La mesure de suspension des programmes de la chaîne de télévision privée Walf TV est prolongée pour un mois par les autorités sénégalaises. Motif : avoir couvert et diffusé des images des récentes manifestations dans le pays. Reporters sans frontières (RSF) dénonce un acharnement et une décision abusive émanant du ministre de la Communication.
C’est la première fois dans l’histoire de l’audiovisuel privé du Sénégal qu’un média est suspendu sur une durée aussi longue : 30 jours consécutifs. Cette décision abusive du ministre sénégalais de la Communication, des Télécommunications et de l’Économie numérique, Moussa Bocar Thiam, marque une nouvelle étape dans l’acharnement contre la chaîne Walf TV depuis au moins deux ans.
La chaîne de télévision s’est vue notifier, le 9 juin, une interdiction de diffusion, pendant un mois, à la suite de reportages sur les manifestations déclenchées par la condamnation à deux ans de prison du principal opposant politique, Ousmane Sonko. Les autorités reprochent à Walf TV d’avoir diffusé “en boucle des images de violences” et d’avoir ainsi “exposé des adolescents” à celles-ci, ce qui constituerait “une violation des conditions ayant permis l’autorisation d’établissement ou d’exploitation délivrée par le ministre chargé de la Communication”.
“Cette suspension constitue un dangereux abus de pouvoir qui pourrait être utilisé contre tout média dont la couverture déplairait aux autorités mais qui, pourtant, ne fait que son travail, alerte le directeur du bureau Afrique subsaharienne de RSF, Sadibou Marong. Le Sénégal doit redevenir un fleuron de la liberté de la presse en Afrique. Nous appelons les autorités à œuvrer dans ce sens, en cessant de persécuter le groupe Walfadjri, en abrogeant toutes les dispositions liberticides du Code de la presse, en protégeant le travail des professionnels de l’information et en prenant des engagements forts lors des Assises de la presse qui se préparent pour juillet prochain.”
La “voix des sans voix” régulièrement bâillonnée
Walf TV est régulièrement victime de suspensions de la part du Conseil national de régulation de l’audiovisuel (CNRA). Avant cette suspension d’un mois, elle avait été interrompue le 1er juin, pour 48 heures. En mars 2021, le CNRA avait également interrompu ses programmes pendant trois jours, lui reprochant de diffuser “en boucle” les images des troubles provoqués par l’arrestation de l’opposant politique Ousmane Sonko. Une autre suspension d’une semaine à compter du 10 février 2023 avait aussi été justifiée selon le CNRA par une “couverture irresponsable” des manifestations dans une ville du centre du pays où l’opposant était présent. Cette fois, le ministre s’est lui-même arrogé le droit d’ordonner la coupure du signal de Walf TV en s’appuyant sur le Code de la presse, alors même que celui-ci ne le cite pas comme autorité compétente en la matière.
Fondé par Sidy Lamine Niasse, figure de la presse sénégalaise décédé en 2018, Walfadjri est présent dans le paysage médiatique depuis 1984 sous la forme d’un mensuel papier, puis d’un hebdomadaire et, à partir de 1993, d’un quotidien. Depuis lors, le groupe compte aussi une radio et une télévision avec des stations régionales, où plusieurs générations de journalistes sénégalais ont fait leurs premières armes. Son slogan “voix des sans voix” découle aussi de son maillage du territoire national, du pluralisme et de la diversité de sa couverture des événements du pays.
Manque à gagner, initiative de soutien bloquée
La décision intervient dans un contexte économique difficile pour les médias au Sénégal. Cette suspension, au-delà de priver des millions de citoyens d’une information via la chaîne télévisée, empêche également Walf TV d’honorer ses engagements auprès des annonceurs, s’inquiète, auprès de RSF, l’actuel président directeur général, Cheikh Niasse. La direction a été obligée de prendre une mesure conservatoire de mise au chômage technique de plus d’une centaine d’employés.
Face au préjudice financier induit par la suspension, une cagnotte à été ouverte pour soutenir le média. Mais celle-ci a été bloquée par un opérateur de transfert d’argent du pays sur ordre des autorités. Les soutiens du groupe Walfadjri et les défenseurs de la liberté de la presse à l’origine de cette initiative y voient un nouvel acte de persécution contre un média dont l’un des journalistes, Pape Ndiaye, est en détention préventive depuis le mois de mars. Ses rendez-vous avec le juge chargé d’instruire son dossier ont été reportés au moins deux fois.
Le Sénégal est passé de la 73e place en 2022 à la 104e place sur 180 en 2023 au Classement mondial de la liberté de la presse établi par RSF.