CONTRIBUTION
«Mon père m’avait dit : Joseph, ta gourmandise te perdra! » (Ferdinand Oyono, Une vie de Boy).
«Sénégal, ta vanité te perdra! » (Votre serviteur).
Au Sénégal, après notre accession à l’indépendance nous avons continué à enseigner et à apprendre en français. Le français est donc notre langue d’enseignement. Hors, et aussi paradoxal que cela puisse paraître, au Sénégal, on n’enseigne pas le français.
Il y a quelques années, j’objectai, dans une contribution dans un journal de la place, par défi, au ministre de l’Education d’alors, qui se plaignait des mauvais résultats en français, qu’au Sénégal on n’enseignait pas le français.
Le Sénégal est, en effet, de toutes les anciennes colonies françaises, celle où on est allé le plus loin dans la dimension linguistique de «la lutte de libération nationale». On a assimilé «lutte de libération nationale» et libération linguistique. Les résultats meilleurs que les nôtres dans le primaire et le moyen que l’on constate aujourd’hui chez nos voisins (Côté d’Ivoire, Burkina Faso, Mali, …..) ne tiennent pas au fait des besoins de communication que le français remplit dans ces pays, (langue d’intercommunication entre des sujets ne parlant pas le même dialecte), mais au fait que ces derniers n’ont pas porté le complexe du français, le complexe à l’encontre du français, au niveau où nous, au Sénégal, l’avons mis .
Au complexe linguistique d’infériorité d’autrefois, «parler le français comme les français de France», s’est substitué un complexe opposé. On ne se gêne plus de mal parler le français et on se justifie au fait que le français n’est pas notre langue maternelle, comme si, pour bien parler une langue il faut qu’elle soit nécessairement notre langue maternelle.
Que les chargés d’élaborer les politiques linguistiques à l’intérieur de l’organisation de la francophonie se le tiennent bien pour dit : si le français devait disparaître de ce qui fut l’empire colonial français, c’est par le Sénégal que cela commencerait.
Le français du Sénégal est très volatil. Au Sénégal, Il y a rarement nécessité de parler français. On a toujours un autre idiome dans lequel échanger. Le français n’y remplit aucun rôle, sinon un rôle de prestige, rôle qui tend d’ailleurs à s’estomper de plus en plus, sinon à disparaitre.
Le français, «séquelle d’une décolonisation inachevée !», «étape d’une recolonisation en marche !», entend-on dire !
Si la constitution (1964,…. 2002) proclame que le français est notre langue officielle, il n’est par contre aucun texte qui dit que le français est notre langue d’enseignement. Il est même arrivé qu’à des moments d’excès de nationalisme, d’ultranationalisme (comme la décennie 70) que le français soit considéré comme une langue parmi d’autres, dans l’ensemble de celles chargées de l’éducation de nos enfants :
«Les langues nationales, les langues anciennes, les langues de grande communication et les techniques modernes d’éducation en sont les instruments.» (Loi d’orientation de l’éducation n°71-36 du 3 juin 1971, titre III, contenu et forme de l’éducation, alinéa 3.)
Le français n’est pas nommé, son statut particulier de langue d’enseignement non plus.
Au Sénégal, la fonction de langue d’enseignement du français n’est pas assumée. On a fait comme si c’était seulement du provisoire, que c’était pour en attendant, que la vraie ou les vraies langues d’enseignement allaient arriver. C’est pourquoi certains enseignants, ne se formalisent pas sur les mauvais résultats de leurs enseignements et comme ces révolutionnaires après 1848 en France que décrit Jules Vallés dans sa trilogie romanesque (L’enfant, le bachelier, L’insurgé), qui passaient leur temps à la terrasse des cafés, buvant du punch, attendant la révolution, eux aussi attendent la révolution linguistique, celle des langues «nationales», sans se faire de souci, de bonne foi, en toute bonne conscience.
La finalité de l’éducation au Sénégal est, dit-on, «enracinement et ouverture», enracinement dans notre culture, et ouverture au monde et aux autres cultures ensuite. C’était la raison de l’introduction de la littérature africaine d’expression française dans les programmes de français, introduction qui a d’ailleurs pris de plus en plus de place sinon toute la place. On n’enseigne de plus en plus, sinon exclusivement, que les auteurs africains.
Seulement, les textes de ces auteurs sont traités comme des documents ethnographiques. Les cours de littérature ne sont plus des enseignements de langue, de vocabulaire, de style, de création artistique, mais un cours de culture. Ils deviennent de laborieux exercices de contournement de la langue (le français) dans laquelle ces textes sont écrits. Il faut sauter par-dessus les aspects linguistiques et littéraires pour aller à ce qui seul importerait, la culture africaine que ces textes seraient censés recéler. On trahit la pensée et l’objectif des écrivains.
Birago Diop, Camara Laye (même lui) Mariama Ba, Mongo Béti, etc. voulaient montrer leur maitrise de la langue française (de ses temps, ces modes, de ses tournures idiomatiques, des techniques littéraires (le récit, la lettre,) sinon ils auraient écrit des enquêtes sociologiques.
Les enseignements de français deviennent des séances de radotage de piètre ethnographie.
Ainsi s’explique la faiblesse de nos élèves et étudiants en français, faiblesse qui se répercute à tous les autres enseignements.
En mathématique, en «sciences de la vie et de la terre », en histoire et en géographie, il faut nommer, désigner les objets, noter ses observations, dire ce que l’on voit, poser des questions, formuler des hypothèses aussi modestes qu’elles puissent être (y a-t-il des alouettes albinos ? se demandait le jeune Piaget), formuler, élaborer des plans expérimentaux, dire les résultats, apprendre à s’exprimer, dans une langue précise, la langue de la science. On n’insiste pas assez sur le fait que les cours de science sont aussi des cours de langue. Qui ne maitrise pas la langue ne peut s’élever au discours scientifique et à d’autres types de discours comme celui aussi élaboré que le discours philosophique.
La solution, selon certains, serait toute trouvée. Il suffirait seulement de changer de langue, en un mot recourir aux langues «nationales». Plusieurs de ces dernières seraient même déjà prêtes pour le rôle : existence d’alphabets, d’orthographes, de dictionnaires, de grammaires. Il ne resterait que la volonté politique – le populisme est de tous bords -, et on cherche à s’abriter derrière l’autorité de savants respectés comme Cheikh Anta Diop. Mais attention aux lectures hâtives ou aux simples oui- dire, pour ne pas faire dire aux gens ce qu’elles n’ont pas dit. S’il est vrai, comme le dit le l’illustre homme de sciences sénégalais que toutes nos langues peuvent servir de langues d’enseignement, cela n’est vrai qu’en principe. Il faut des préalables et celles-ci ne sont pas que de simples améliorations ici et là. Ces préalables, quelqu’un à qui on ne peut donner des leçons de patriotisme et de nationalisme les détaille ainsi :
Le continent africain, dépossédé de ses langues au profit des langues de colonisation, est aujourd’hui confronté à deux problèmes. Le premier est de restituer aux individus et aux communautés les langues qui les identifient et qu’ils revendiquent comme instruments d’expression de leur spécificité. Le second problème a trait à la nécessité d’assurer aux cultures et aux sociétés industrielles qui doivent être édifiées sur le continent les moyens de forger, à partir de leur héritage, des outils linguistiques et culturels de communication et de maîtrise industrielle des techniques et des sciences d’un nouvel Age. (Pathé Diagne, intervention devant l’assemblée de l’Unesco).
Les langues ne sortent pas des laboratoires et des bureaux des linguistes, mais du dur terrain des luttes sociales, politiques et économiques. Nos langues ne sont pour le moment pas des langues d’enseignement, sauf à être des langues d’alphabétisation, fonction dans laquelle veulent les cantonner certains projets intéressés d’organisations internationales.
La baisse du niveau de notre enseignement est la baisse du niveau du français, du niveau de maitrise de la langue d’enseignement et d’étude. Notre système éducatif est pollué par la question de la langue d’enseignement. Celle-ci est aussi responsable que le manque de tables bancs et la non résorption des abris provisoires.
Débarrassons-nous de nos complexes. Les peuples ont rarement étudié dans les langues qu’ils parlaient. Les romains étudiaient en grec tout en s’administrant en latin. Les Ottomans parlaient turc et étudiaient en arabe. Etudier dans sa langue, dans la langue que l’on parle est un privilège, une chance que peu de peuples ont eue dans le passé. Et en fait, de quel privilège ? Attention, la langue d’étude n’est pas la langue courante. C’est à la limite, une autre langue.
Nos ancêtres ne se formalisaient pas outre mesure. Pendant des siècles, ils ont étudié, écrit, communiqué, participé à l’élaboration et la construction de la culture mondiale de leur temps, en arabe et sans crainte d’une soit–disant aliénation culturelle.
Apprenons donc, apprenons bien, en français, en anglais, et en toute autre grande langue de culture moderne, et pour paraphraser l’autre, «La révolution n’en souffrira pas».
Cela n’exclut pas de travailler à la promotion de nos propres langues.
Cessons aussi de créer des complexes aux enseignements. La promotion de nos langues «nationales» ne leur revient pas. Cette dernière n’est pas une question d’enseignement. En France notre pays de référence, l’office chargé de la promotion du français est logé à la primature et non au ministère de l’éducation nationale. C’est dire qu’il ne relève pas de cette dernière. Si vous voulez promouvoir les langues nationales, faites-en les langues de l’administration, de la justice ou des banques. Sur le terrain «aseptisée» de l’école, il est facile de faire le révolutionnaire. Vous ne touchez les intérêts de personne, sauf ceux de ce pauvre peuple qui ne finit pas «d’encaisser les coups». Les langues nationales à l’école, c’est de la distraction ou même du machiavélisme car il n’y aura jamais d’enseignement dans les «langues nationales» à l’institution Sainte Jeanne d’Arc, pour revenir à l’actualité.
Alioune SALL,
Inspecteur de l’enseignement élémentaire à la retraite