CONTRIBUTION
L’espace public, dans les sociétés humaines, en particulier urbaines, représente l’ensemble des espaces de passage et de rassemblement qui est à l’usage de tous, soit qui n’appartient à personne, soit qui relève du domaine public ou exceptionnellement du domaine privé. Cet espace public est géré au Sénégal dans un contexte de décentralisation par l’Etat à travers ses nombreux démembrements et les collectivités territoriales, notamment les communes.
La gestion de l’espace public implique des acteurs nombreux et divers, avec des préoccupations et des besoins contradictoires et quelquefois opposés. Et pour éviter les conflits d’intérêts entre les différents acteurs qui se partagent l’espace public, il a été nécessaire et judicieux de fixer les règles du jeu par une codification comme cela a été le cas sur l’urbanisme, les collectivités territoriales, le domaine de l’Etat et tant d’autres domaines. Seulement, force est de reconnaitre que cet arsenal juridique n’a pas réglé les problèmes d’occupation de l’espace public. De manière générale on peut dire que l’espace public est composé des lieux publics et de la voie publique. Nous concentrerons notre réflexion sur la voie publique.
S’il y a aujourd’hui un véritable sujet de préoccupation qui fait l’unanimité tant au sein des populations qu’à celui des autorités administratives et politiques aussi bien centrales que locales, c’est l’encombrement de la capitale qui a atteint un niveau de saturation insupportable exigeant une intervention urgente et de très grande ampleur.
Qu’est-ce qui peut bien expliquer et justifier l’encombrement de l’espace public, et plus précisément de la voie publique dans notre capitale, jadis bien organisée et très tôt soumise à une planification à long terme avec un centre-ville et des périphéries bien aménagées.
Tout le monde s’accorde à reconnaitre que l’état des lieux n’est guère reluisant, un euphémisme pour tout simplement dire que le constat est désolant à la limite du désespoir. La capitale est devenue une ville déstructurée, défigurée sans âme. Dakar offre plus que jamais une face hideuse, un décor fait d’amas et de monceaux d’ordures à chaque coin de rue, des gargotes à même la chaussée, des mendiants agressifs, des marchands ambulants qui règnent en seigneurs, des ateliers de fortune, des animaux en divagation.
En principe on n’aurait pas dû en arriver là. En effet, la planification urbaine n’a jamais fait défaut. Du premier plan Pinet Laprade de 1862 au plan directeur d’urbanisme de Dakar de 2001 et suivants, des documents cadres d’urbanisme se sont succédés avec des fortunes diverses. Jusqu’à la fin des années 1970 le développement de la ville de Dakar était jusqu’alors harmonieux et parfaitement maitrisable par les autorités. Au début des années 80, le PDU a fait l’objet d’une évaluation. Il en est sorti que, malgré de gros efforts d’aménagement, beaucoup de difficultés ont été enregistrées dans l’application des orientations du PDU. La crise urbaine qui commençait à se faire sentir, à amener les autorités à concocter le PDU Dakar qui, malheureusement n’a jamais fait l’objet d’application totale.
Ainsi plusieurs plans n’ont pas permis d’éradiquer le mal. Et le constat est là : c’est la généralisation de la pagaille à l’intérieur de la ville. C’est la cantinisation tous azimuts et à outrance de tout espace disponible, des ateliers de menuiserie métallique, de bois, des ébénistes, des ateliers de mécaniciens, des soudeurs à chaque coin de rue et le long des voies de circulation obstruant les passages dédiés aux piétons. S’y ajoutent sur chaque carré de trottoir, des kiosques et des panneaux publicitaires implantés en dehors de toute norme juridique et esthétique, des marchés hebdomadaires « loumas » sur presque toutes les artères et des marchands ambulants qui se disputent la chaussée avec les piétons et les véhicules. Il faut aussi compter avec des mendiants agressifs et la divagation des animaux. Telle est malheureusement la carte postale d’une ville devenue crasseuse.
La capitale sénégalaise est devenue une véritable mégapole. Dakar a deux fois plus d’habitants que l’ensemble des capitales réunies. Sa population tourne autour de 3millions d’habitants dans une hypothèse basse. Plus de deux sénégalais sur trois vivant en ville se trouvent à Dakar. Et pour autant la capitale ne représente que 0,27% du territoire national ; suffisant pour trouver l’explication adéquate de tous ces maux qu’il est impératif de corriger.
L’histoire de la capitale sénégalaise est largement liée à celle de l’accaparement progressif d’activités reparties autrefois en divers points du territoire national. Elle a commencé par s’emparer au début du siècle, de l’essentiel des fonctions portuaires de Rufisque et de Saint-Louis, puis vers 1930 de celle de Kaolack. Devenue le siège du Gouvernement général, elle finit même, en 1958, par dépouiller Saint-Louis de ses fonctions de capitale. Du coup et depuis lors, elle n’a cessé de concentrer près de 90% de l’appareil productif national. Pratiquement tous les sièges des sociétés et établissements publics se trouvent à Dakar qui abrite le siège du Gouvernement central avec des dizaines de milliers de fonctionnaires qui officient dans différents ministères. Cela nous vaut des scènes de flux de milliers de travailleurs le matin en direction du centre-ville et de reflux de ces mêmes travailleurs le soir vers les quartiers résidentiels et la banlieue.
Tous ces facteurs font qu’aujourd’hui les maux dont souffre Dakar se résument en termes de surpopulation, d’encombrement, d’occupations anarchiques et sauvages de la voie publique, d’engorgement de la circulation routière. Nous traiterons des problèmes de circulation dans nos prochaines contributions. L’épineux problème des artisans de la rue composés pour la plupart de menuisiers, de mécaniciens et de soudeurs constitue un véritable casse-tête. Ces garages et ateliers, sources de pollutions et de nuisances de toutes sortes, symbolisent l’échec des plans directeurs d’urbanisme qui avaient permis l’installation des zones industrielles et des villages artisanaux. C’est la preuve que ces sites ne disposaient pas de tous les atouts pour une prise en charge correcte et efficace de certaines activités de proximité. Avec certains sites, il s’est posé un problème de localisation, d’accessibilité et de capacité d’accueil.
On ne saurait occulter le problème des marchés qui poussent comme des champignons partout dans la ville. Il n’y a presque pas de jour ou un marché hebdomadaire ne se tienne sur une artère très passante. Toujours, concernant la prolifération des marchés et par ricochet celle des cantines, il se trouve que ceux qui devaient s’occuper de la gestion urbaine, par le biais de la décentralisation, en se souciant davantage de fournir aux populations un cadre de vie décent, se révèlent comme les premiers agresseurs de l’espace public. A la recherche effrénée de recettes, certaines communes se lancent dans une politique tous azimuts de « cantinisation », au point même d’en venir à violer l’espace scolaire. Ils adoptent souvent des comportements en porte à faux avec l’esprit et la lettre de la décentralisation.
Il y a aussi que la plupart de ces maux dont souffre la capitale trouvent leur origine dans la mauvaise compréhension des masses de l’ouverture démocratique qui pour les populations non averties rime avec anarchie. A ce niveau, l’interprétation de l’état de droit et le respect des lois et règlements posent un véritable problème. Il faut reconnaitre que le phénomène de l’exode rural a largement favorisé cette situation de pagaille généralisée. On a assisté pendant des années, sans aucune réelle volonté politique d’ y mettre un terme, à une ruralisation de la ville avec ces images de troupeaux de bœufs qui traversent les chaussées nonchalamment, de chevaux parqués dans les espaces inoccupés, de bergeries au niveau des allées et des jardins publics, de charrettes qui arpentent les boulevards et les avenues sans se soucier le moins du monde des règles élémentaires de la circulation routière.
Comme il est aisé de le constater, l’encombrement de la capitale est un véritable sujet de préoccupations autant chez les populations qu’au niveau des autorités tant centrales que locales. Dans la recherche de solutions qui doivent être pérennes et durables, il est judicieux à l’entame de privilégier une démarche participative inclusive avec l’implication de tous les acteurs concernés par le phénomène, notamment les occupants illégaux de la voie publique qui se trouve être un lieu de vie appartenant à tous. Toutefois, la démarche participative qui peut être considérée comme une méthodologie de résolution des problèmes peut montrer ses limites. Et s’il est fortement recommandé que par le dialogue, l’écoute et les échanges d’idées les autorités parviennent à s’entendre avec les contrevenants, il est tout souhaitable qu’elles puissent clairement identifier les véritables interlocuteurs et les représentants légitimes des marchands ambulants et autres acteurs de la voie publique.
Cela dit, dans une république qui se respecte, dans un Etat de droit et dans une société organisée, s’il y a un postulat qui a valeur de vérité absolue, c’est le principe qui veut que « force reste à la loi. » Et me plait-il de rappeler ici les propos du philosophe Souleymane Bachir Diagne qui disait ceci « L’expression, force doit rester à la loi est magnifique. Cela veut dire que l’humanité est sortie de la jungle pour mettre en place un contrat social et un Etat qui garde le monopole de la force publique. Si vous n’avez pas un peuple qui est persuadé que, sauf cas exceptionnel, force va toujours rester à la loi et qu’il n’y a de classes de gens qui seraient au-dessus de toute punition, vous avez une situation extrêmement inquiétante. »
Les autorités, quelles que puissent être leurs bonnes dispositions au dialogue pour trouver des solutions consensuelles profitables à tous et à même de préserver les intérêts des uns et des autres, ne doivent en aucun moment cesser d’afficher leur détermination à réaliser ce pourquoi les populations les ont investies de leur confiance. Aucun fléchissement, que certains ont vite fait d’interpréter comme de la faiblesse, ne doit en aucune manière apparaitre ni dans le discours officiel ni dans la conduite des opérations. Le discours officiel doit avoir comme viatique la fermeté, la vérité de ce qui est possible et l’exclusion de toute démagogie.
La problématique de l’encombrement et des occupations anarchiques relèvent plus que du simple bon ordre ; c’est en vérité une préoccupation d’ordre public, et comme le disait Nicolas Sarkozy « l’ordre public ne se négocie pas ».
Il est regrettable de constater et de percevoir à travers certains discours aux allures guerrières inspirées, un mauvais jeu scénique avec un format manichéen sciemment et insidieusement organisé et entretenu. En effet, d’un côté nous avons les marchands ambulants et les autres occupants illégaux de la voie publique présentés sous les traits de braves travailleurs, honnêtes, soucieux de gagner leur vie à la sueur de leur front, ce qui du reste est fort louable et de l’autre côté les pouvoirs publics qui, usant de la force, chercheraient à réprimer et brimer de pauvres citoyens. Cette fausse représentation doit être brisée par une bonne politique communicationnelle des autorités qui doivent à tout moment s’employer à casser cette dichotomie et à faire intervenir un troisième pôle d’acteurs concernés au premier chef par le phénomène. Ce troisième pôle d’intervenants pourrait être constitué par les commerçants régulièrement établis, les riverains, les résidents, les automobilistes, les transporteurs, les usagers de la chaussée et toutes personnes qui souffrent de l’envahissement et de l’obstruction de la voie publique.
Au regard des textes qui régissent les activités marchandes sur la voie publique, il apparait clairement que la situation qui prévaut dans les rues de la capitale est manifestement la résultante d’un laxisme des autorités étatiques principalement et des autorités municipales subsidiairement. Les textes présentement en vigueur interdisent l’exercice de la profession de marchand ambulant. C’est la profession de marchand-tabler qui est reconnu officiellement et il ne peut être exercé qu’avec une autorisation accordée par les services compétents de l’Etat, notamment le gouverneur qui a la prérogative d’attribuer les emplacements dédiés. Comme on le voit, la responsabilité du Maire ne saurait être engagée dans un processus encadré par les services de l’Etat.
Cependant, en procédant à la collecte des taxes auprès des tabliers, des étalagistes et autres occupants irréguliers de la voie publique, les autorités municipales se font objectivement les complices de ces illégaux qui y voient une forme de régularisation et de formalisation de leurs activités. Il faut que les maires mettent un terme à la collecte des taxes auprès de ces irréguliers, autrement le cercle vicieux et pernicieux va continuer et le discrédit des autorités municipales ne fera que s’amplifier. S’il est vrai que l’Etat à la plénitude des prérogatives pour la formalisation et l’encadrement juridique des activités marchandes sur la voie publique, il n’en demeure pas moins vrai que les municipalités ont des responsabilités et des prérogatives que la loi, à travers le code des collectivités territoriales, leur confère en matière de gestion, d’organisation et d’intervention au niveau de la voie publique. Il est expressément stipulé dans le code que figurent dans les missions du maire : la sureté et la commodité du passage dans les rues, quais, places et voies publiques, ce qui comprend le nettoiement, l’éclairage, l’enlèvement des encombrements etc.
Pour relever le défi de l’encombrement et des occupations anarchiques de la voie publique il faut intégrer d’autres paramètres que la seule solution du déguerpissement. A ce titre il faut bannir la logique de la compensation toujours mise en exergue par les occupants irréguliers qui, chaque qu’ils sont menacés de déguerpissement, réclament et même exigent d’être recasés ailleurs ; on ne peut pas être dans l’illégalité et revendiquer des compensations. La réflexion pourrait porter sur la citoyenneté. Cette conscience citoyenne doit se traduire par des comportements hautement civiques. Le civisme devient dès lors plus qu’une simple profession de foi, davantage qu’un slogan ; c’est un comportement de tous les jours, de tous les instants dans toute la sphère urbaine et en toutes circonstances de lieu et de temps.
Le défi de la citoyenneté et du civisme est difficile à relever dans la mesure où il s’agit de travailler sur la conscience des populations, c’est-à-dire sur un élément immatériel qui paradoxalement doit produire des actes concrets. La définition de la commune exprime l’idéal d’une vie commune et une solidarité de destin entre les habitants de la cité. Cette obligation à une vie commune partagée engendre forcément des principes, des règles et des notions qui s’imposent collectivement et individuellement à tous. Il ne s’agit guère d’une tentative d’uniformisation des structures mentales des habitants de la ville, encore moins d’un clonage non souhaité et par ailleurs difficile à réaliser d’autant que les citadins ne sont pas formatés dans la même sphère de d’intelligibilité et de convenance sociale. Il s’agit tout simplement de faire en sorte que les habitants de la cité partagent les mêmes paradigmes de sociabilité et les mêmes références sociétales pour avoir les mêmes attitudes, les comportements, le tout constituant ce que l’on pourrait appeler le « crédo citoyen »
Le phénomène de l’encombrement et des occupations anarchiques pourrait être classé dans la rubrique des incivilités définies comme « l’ensemble des nuisances sociales extraordinairement variées qui ne blessent pas physiquement les personnes, mais bousculent les règles élémentaires de la vie sociale ». La société se construit sur la civilité et les nuisances posent explicitement le problème des règles d’usage des lieux collectifs et de la manifestation du respect interpersonnel.
Il est fort heureux que les autorités aient compris les enjeux liés à l’encombrement et aux occupations anarchiques de la voie publique. C’est ainsi que le président de la république Macky Sall a mis à profit la cérémonie de prestation de serment pour évoquer le problème. Seulement, les circonstances de lieu et de temps choisies n’étaient pas du tout appropriées pour lancer la croisade contre l’encombrement et les occupations anarchiques. C’est vraiment dommage et malheureux que, devant un parterre d’étrangers et un aréopage de chefs d’Etat et de gouvernement, il puisse évoquer l’insalubrité de nos villes et le désordre qui y règne. Prenant la communauté internationale à témoin, le président Macky Sall a fustigé les Sénégalais qui, à ses yeux, seraient sales, indisciplinés et désordonnés, étalant par la même occasion tout son irrespect à l’égard de son propre peuple. Il aurait dû faire sien l’adage selon lequel « le linge sale se lave en famille ».
Sur un autre plan, on ne saurait dédouaner le président Macky Sall par rapport à la situation qui prévaut présentement dans la ville de Dakar. Il a une part de responsabilité on ne peut plus évidente. En effet, pour des raisons politiciennes, futiles et subjectives, il a usé de son pouvoir discrétionnaire et de tous les moyens dont il disposait, pour empêcher au maire de la ville Khalifa Sall de dérouler son programme et sa politique de développement urbain. Pour gêner Khalifa Sall et le contrer dans ses projets, il a créé spécialement un ministère chargé du cadre de vie qui, au finish, s’est révélé d’une inutilité, d’une incompétence et d’une inefficacité effarante.
Libre et sans entrave aucune, le maire Khalifa Sall aurait transformé littéralement la configuration esthétique de la ville, avec une place de l’Indépendance rénovée et réaménagée aux normes des grandes capitales du monde, des trottoirs pavés consacrant la disparition des chaussées ensablées, la création de milliers de foyers lumineux, l’embellissement des jardins et places publics etc.
J’apprécie le volontarisme de l’actuel ministre de l’habitat et de l’urbanisme très engagé dans les opérations de désencombrement. Il a la détermination d’un néophyte, mais très vite il se rendra compte que ce n’est chose facile. Le défi est colossal et l’entreprise très ardue, exigeant des mesures hardies. Le plus dur et le plus difficile sera d’assurer le suivi des opérations et le maintien en l’état des sites libérés. Cela relèvera presque de l’exploit de réussir une mission en dépendant presque totalement d’autres structures dont la gestion et le contrôle vous échappent. Pour le suivi, les volontaires de la ville de Dakar pourraient être mis à contribution à la seule condition de les mettre en situation de performance ; pour ce faire ils doivent être mobilisés sur la base d’un cadre contractuel formel entre la mairie de la ville de Dakar et toute entité désireuse de solliciter leurs services.
A tout prendre il n’y a aucune animosité contre les marchands, vendeurs, artisans et autres occupants de la voie publique. Tout le monde s’accorde à reconnaitre leur abnégation au travail, leur souci de gagner honnêtement leur vie et leur apport dans l’économie. Mais nous sommes dans une république, un Etat régi par des normes applicables à tous ; les activités sur la voie publique comme toutes autres activités doivent s’exercer dans le strict respect des normes et règles établies par les pouvoirs publics.
Boubacar Sadio
Commissaire divisionnaire de police de classe exceptionnelle à la retraite