Plus aucun laissez-passer pour les morts. C’est l’une des conséquences de la fermeture des espaces aériens mondiaux en pleine pandémie liée au coronavirus : les rapatriements funéraires depuis la France sont compromis. Un déchirement pour de nombreuses familles, notamment dans les diasporas africaines : beaucoup n’ont pas d’autre choix que d’enterrer leurs proches décédés sur le sol français. A l’épreuve du deuil s’ajoute alors la culpabilité de ne pas pouvoir respecter les dernières volontés de leurs défunts.
« C’est une douleur indescriptible. Je ne souhaite à personne de vivre cela », confie Mohamed, la voix lourde. Son grand-père s’est éteint à l’âge de 85 ans, dix jours après l’entrée en vigueur des mesures de confinement en France. « On n’a pas pu lui rendre visite pendant ses trois jours d’hospitalisation. Même pas un coup de téléphone. Et même après sa mort, impossible de voir son corps. Pour nous, c’était la double peine », explique l’homme de 29 ans.
Décédé du Covid-19, le patriarche ne pourra pas être inhumé, comme il l’aurait souhaité, dans son pays natal, l’Algérie. La nouvelle a été d’autant plus difficile à accepter pour Mohamed et sa famille que l’islam encourage les retours post-mortem vers les terres d’origine, à l’instar des deux autres monothéismes, judaïsme et christianisme, dans une moindre mesure. Comme beaucoup de croyants, ils s’étaient mis eux aussi à redouter plus que tout la mort d’un être cher dans cette France confinée où les funérailles sont abrégées et les rites empêchés.
« On a envisagé tous les scénarios possibles. Initialement, on voulait envoyer sa dépouille par avion-cargo. Puis on a eu l’espoir de pouvoir l’enterrer ici dans un premier temps, avant de le déterrer et de le renvoyer au pays une fois le confinement terminé. Mais religieusement, ce n’est pas possible », concède Mohamed. Lui et sa famille ont dû se résigner à enterrer leur parent dans le carré musulman du cimetière de la commune d’Ile-de-France où il résidait depuis une cinquantaine d’années. « Pour nous c’est bizarre. Ma grand-mère est enterrée là-bas et mon grand-père ici. On aurait aimé qu’ils soient réunis. »
Manque de carrés musulmans
Au-delà des traditions religieuses, le rapatriement est surtout un choix qui résonne avec le parcours migratoire des personnes décédées. « Par le rapatriement, il y a cette volonté de réintégrer le défunt dans une filiation et de réparer cette rupture des trajectoires familiales provoquée par la migration », explique Valérie Cuzol, chercheuse au centre Max-Weber, à Lyon, qui travaille sur les enjeux de l’inhumation chez les immigrés originaires du Maghreb et leurs descendants. Elle estime « entre 80 et 85 % » la proportion de rapatriement posthume chez cette population en France. « Même ceux qui sont nés ici sont majoritairement rapatriés à leur mort », ajoute-t-elle. Bien qu’il soit difficile d’obtenir des données précises sur l’ampleur des rapatriements depuis la France en direction des pays africains, ils se compteraient chaque année par milliers.
La pratique est encadrée par les entreprises funéraires. Depuis le début de l’épidémie, le portable de Jamal, 36 ans, n’arrête pas de sonner. « On m’appelle quasiment toutes les heures pour m’annoncer un nouveau décès », reconnaît ce directeur de pompes funèbres musulmanes. Dans ses deux agences de Vitry-sur-Seine et Montreuil, en région parisienne, les familles se pressent pour organiser un enterrement ou demander un rapatriement, souvent en vain. « Des pays comme le Maroc, la Tunisie, la Guinée, le Mali, le Sénégal ou la Côte d’Ivoire ne proposent plus de vols ou refusent les morts du Covid-19 », précise-t-il. Seule l’Algérie autorise encore les rapatriements de ses ressortissants décédés à l’étranger, sur présentation d’un certificat de non-contagion du défunt.
Face à ces interdictions, certains n’hésitent pas à se tourner vers d’autres voies. « Une famille malienne voulait absolument rapatrier un parent décédé du Covid-19. Donc elle s’est débrouillée pour emmener le défunt en Belgique et, de là, le rapatrier à Bamako », raconte Jamal, qui affirme qu’actuellement, « 80 % des décès » qu’il traite sont liés au Covid-19. Ce qui le pousse à rediriger dorénavant ses clients vers des enterrements dans les cimetières des communes d’Ile-de-France. Mais face à l’afflux des demandes, l’attente pour les inhumations a quadruplé. « D’habitude, on fait des enterrements en 48 heures. Là, le délai est passé à plus d’une semaine. Et il commence à y avoir de moins en moins de place dans les cimetières. Certains nous ont déjà dit qu’il n’y avait plus d’emplacements pour les musulmans. »
Le manque de carrés musulmans dans les cimetières français est une problématique récurrente. En 2015, leur nombre s’élevait à 449 sur les quelque 36 000 communes de France et à 279 pour les regroupements juifs. Soit, en cinq ans, une augmentation d’environ 125 % pour les espaces musulmans et de 180 % pour les espaces israélites. Une hausse insuffisante pour répondre aux besoins. Sur Twitter, le recteur de la Grande Mosquée de Paris et vice-président du Conseil français du culte musulman (CFCM), Chems-Eddine Hafiz, a appelé les maires de France et le ministre de l’intérieur, Christophe Castaner, à se saisir du problème.
Des funérailles sobres et écourtées
« Cette pandémie révèle deux choses : l’inégalité que crée le manque de places dans les carrés confessionnels des cimetières français et l’importance du rôle des Etats tiers dans la gestion et la circulation des morts », insiste Valérie Cuzol. La Tunisie, le Maroc et l’Algérie ont développé des politiques de rapatriement très actives en proposant sa prise en charge par les consuls et les ambassades, sans oublier les contrats d’assurance prévoyance proposés aux immigrés et à leur famille. Dans le contexte actuel, l’ambassade du Maroc en France a annoncé le 3 avril un soutien financier aux plus démunis pour l’organisation des obsèques en France. Quant aux diasporas, elles se mobilisent pour payer les obsèques de leurs défunts via des cagnottes.
Car d’autres familles parviennent à faire rapatrier leurs morts. Depuis le 27 mars, le père de Farid est enterré dans son village natal de Kabylie, à 200 km d’Alger. Lui n’est pas décédé du Covid-19, ce qui a simplifié les démarches pour sa femme et ses neuf enfants, à Alès (Gard). « On avait juste cinq jours pour tout organiser et le voir une dernière fois, car on savait qu’en choisissant l’Algérie comme lieu d’inhumation, on ne pourrait pas l’accompagner », souligne Farid. L’impossibilité d’assister aux obsèques a d’autant plus compliqué la tâche qu’il a fallu tout organiser à distance. « La difficulté, c’était ça aussi : des échanges de documents sur WhatsApp, l’avion qui a eu dix heures de retard entre Lyon et Alger et pas d’informations… On regardait même les sites d’aviation civile pour vérifier les horaires de vol en temps réel. »
Finalement, la dépouille de Mohand, son père, a été récupérée par une ambulance à l’aéroport d’Alger, avant d’être conduite auprès de ses frères. Des funérailles sobres et écourtées, confinement oblige. « L’essentiel, c’est qu’il repose en paix dans son village. Nous, on pourra toujours aller se recueillir sur sa tombe quand tout ça sera fini », promet Farid.