Commandant de la Gendarmerie nationale préposé à l’identification des victimes du naufrage du bateau Le Joola, Major Alioune Kandi retrace le film des événements, l’ambiance et les circonstances ayant conduit au drame. Bien que vivant, ce gendarme aujourd’hui à la retraite revient , pour la première fois, sur les minutes de l’accident, dans la peau d’une victime témoignant à titre posthume.
NAUFRAGE AU LARGE DE SANIANG
«Déclaration posthume»
Jeudi vingt-six septembre deux mille deux vers dix heures
Le port de Boudody ne désemplissait pas
Un gigantesque bateau dit «le Diola» constituait le seul décor
Hommes, femmes et enfants s’affairaient à l’embarquement
A la cale des voitures, camions et diverses marchandises y étaient rangés soigneusement
Vers onze heures, le bateau levait l’ancre
La marée haute nous faisait sentir l’odeur des algues
La verdure des mangroves, sous l’agression perpétuelle des femmes en quête d’huitres, nous invitait à rester
Sous l’escorte des jeunes dauphins mis à l’épreuve de leur juvénilité, le bateau négociait difficilement le chenal
L’ambiance était si belle que voyager demeurait toujours un exercice profitable car l’âme y trouvait les si-perpétuelles diversités de la vie
Vers seize heures trente minutes, nous sommes réveillés par l’escale de Carabane, avec son marché flottant de fruits de mer très épris par les voyageurs
A dix-huit heures cinq minutes, le calme était revenu
Chacun faisait sa sieste sous un climat digne de la côte d’azur
La mer était si belle, sa surface de verre faisait paraître un joli gymkhana de poissons perturbés
Ce désert marin limité à l’ouest par un horizon assombri par le coucher du soleil nous faisait perdre la notion des points cardinaux
Il faisait vingt heures, tout le monde était éveillé
Le restaurant avait commencé à servir les repas et l’orchestre à s’installer
L’affluence commençait à se faire sentir dans la salle de spectacle où la télévision venait de finir son journal
Quelques danseurs avertis rivalisaient d’ardeur et certains n’hésitaient pas à distribuer quelques billets de banque
Les enfants perturbés dans leur sommeil dormaient à peine sous le sein tari de leur maman
Les carnets d’adresse ne désemplissaient pas à constater de nouvelles rencontres
Le bateau qui tanguait faisait danser tout le monde
Vers vingt-trois heures, une tempête d’une rare violence interrompait la scène
Ceux qui prenaient de l’air sur le plancher chutaient tous azimuts
Le bateau se penchait sur la gauche pour enfin se coucher royalement ; on dirait un éléphant en quête de sommeil
L’eau s’infiltrait dans l’habitacle
Les bagages s’arrachaient de leurs loges, les enfants s’agrippaient aux juges de leur mère, la lumière se coupait et les cris assommaient notre courage
L’eau avait déjà englouti les deux tiers du navire
J’avais couru vers le haut où j’avais pu respirer à partir d’un hublot, mais hélas une autre victime, dans son agonie, s’est agrippée à mes pieds et m’avait fait tomber
J’avais senti ses tresses éparses caresser mes tibias au moment où ses joues se logeaient entre mes deux pieds, moment durant lequel j’avais perdu connaissance
Mon corps tremblait de traumatisme à rompre avec mes sensations
Mes tympans perforés ne disséquaient plus le son
Mon cerveau engourdi par la douleur dysfonctionnait en transférant ma conscience au monde des hallucinations
Enfin j’avais senti mon corps se surchauffait puis refroidir et mon moi sortir du bateau pour s’envoler vers une prairie où on dirait un champ vert de riz
En effet, je venais de mourir.
Major Alioune KANDJI