdou Karim MANE, Enseignant.