Si l’esclavage a été aboli dans les colonies françaises, il y a plus d’un siècle et demi, l’impact de la traite esclavagiste sur les sociétés africaines est toujours réel.
Selon le professeur Ibrahima Thioub, recteur de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar, l’Afrique continue de subir les conséquences de ce commerce infâme sur le plan économique, politique et culturel. Il animait, jeudi, la conférence inaugurale du cycle de conférences du Musée des civilisations noires sur le thème : Â Les impacts des traites esclavagistes sur les sociétés africaines.
Entre le 15ème et le 19ème siècle, la traite des Noirs est légion sur les côtes atlantiques du continent. Plusieurs dizaines de milliers de captifs sont arrachés à leur terre et forcés de rejoindre l’autre bout du monde après avoir traversé un long chemin de croix. Ce commerce infâme d’êtres humains vide l’Afrique de ses forces vives et renforce l’Europe et l’Amérique. L’abolition de l’esclavage, il y a plus d’un siècle et demi, laisse jusqu’à aujourd’hui des traces sur les sociétés africaines modernes. Si l’impact sur le plan économique et démographique a été vite cerné, les conséquences de cette traite sur le plan culturel restent difficiles à saisir.
Dans ses travaux se focalisant sur l’historiographie africaine, en particulier les systèmes de domination et leurs idéologies, l’esclavage et le commerce des esclaves, qu’il considère sous une perspective plurielle, économique, sociale, culturelle et juridique, le professeur Ibrahima Thioub, recteur de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar lève un coin du voile sur comment les traites esclavagistes ont impacté les sociétés africaines.
RÈGNE DE LA PEUR
De nos jours, ces impacts sont si profonds qu’il est difficile de s’en rendre compte. Ils ont été, rappelle Pr Thioub, à l’origine d’une réorganisation politique et institutionnelle. L’Europe s’est transformée avec le développement du mercantilisme. Quand, explique-t-il, les Européens viennent en Afrique, ils vont attaquer par la partie la plus faible du continent, c’est-à-dire l’atlantique. Ce qui va créer une fragmentation politique dans le continent. Le mercantilisme, en développant la traite des captifs et une atomisation de l’espace politique, fait naitre la violence politique avec l’introduction des armes à feu. « L’accès au pouvoir va se faire désormais par la violence. En contrôlant les armes, vous imposez votre candidat au conseil des électeurs », souligne l’historien. Sur le plan économique, poursuit-il, l’on passe de la société de production à celle de prédation. « Il s’agit d’un handicap qui nous poursuit jusqu’aujourd’hui. On n’a pas une culture de production, on a tendance à développer une culture de prédation. Une société où les élites vendent les producteurs ne s’intéresse pas à la production », note-t-il. Les razzias, qui se faisaient dans les villages, chez les communautés paysannes, ont fini de sceller une rupture avec l’élite au pouvoir. « Les communautés paysannes, en se détournant du pouvoir, vont adhérer aux jihad islamiques et plus tard à des mouvements soufis », avance l’universitaire.
L’ESCLAVAGE, UN PHÉNOMÈNE UNIVERSEL
Sur le plan culturel, la traite va modifier largement « nos » langues. C’est le cas aussi, poursuit-il, de certaines pratiques coutumières dont l’interdiction de sortir à la mi-journée et au coucher du soleil du fait que les razzias se déroulaient à l’époque à ces heures précises. De l’avis de M. Thioub, il y avait le règne de la peur qui a poussé les sociétés africaines à investir dans l’imaginaire. Malgré les nombreux travaux autour de la traite des Noirs, il s’est posé un débat sur l’approche de l’écriture de l’histoire de la traite négrière par les historiens africains. Dans ses travaux, le recteur de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar, note une confusion entre la traite des esclaves et l’esclavage. Celui-ci n’existe pas sans celle-là et suppose un processus assez long pour faire en sorte que l’homme soit sorti de sa société et soit complètement transformé dans sa Le professeur Thioub explique que la violence est appliquée pour faire oublier au captif sa mémoire, son histoire, sa personnalité. Un processus qui, d’après lui, n’est jamais terminé du fait que l’être humain n’est jamais un esclave. mémoire. « On ne peut jamais arriver à supprimer le désir de liberté d’un être quelle que soit la violence qui est utilisée. Tant que l’homme se souvient d’où il vient, vous n’avez pas encore d’esclave mais un captif. Ceux qui quittent les côtes africaines pour les Mississippi ne sont pas des esclaves », précise-t-il. Phénomène universel qui a été observé en Europe, en Afrique, en Asie, l’esclavage « est la forme de mise au travail la plus répandue au monde ». Pour réduire le captif en esclave, rappelle Ibrahima Thioub, le maître était obligé de produire un discours hégémonique et de construire de l’altérité. Ce faisant, il va inventer un ensemble d’instruments permettant d’arriver à produire une radicale différence entre lui et son serviteur.
Pour l’historien, les dominants, quels que soient le continent et l’environnement, ont trouvé deux facteurs pour expliquer cette différence. D’abord, ils vont procéder à la sacralisation de la relation en empêchant aux captifs d’avoir les instruments de leur libération et en travaillant à détruire l’historicité du phénomène. L’autre facteur consiste à la naturalisation de la relation pour justifier une différence par nature. Le professeur Ibrahima Thioub donne comme exemple, l’usage de la couleur de la peau comme instrument de construction de l’altérité de l’esclave.
En Afrique, l’esclavage des Noirs par des Noirs a été d’une efficacité remarquable. Les Africains utilisaient le sang comme marqueur. D’après le conférencier, ils avançaient l’idée du sang servile.
LeSoleil