ENTRETIEN
Le groupe Wal Fadjri a soufflé ses 34 bougies ce 13 janvier 2018. Voilà 34 ans que le groupe engage le combat pour la démocratie, la liberté d’expression et la justice. Dans cet entretien, son Président directeur général, Sidy Lamine Niass, revient sur ces années d’expérience qu’il considère comme exaltantes et bénéfiques pour le Sénégal. Il n’a pas manqué d’évoquer les difficultés que traverse le groupe depuis le début à nos jours.
Walf Quotidien : Que retenir des 34 ans d’existence du groupe Wal Fadjri ?
Sidy Lamine Niass : L’expérience est, avant tout, exaltante malgré les difficultés. Puisque travailler dans l’objectif de démocratiser le pays et être, en même temps, la voix des sans voix est difficile. Pour nous, depuis le début, c’était un défi qu’il fallait relever, un challenge. Mais, au même moment, c’était aussi un sacerdoce. Et c’est cela qui faisait que c’était exaltant. Au commencement était le journal. Dans une première étape, ce fut un bimensuel qui a vécu pendant quatre ans. Avant de passer hebdomadaire pendant quatre à cinq ans, pour devenir enfin quotidien. Ce fut d’abord un quotidien en trois parutions (lundi, mercredi et vendredi) pendant quelques mois. Avant de paraître du lundi au vendredi pendant un an, pour devenir enfin un quotidien intégral. Nous sommes allés jusqu’à trois quotidiens en plus de la radio et de la télévision. Parallèlement, il y avait le site internet. Donc, c’est un groupe complet qui a pris le temps nécessaire d’évoluer.
Seulement, cette évolution ne s’est pas déroulée tel un fleuve tranquille. Au contraire, nous avons eu à traverser, durant tout ce temps, beaucoup de difficultés. Au tout début, notre casse-tête était qu’il n’y avait pas de publicités du tout pour la presse privée. Comme nous sommes dans un pays où la politique tient l’économie et tient, par conséquent, les relations économiques, nous n’avions pas droit à une quelconque publicité d’autant que la presse privée était assimilée à une presse d’opposition. Ainsi, on ne se basait pas sur des critères comme l’audience par exemple pour trouver des supports afin de faire passer des messages publicitaires. Et, sur ce point, la situation n’a pas beaucoup changé puisque l’économie prête toujours une attention particulièrement à l’Etat et à ses amitiés dans sa politique en matière publicitaire. Une fois qu’ils pensent que vous êtes suspect ou que vous ne satisfaites pas le prince du moment, vous êtes exclu des marchés de la publicité. Durant ce temps, vous verrez des réticences et cela peut même être, quelques fois, des directives qu’ils reçoivent.
Où se trouve la difficulté dans tout cela ?
Le quotidien vit, d’abord, de ses ventes. Ces ventes prennent en charge les tirages. Maintenant, il reste les autres charges comme le personnel. Ensuite, il y a bien sûr des charges locatives et des charges de gestion. Tout ceci, il faut le chercher. Et, sans la publicité, il faut injecter carrément dans la société de l’argent trouvé ailleurs. Par quel moyen ? Des moyens propres. Car, si vous prenez à crédit, vous serez toujours devant le créancier. Le plus difficile, c’est avec la radio et la télévision. Puisque, ce qu’on a avec le quotidien, on ne l’a pas avec l’audiovisuel. Avec l’audiovisuel, pour l’auditeur ou le téléspectateur, tout est gratuit. On aurait pu penser à des solutions comme trouver un financement additif à travers les factures d’électricité. On devrait pouvoir trouver avec ce mode de financement un moyen de retour sur investissement pour ces gens qui travaillent.
Il y a, en deuxième lieu, l’Etat qui a le devoir d’informer sur tous les plans et qui doit savoir que ces organes de presse privée font un service utile, voire même d’utilité publique. Puisque, quand il y a un problème en Casamance, pour prendre le problème le plus connu, il faut tout faire pour couvrir l’événement de la manière la plus responsable et la plus professionnelle possible. Il y a également toutes ces populations qui sont en difficulté et qui veulent être entendues, vues des Sénégalais. Elles ont des problèmes primaires d’électricité, de santé ou même de route et trouvent dans ces organes un moyen de s’exprimer. Mais il n’y a pas de retour sur investissement. Voilà pourquoi l’Etat devait penser à des aides, à des appuis conséquents puisque son argent, c’est celui des contribuables. Mais, ce qu’on appelle l’aide à la presse, même si elle était conséquente, elle est distribuée politiquement. C’est-à-dire selon les organes qui les appuient. Mais, un groupe comme Wal Fadjri avec plusieurs quotidiens, des radios et une télévision, ainsi que les satellites pour servir les Sénégalais de la diaspora, ne recevait que 20 millions de francs au titre de l’aide à la presse.
Cette aide, vous la recevez en tant que groupe de presse ou organe de presse ?
Ils donnaient au groupe. Ils ne donnaient pas par organe. Ils auraient dû penser à chaque organe. Mais le groupe recevait un chèque de 20 millions de francs Cfa alors que dans le groupe, il y a des organes. Et c’est là où le bât blesse. C’est pour vous dire que partout, les moyens ne suivent pas. On fait un travail d’utilité publique. Mais, il n’y a pas un retour venant de l’argent du contribuable pour soutenir ce travail d’utilité publique.
Les organes privés souffrent également de l’absence de publicité. A qui la faute ?
Pour la publicité, il n’y a pas une clé de répartition claire. Le plus grave est que la publicité, souvent, est distribuée de sorte qu’une bonne partie va aux affichages qui appartiennent, dans la plupart des cas, à des firmes étrangères. Donc, on fait vivre les entreprises étrangères et on affaiblit celles nationales. Les quotidiens, les radios et les télévisions qui font une grande couverture, qui sont bien regardés et qui sont des supports importants pour la publicité sont moins pris en charge. Tout ceci pour vous dire que les problèmes sont réels. Nous sommes dans un pays où l’Etat, sur le plan de la presse et de l’audiovisuel, préfère nourrir d’abord l’étranger. Tel est le cas avec cette publicité qu’on donne à des hebdomadaires étrangers comme Jeune Afrique et autres qui sont si peu lus des Sénégalais d’ici et de la diaspora et qui se voient parfois attribuer des budgets très importants qui auraient pu servir à la presse nationale.
Certes, à la Rts, on essaye de convaincre que c’est un problème de service commercial d’abord. Mais, ce n’est pas vrai. C’est beaucoup plus un problème d’influence. Ces organes d’Etat vivent de l’influence de l’Etat. Aujourd’hui, si on se basait sur l’audience, on a un service commercial très dynamique. Ceux qui font la publicité, ils sont connus et ils ne sont pas loin. Le produit que l’on présente est de qualité. Si l’on prend les sondages, eux, ils sont toujours derrière. On ne peut donc pas comprendre que des organes d’Etat prennent les plus gros morceaux, certains parlent de 60 % de la publicité. On peut même parler de plus. Parce que c’est entre eux et les affichages.
Quant aux organes de presse privée, ce sont des miettes qu’ils reçoivent et quelques fois à des prix où certains sont obligés même de brader. Ce que nous refusons. Tout ceci montre qu’il y a des difficultés à cause de cette influence de l’Etat qui fait que les organes d’Etat reçoivent plus. Comme ils disent que ce sont des organes d’Etat, c’est normal qu’ils soient subventionnés. Ils reçoivent une subvention de la part de l’Etat et une subvention internationale. Puisque, certains pays étrangers, quand ils veulent travailler avec des organes de presse, ils s’adressent prioritairement à ceux de l’Etat. Au lieu de mettre en avant l’aspect démocratique, que ces aides internationales soient matérielles ou autres, on privilégie le côté étatique. De même, quand les investissements tendent à renforcer la démocratie, la transparence, on ne pense qu’aux organes d’Etat. Or, s’il y a un problème, c’est toujours de ce côté-là. L’unilatéralisme dans le traitement de l’information, c’est eux. La censure de l’opposition qui est un acteur principal de la démocratie, est toujours de leur fait. Or les organes privés travaillent beaucoup plus et sont plus indépendants de l’Etat. C’est pour cela d’ailleurs, qu’on l’appelle presse indépendante.
Même si nous avons été confrontés à toutes ces difficultés que vit toute la presse privée, il fallait quand même le faire durant ces 34 ans.
Malgré toutes ces difficultés, qu’est-ce qui explique la survie du groupe Wal Fadjri ?
C’est de l’argent personnel qu’on y injecte régulièrement. La comptabilité est là. Il y a ce qu’on appelle le compte courant dans lequel le promoteur injecte chaque fois, par ses biens propres, des moyens et tout ce qu’il peut trouver par ci, par là. La comptabilité est là et on peut le vérifier.
Pourquoi investir autant d’argent pour travailler à perte ?
C’est parce que, pour moi, c’est comme une mission, un sacerdoce. Dans ma vie, j’ai toujours milité pour l’indépendance de ce pays, sa dignité et pour des principes. Les grands principes qui font un grand pays. J’ai toujours milité depuis l’enfance. Quand j’ai trouvé une occasion à travers la démocratie multipartisane, je l’ai saisie. Dès le discours de Mitterrand dans les années 80, je me suis dit voilà l’occasion d’investir dans la presse, au lieu de rester un théoricien ou de distribuer des tracts comme nous le faisions quand nous étions étudiants. Et c’est ce combat que j’entends continuer. Donc, pour moi, c’est un sacerdoce. Amadou Makhtar Mbow disait, dans la préface à mon livre, que je suis rentré dans la presse comme on rentre dans une religion. Donc, c’est le sacerdoce que j’ai choisi. Maintenant, vous verrez que c’est de l’argent qu’on injecte et on est déficitaire.
Vous avez toujours soutenu que Walf sera un groupe centenaire. Etes-vous toujours dans cette logique ?
Il faut toujours garder l’espoir. C’est dans ce sens que je le dis. Quand je vois que le Sénégal en a besoin et que l’expérience n’a fait que bénéficier aux Sénégalais, je peux toujours espérer que cela vit aussi longtemps. Mais tout se fait, tout se conjugue pour nous barrer la route, surtout de la part de l’Etat. Il a ses moyens de nuisance. Donc, on peut toujours se dire que ce sera aujourd’hui, le dernier jour. Mais, on a préféré la résistance. Nous avons résisté durant 34 ans. Nous allons essayer encore de continuer à résister. Mais, pour dire vrai, ça peut s’arrêter à n’importe quel moment. C’est comme quelqu’un qui vit dans un environnement où les balles viennent de partout et surtout viennent de ceux qui ont toutes les munitions. Tout le monde voit cette grande artillerie qui vise directement le groupe Wal Fadjri. Donc ça peut s’arrêter à tout moment. Mais on garde toujours l’espoir en parlant de centenaire.
On reproche au groupe d’être du côté du peuple et de ne jamais être du côté du gouvernement. Est-ce une question de principe ou d’option?
On a opté pour le contre-pouvoir. Il faut comprendre par-là que le contre-pouvoir n’est pas être contre le gouvernement. Nous ne sommes pas une opposition. On ne travaille pas pour un groupe d’opposition. On ne travaille pas pour amener quelqu’un au pouvoir. On ne travaille pas pour un partage de gâteau pour dire que si demain, monsieur X ou Y arrive au pouvoir, on aura notre part. Mais on ne travaille pas, non plus, pour le pouvoir. Entre le pouvoir et l’opposition, nous avons choisi d’être entre le marteau et l’enclume. Qui est-ce qui tire profit de ce choix ? Ce sont les populations qui ont besoin d’un endroit où crier leur ras-le bol.
Ce juste milieu auquel vous faites allusion existe-t-il réellement ? Etes-vous prêt à vous aligner sur le pouvoir pour survivre ?
Non ! Le juste milieu existe. Le juste milieu s’appelle la justice. C’est ce qui devait exister. C’est ce qui est naturel. Nous tendons vers un Etat de droit. Et avec un Etat de droit, tout ceci est déjà réalisé. Puisqu’un Etat de droit veut dire que la politique prend son champ sans pour autant gêner l’économique, le culturel ou le social. Il ne faut pas dire aux autres : faites comme moi, parlez comme moi. C’est cela qui n’est pas normal. C’est pourquoi je ne vais pas créer des organes qui vont passer des communiqués du gouvernement, de l’Etat. C’est cela la vocation de l’organe officiel. Les autorités publiques ont leurs organes qui font ce travail. La voix de son maître existe déjà et que cette voix est officielle. Nous ne venons pas multiplier cette voix. Nous n’avons pas voulu être l’autre voix du maître.
Les leaders d’opposition ont leurs propres organes qui font la promotion de leurs idéaux, leurs formations. C’est-à-dire la formation dans laquelle leur leader est le meilleur. Nous ne sommes là, ni pour la promotion d’un leader de l’opposition, encore moins pour la communication de l’Etat. C’est quelque chose qui est naturel chez nous. D’ailleurs, dans quel monde sommes-nous pour que vivre naturellement dans un Etat de droit, investir dans un marché, avec une agence commerciale et une ligne éditoriale correcte, ne passe pas ? C’est ça qui pose problème. Si pour que le groupe continue à survivre, il faut que nous mettions la pédale douce, cela veut dire qu’on ne pourra jamais vivre. Alors, vaut mieux se battre pour que cette situation normale, naturelle règne plutôt que de laisser s’implanter une situation qui n’est pas naturelle.
Je ne dis pas que le politique ne doit pas exister, mais elle a son champ. Je ne dis pas qu’un Etat qui gère une situation ne doit pas gérer, mais il a son champ. Mais un contre-pouvoir, c’est quelque chose de naturel, de possible.
Après 34 ans, quelles sont les perspectives du groupe Walf ?
C’est très difficile de parler de perspectives. Mais nous sommes dans un secteur où il y a une évolution. Il y a la technologie qui ne cesse d’avancer. Et il faut être au diapason de ce troisième millénaire avec tout ce que cela comporte comme moyens. Nous avons un personnel qui veut vivre correctement. C’est vrai que la presse, le domaine audiovisuel ne fait pas vivre son homme. Celui qui l’a choisi, a choisi de faire un combat. Et dans ce combat, il veut un minimum. C’est d’être à l’aise pour pouvoir vivre. Ce que nous comptons faire, c’est de mettre nos employés à l’aise. Investir aussi bien sur le matériel que sur le personnel, ce sont deux piliers importants. Donc, il y a des moyens à mettre en place. Pour ce qui est du personnel, il y’a d’abord le toit qui est nécessaire à tout le monde. Il y a aussi la bouffe au quotidien.
Donc les ambitions existent. Et nous considérons la situation actuelle comme un moment à traverser. Et si on le traverse, nous pourrons satisfaire nos ambitions de renforcer l’investissement sur le personnel comme sur le matériel.
Que pensez-vous du nouveau code de la presse qui a été adopté pour changer quelque chose ?
C’est difficile de juger un enfant qui n’est pas encore né. Tout ce qu’on peut dire, c’est que nous voulons avancer. Du moment qu’on n’a pas encore connu ce nouveau code dit de la presse qui a été discuté par certains, ce que nous souhaitons, c’est de l’avoir. Et c’est dans l’exercice qu’on fera les critiques nécessaires. L’essentiel, c’est qu’il y a eu beaucoup de temps entre la conception et l’application. Nous attendons son application.
Etes-vous prêts à vous aligner sur ce nouveau code de la presse ?
Bien sûr ! Nous sommes dans un pays de droit. Nous travaillons tous sous la loi. Nous sommes obligés de nous aligner. On ne sait pas encore ce qu’il demande. Mais l’essentiel, s’il y a droit et devoir, c’est-à-dire, si on reçoit autant qu’on doit dépenser, le problème ne se posera pas. Il faut l’appliquer, oui. Mais dans un Etat de droit, il y a le droit et le devoir.
Partagez-vous l’avis de ceux qui pensent que ce sont les patrons de presse qui bloquent l’application de ce nouveau code de la presse ?
Je viens de l’apprendre. On ne m’a jamais consulté dans ce sens. Le problème au début, c’était la dépénalisation du délit de presse qui fait que quand le journaliste commet un délit, c’est l’organe qui est sanctionné financièrement. C’est ça qui posait problème sur le plan du droit, mais aussi aux patrons de presse. Parce que s’il faut, à chaque fois qu’un journaliste commet une faute, que celle-ci soit imputée à l’organe de presse qui doit payer les réparations financières, cela pose problème. Parce qu’un journaliste peut infiltrer un groupe de presse et commettre un délit de presse grave en vue de le couler. En ce moment-là, l’organe va mourir. Alors qu’il faut préserver l’organe de presse. Parce que les institutions restent et les hommes passent.
Etes-vous dans une dynamique de création d’une école de journalisme ?
Il y a école et école. Walf est une école si on considère que la plupart des journalistes qui y sont passés, n’étaient pas des journalistes formés dans une école professionnelle. Mais ils ont été formés sur le tas à Wal Fadjri. Cela, si on ne l’appelle pas école, je me demande qu’est-ce qu’une école. Quand ils prennent le temps nécessaire dans la rédaction, ils deviennent de grands journalistes avec une connaissance parfaite du b-a-ba du métier comme des pratiques. Donc l’école existe. Maintenant, que Walf soit une école gratuite qui forme des gens en même temps qu’il donne des bourses, des salaires, si minimes soient-ils, c’est autre chose.
Mais pour ce qui est de l’établissement supérieur, avec son programme, son personnel, son diplôme, c’est une autre révolution qu’on aurait pu faire. Mais on a pensé qu’il fallait s’arrêter parce que qui trop embarrasse, mal étreint. D’autant qu’une école, c’est un autre domaine qui est pédagogique, une autre gestion avec ses ressources, avec son personnel, etc. Mais une école, Walf l’est.
Votre dernier mot ?
Je souhaite à tous les lecteurs de continuer à trouver ce qu’ils cherchent comme information, comme rigueur, comme profondeur de la ligne dans ce qu’on fait. Depuis 34 ans, on a toujours eu des lecteurs de haut niveau, l’élite. Que tout cela continue. Je souhaite au personnel santé et prospérité. Que cette maison arrive à les satisfaire. En même temps, je l’exhorte à travailler selon les règles de l’art pour continuer à mériter ses lettres de noblesse qui les ont fait se distinguer depuis tout ce temps.
Propos recueillis par
Adama COULIBALY
& Salif KA
(Stagiaire)