CONTRIBUTION
Le débat sur la transparence dans l’exploitation des ressources naturelles sénégalaises (pétrole, gaz, fer, etc.) continue de faire rage. L’opposition accuse la majorité de brader les richesses naturelles au profit des multinationales. Depuis 2012, ils sont nombreux à faire le procès de l’actuel régime, lui reprochant notamment de faire la part belle aux capitaux étrangers et français en particulier.
Dans un récent entretien avec la Deutsche Welle, le chef de l’Etat, Macky Sall, s’est défendu de brader les secteurs stratégiques à des étrangers, tout en soulignant que «nous ne pouvons pas vivre en autarcie». «Notre secteur privé est pleinement engagé ! Ceux qui veulent travailler, en tout cas travaillent. Dans tous les projets du Plan Sénégal Emergent (Pse), plus de 60 % à 70 % de tous les marchés publics sont gagnés par des entreprises sénégalaises !», a-t-il déclaré. Avant cela, le président de la République a dû prendre un décret réglementant le commerce des grandes distributions au Sénégal. C’est ce texte qui va désormais organiser l’implantation des grandes surfaces à l’échelle du territoire national, tempérant ainsi la furie des responsables de l’Unacois qui avaient lancé une véritable fronde contre le groupe français Auchan, accusé de tuer le commerce local dans le cadre de son expansion tous azimuts, faut-il le souligner, à la grande satisfaction des consommateurs qui trouvaient dans ces magasins des produits accessibles et de qualité.
Dans un monde globalisé, le Sénégal qui veut bâtir une économie développée et mettre en valeur ses richesses naturelles, peut-il se passer du capital étranger ? La mondialisation et l’économie de marché se sont imposées à tous les Etats et le Sénégal a fait le choix de l’ouverture depuis longtemps en signant des traités de libre échange, en adhérant à des grands ensembles politiques. La mondialisation permet aux Etats, aux entrepreneurs, aux individus de se déployer à travers le monde. Voilà pourquoi trouve-t-on chez nous, comme partout ailleurs en Afrique, Auchan, Alstom, Suez, Eiffage, les banques étrangères, les Chinois et les Turcs qui construisent des infrastructures. Des économistes ont longtemps accusé ces entreprises de pompage de l’épargne locale, d’exportation des profits réalisés sur place. Sous les airs d’une économie fleurissante illustrée par des taux de croissance élevés, se cache en effet, une économie extravertie à cause de la délocalisation des profits.
Il y a aussi les incitations fiscales, appelées également avantages fiscaux qui confèrent un traitement fiscal préférentiel à des groupes spécifiques d’assujettis, dépenses d’investissement ou retours sur investissement sous forme de déductions d’impôt ciblées, de crédits, d’exclusions ou d’exonérations. Par des procédés d’optimisation fiscale, les multinationales parviennent à sortir des sommes considérables d’Afrique. Un rapport du Groupe de haut niveau chargé de la question des flux financiers illicites en provenance d’Afrique, présidé par Thabo Mbeki, ancien président de l’Afrique du Sud, révélait que rien qu’en 2010, les multinationales ont été responsables de la sortie illicite d’environ 40 milliards de dollars du simple fait de la manipulation des prix de transfert. Cette pratique consiste à délibérément surévaluer les importations et à sous-évaluer les exportations de biens et services entre filiales d’une même société afin d’échapper à l’impôt, d’éviter des droits de douane ou de blanchir de l’argent.
Dans son rapport «Mobilisation des ressources domestiques en Afrique de l’ouest : opportunités manquées» rendu public en 2015, l’Ong Osiwa qui promeut la bonne gouvernance, concluait que les multinationales ont fait sortir illégalement 210 milliards de dollars de la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest (Cedeao) entre 2002 et 2011 grâce à des pratiques de fraude fiscale. Selon le même rapport, les pertes liées à la fraude des multinationales se montaient à 18 milliards de dollars en 2011, soit un tiers de plus que l’aide au développement, évaluée à 12 milliards de dollars cette même année. L’étude mettait en cause les exonérations fiscales accordées par certains gouvernements de la région aux entreprises, l’évasion fiscale et les minorations des revenus déclarés pour payer moins d’impôts.
Dans son rapport «Parlons argent : l’Afrique invitée du G7» rendu public en 2015, l’Ong Oxfam relevait que si le continent connaît l’un des taux de croissance les plus élevés au monde, ce sont les pays riches qui en récoltent les fruits. «Chaque année, des milliards de dollars s’échappent de l’Afrique, la privant de recettes fiscales qui pourraient lui permettre de financer des services de santé et d’éducation pour toutes et tous. Rien qu’en 2010, des multinationales et des investisseurs basés dans les pays du G7 ont escroqué l’Afrique de 6 milliards de dollars avec l’une des formes d’évasion fiscale : la manipulation des prix de transfert», lit-on dans ce document. A l’époque, l’Ong notait que cette somme représente plus de sept fois les fonds nécessaires pour assurer l’accès universel aux services de santé primaires dans trois pays touchés par Ebola : la Sierra Leone, le Liberia, la Guinée. L’Ong écrivait : «Les pays riches, premiers bénéficiaires de l’essor africain. Chaque année, des milliards de dollars s’échappent de l’Afrique sous la forme de transferts de bénéfices hors du continent par les investisseurs étrangers, de remboursements de la dette et de flux financiers illicites (opérations commerciales, fraude fiscale, activités criminelles comme le blanchiment d’argent, le trafic de drogue et d’armes et la traite d’êtres humains, corruption et abus de fonctions».
Comment s’ouvrir aux capitaux étrangers tout en gardant intacte sa souveraineté, en assurant à sa population la prospérité ? Le Sénégal et les pays africains ont besoin de financement et de l’expertise étrangère pour mettre en valeur leurs nombreuses ressources. Les gouvernements ont un rôle central à jouer pour trouver l’équilibre entre la nécessité de recourir aux multinationales et l’obligation de préserver les intérêts nationaux. Cela passe nécessairement par le respect des règles de bonne gouvernance, la rationalisation et la transparence dans les incitations fiscales, le renforcement de capacité des administrations fiscales face à l’armada des experts du Capital. Dans les recommandations de son étude citée plus haut, Oxfam écrivait : «Les gouvernements doivent mener à bien la tâche de mettre un frein à l’évasion fiscale des multinationales, par la création d’un organisme intergouvernemental de coopération en matière fiscale qui réunisse tous les pays, développés et en développement, sur un pied d’égalité, et qui élargisse la portée des futures négociations fiscales aux questions essentielles pour permettre aux pays en développement de percevoir leur juste part de recettes fiscales».
La question des multinationales repose tout l’enjeu de la mondialisation. C’est tout là, «l’équilibre» entre «la puce et l’olivier» que prône le journaliste Américain Thomas Friedman dans son ouvrage «La Puce et l’olivier : comprendre la mondialisation» (1999). Selon lui, «la puce électronique symbolise tous les marchés mondialisés, les institutions financières et les technologies nouvelles qui nous permettent d’améliorer sans cesse nos conditions de vie». L’olivier «représente tout ce qui nous enracine, nous identifie en ce monde, qu’il s’agisse de notre attachement à une famille, à une communauté, à une tribu, à une nation, à une religion ou – et c’est l’essentiel – à quelque chose que nous appelons notre +Chez Nous+». L’attachement à ce «Chez Nous» ne postule pas une culture du repli sur soi.
Pas d’autarcie, comme le dit le chef de l’Etat. Loin s’en faut, notre économie a besoin de l’apport du capital étranger avec en ligne de mire l’intérêt national. Pour nous aussi, il s’agira de maintenir un équilibre entre le besoin de recourir à l’expertise technique et aux moyens financiers des autres et la préservation de nos intérêts. Car comme le dit Friedman dans son ouvrage : «Une nation saine et forte à l’âge de la mondialisation est une nation capable de maintenir l’équilibre entre la puce et l’olivier».
Ousmane Ibrahima DIA
Journaliste