CONTRIBUTION
Les enjeux sont lourds, ils dépassent le village de Ndengueler. Et, le débat ne saurait se restreindre au seul cadre très réducteur du politico-politicien, derrière lequel nous nous dérobons dans un silence coupable. Car si, d’une part, être au pouvoir ne saurait disculper des crimes contre le peuple que l’on est censé gouverner et contre l’Institution étatique dont on a la responsabilité de préserver la stabilité, d’autre part, être administré ne peut se résumer à une participation symbolique ou se réduire au seul geste de jeter le ticket dans l’urne tous les 5 ou 7 ans. Tous, gouvernants comme gouvernés, ont un rôle constant d’inter-régulation à jouer en vue d’une société pacifique et d’une vie nationale apaisée, où chaque entité trouve sa place, les conditions de sa survie et de son épanouissement.
Les pouvoirs liés au statut de dirigeant sont, quoi qu’éphémères, tellement envoutants de par les voluptés qui découlent des privilèges qu’ils procurent, que seuls les grands esprits sauraient garder constants ces types d’interrogations : quel modèle de gestion et de régulation de notre société sommes-nous en train de promouvoir ? Quel héritage institutionnel voulons-nous laisser aux générations futures ? Qu’est-ce que l’histoire retiendra de notre passage comme «serviteur du peuple» ? Souffrirons-nous de laisser les stigmates de la division, de l’iniquité et de l’hégémonie d’un groupe sur un autre?
Or, lorsqu’un élu du peuple peut attribuer à un citoyen parmi tous les citoyens une superficie de 300 hectares sur des terres arables, de surcroit dans une région comme celle de Thiès où la pression foncière a fini de dépouiller les cultivateurs de leur espace vital, je m’interroge et ma conscience comme paysanne avec les paysans de Ndengueler ne m’autorise plus à garder le silence.
Silence coupable de tout un peuple dont le champ des valeurs semble déserté de cette plante précieuse appelée solidarité et de celles hautement salutaires que sont justice et équité. A leur place, nous laissons prospérer les pires ennemis de la paix, de la justice et du développement durable, que sont le népotisme et le clientélisme politique qui ne servent en réalité que des intérêts égoïstes, personnels ou de clan. Le pouvoir et la richesse confèreraient-ils à une catégorie de Sénégalais le statut de shareholders sur le bien qui nous est commun, et octroieraient à celle-ci le droit de déposséder et de réduire à la misère de pauvres paysans sans défense et sans voix!
Ndenguéler est devenu, par la force des choses, le symbole de la lutte pour la survie du monde paysan face aux puissants et leurs alliés. En effet, depuis plus d’une année, ce petit «David» que représente Ndenguéler tente de faire face au puissant et riche Gholiath de la société Sedima. Ces pauvres paysans ont juste commis le crime de ne pas «cocher les cages» qui rendent les autres intouchables, et de tenter de porter sur leurs frêles épaules le combat qui devrait être celui de toute une nation, pour conserver leurs terres de cultures, du moins, le peu qui en reste, après les lotissements tous azimuts et les «cadeaux» des autorités à des riches et à des puissants, Sénégalais ou étrangers. Paysanne parmi les paysans, concernée et scandalisée par la solitude de ces pauvres, je m’inquiète et m’interroge : «De quoi vont donc vivre ces paysans de Ndenguéler, de Ndiaganiao, du département de Mbour d’une manière générale, puisque le problème est d’ailleurs celui de toute la région de Thiès.» On assiste à la paupérisation de nos campagnes, à la dégradation du cadre de vie et à l’exode rural massif (cf. Keur Mousseu; Diender; Pout; etc.). Et cela semble encore étonner que des jeunes sénégalais choisissent de se suicider dans l’Atlantique !
Monsieur le Pdg de Sedima, je connais certaines de vos bonnes œuvres et cela me fait penser que votre contact avec les populations de Ndengueler pourrait prendre une allure de collaboration, et je pense qu’il n’est pas encore trop tard ; un partenariat gagnant-gagnant sur la base d’un projet de développement qui ne consisterait pas à dépouiller les pauvres pour s’enrichir seul encore plus. Eh oui, soyez-en sûr, bien que le silence des hommes politiques du pays et d’ailleurs soit assourdissant, c’est cette image que votre victoire sur ces paysans de Ndengueler laissera dans les esprits : celle d’un puissant et riche sénégalais qui dépouille les plus pauvres pour s’enrichir seul ! Et comme les plus coupables en perdront le sommeil un bon moment ! Soyez-en avisé, le silence de la masse de Sénégalais d’ici et de la diaspora n’est pas une bénédiction à votre projet, loin de là. Il y a ceux qui n’osent élever la voix par crainte de représailles ou par choix partisan ; ceux qui se cachent pour des intérêts personnels; ceux qui gardent un silence coupable et se taisent parce que ces pauvres paysans ne comptent pas à leurs yeux et ne rapportent aucun bénéfice politique… J’ai peur en voyant combien la rouille de l’iniquité, de la cupidité et de la discrimination a fini de ternir la robe de notre conscience morale.
Je suis sidérée par la contradiction ! Au moment où l’Etat et ses partenaires financent des agriculteurs dans certaines régions, les paysans de Ndenguéler sont explicitement interdits d’accès à leurs terres de culture par la plus haute autorité de l’État! Ces derniers sont incapables de lancer de grosses exploitations mécanisées et semi-industriels. Que l’État leur vienne en aide comme il l’a fait dans d’autres localités !, cela ne serait pas de la charité, mais un devoir d’équité. Ce n’est pas la grosse exploitation agricole de Samba Diallo de Kédougou qui fera vivre la famille de Djiléne Diop de Ndoud, de Diokèle Ndiaye de Tinine, de Djignaak Sarr de Ndenguéler ou encore d’Omar Mbengue de Pout ! Que signifie finalement la sécurité alimentaire dans notre pays ? Il faudrait tolérer le «mixte agricole» ! À côté de ceux qui ont la possibilité de développer de grosses exploitations semi-industrielles, que subsistent de petits paysans incapables d’en faire autant, tant que la généralisation des gros financements ne sera pas possible et, que chacun puisse vivre du fruit de son labeur.
Les faits sont d’autant plus étonnants que le syntagme «équité sociale» est devenue le slogan politique du moment ; alors que l’écrasante majorité des Sénégalais assiste impuissante au creusement du fossé social, économique et culturel entre un groupe de privilégiés et la masse des pauvres. Or, si l’équité est bien comme le définissent Frandji et Rochex (2011) «donner plus ou mieux à ceux qui ont le moins», les paysans de Ndiaganiao sont bel et bien exclus de ce principe d’équité sociale.
Malheureusement, le problème de Ndengueler semble davantage un cas d’école qu’un cas isolé. En effet, en 2011 déjà, un litige foncier portant sur 20 000 hectares, que le président de la communauté rurale de Fanaye aurait octroyé à un homme d’affaires italien dans des conditions opaques, a été à l’origine d’affrontements graves dans cette localité. Les populations de cette commune s’étaient alors farouchement opposées à l’accaparement de leurs terres de pâturage, se disant prêtes à y laisser leur vie. Le pire a semble-t-il été évité grâce à la médiation du Khalife omarien, Thierno Madani Sy.
A côté du cas inconcevable de Ndengueler portant sur le foncier, je m’indigne de la situation d’enclavement de la commune de Ndiaganiao qui se trouve quasiment coupée du reste du Sénégal, en raison de l’état d’extrême dégradation de la route qui relie la commune à la N1. A ce propos, je ne fais que rejoindre le débat et mêler mon cri de désarroi à celui d’une population timorée et désabusée. Il est désolant de constater l’étouffement que vit cette localité qui, pendant des décennies, a été une des plus grosses communautés rurales du Sénégal, au plan de la richesse de son intelligentsia ; de sa popularité et de par son dynamisme culturel; de l’envergure de son louma hebdomadaire du mardi qui jouait un rôle primordial dans le développement économique du département de Mbour. Aujourd’hui, Ndiaganiao semble faire l’objet d’un «arrêt de déclin». C’est bien admis et les autorités sénégalaises l’ont placé au cœur de leur politique de développement : sans infrastructures routières, il n’y a pas de développement possible.
Cette route, construite en 1998, restaurée en 2011 a fini de contraindre bon nombre de ressortissants à se priver du privilège de passer leur fin de semaine dans leur famille ou dans leur maison de campagne, tant la route est difficile et dangereuse. Pourtant, du fait de sa position au cœur de la région géographique du Centre-ouest, en reliant la route nationale N1 (au niveau de Sandiara) et le route nationale 2 (au niveau de Khombole ou de Thiès (en passant par Tasset)), cet axe routier mériterait d’être érigé au statut de route départementale. Au lieu de cela, le tronçon d’à peine 20 kilomètres (Sandiara-Ndiaganiao) constitue aujourd’hui une entrave de taille au développement de la localité, un calvaire pour les usagers et un danger pour les évacuations sanitaires.
En outre, l’accès aux ressources essentielles comme l’électricité et l’eau, sont pour les populations de Ndiaganiao, payées à prix d’or. Concernant l’accès à l’eau potable, bien que je ne prévoie pas de développer ce point, je fais juste remarquer que le m3 d’eau coûte à Ndiaganiao au moins le double du prix du même m3 d’eau à Dakar !
Portons attention plutôt à l’électrification rurale. Dans ce domaine, les populations de Ndiaganiao semblent larguées en pâture à des arnaqueurs sans scrupule !
Selon le Bureau d’information gouvernementale, le Sénégal s’est fixé comme échéance 2025, pour réaliser l’accès universel des Sénégalais à l’électricité. Cette option oh combien pertinente du chef de l’État a fait espérer de nombreux ruraux de pouvoir dire à leurs filles et à leurs garçons qu’ils n’avaient plus d’excuse à l’échec scolaire. En effet, il serait une rengaine aujourd’hui de discourir sur l’importance de l’électrification universelle dans notre pays. Très banalement parce que le Sénégal ne saurait émerger alors que 55 % de sa population vivant en zone rurale seraient condamnés à rester des «analphabètes du troisième millénaire», pour emprunter l’expression de Monsieur Iba Der Thiam concernant ceux qui ne sauraient pas manier l’outil informatique, je dirais plutôt, ceux dont la prétention d’accéder à cet outil serait une utopie, faute d’électricité. Enfin, l’Éducation universelle, gage du capital humain de qualité placé au cœur du PSE, se réaliserait difficilement sous des lampes-tempêtes.
Il apparait que, dans sa quête d’un accès universel à l’électricité, le principal problème du Sénégal soit celui de la soutenabilité. Pour le résoudre, les autorités ont opté pour un système de partenariat basé sur le «faire-faire», par le biais de concessions d’électrification rurale (Cer) et de projets d’électrification rurale d’initiative locale (Eril). Grâce à ce mécanisme, l’électrification rurale aurait effectivement progressé ces dix dernières années.
En effet, bien que le rêve l’électrification universelle ne soit pas encore totalement réalisé, nous pourrions nous satisfaire du dynamisme de l’action publique sur cet objet, déjà qu’en 2018, selon les chiffres publiés dans le site du ministère du Pétrole et des Energies, le taux de couverture serait de 52 % et celui de l’accès serait estimé à 42 %. Là n’est fondamentalement pas le problème car, comme le dirait Cervantès : «On n’a pas bâti Rome en un jour». La question est de savoir, d’une part, à quel prix et, d’autre part, suivant quelle qualité?
Or, la source citée plus haut du Bureau d’information gouvernementale ajoute à propos de cet accès universel des Sénégalais à l’électricité : «à des coûts encore plus abordables». Ma question est de savoir : «… des coûts plus abordables pour qui ?». À ce propos je pense qu’il serait peut-être plus prudent de ne pas généraliser en considérant que le fait observé est le lot de toutes les zones rurales, quoique le contraire relèverait d’une sorte de traitement discriminatoire (entre régions, entre localités…). En tout état de cause, je préfère limiter mon commentaire au cas de Ndiaganiao sur lequel, je suis mieux renseignée.
Pour illustrer le cas, toute profane que je suis dans ce domaine, je décris en quelques points le mécanisme de cette arnaque sur les clients de Ndiaganiao :
- Madame X s’est inscrite sur la liste pour l’acquisition d’un compteur de la société CSL à 5 200F pour un service S3.
- Faute de moyens ou pour des raisons personnelles Madame X ne sollicite l’activation de son compteur que six mois plus tard; elle est alors obligée de se présenter au bureau de la société sis à Mbour et doit payer la somme de 16 100F incluant un code de recharge d’électricité (style woyofal).
- Madame X utilise son code de recharge le 03 octobre 2020 … Super! La vie est belle : lumière, ventilateur !
- La joie de Madame X est de courte durée, vu que le 04 octobre à minuit, c’est la chaleur qui la réveille, le ventilateur s’est éteint. Eh oui, la recharge est valable jusqu’au 04 de chaque mois! Madame X retombe dans le noir et dans la chaleur et doit trouver encore de quoi recharger son compteur… C’est bien compliqué parce que Madame X vit de ses petits revenus de femme rurale et compte au mieux sur quelques aides éventuelles venant de parents ou d’ami-e-s.
- La source de psychose est que le 04 de chaque mois, peu importe QUE LA RECHARGE SOIT ÉPUISÉE OU PAS !
Si vous ne percevez pas cela comme une arnaque…!
Sans compter que, malgré l’invite faite à tous ces reliquats extorqués aux pauvres paysans, il n’y a pas d’éclairage publique. Tout ce qui intéresse les concessionnaires, c’est d’amasser encore et encore sur le dos de ces pauvres.
Oui, nous sommes bel et bien en présence d’une inqualifiable arnaque dont les populations les plus pauvres (ou supposées plus pauvres) de notre pays font l’objet.
Je vous laisse imaginer l’effet psychologique d’une telle contrainte sur ces paysans qui dépendent pour la plupart du soutien de leurs enfants, frères ou sœurs salariés.
Ces quelques exemples sont loin de résumer toute la situation d’extrême précarité que vit la majeure partie de la population, mais juste pour montrer que les problèmes auxquels les populations de Ndiaganiao sont confrontés sont nombreux et tous aussi cruciaux les uns que les autres.
Il me parait urgent d’engager une réflexion sur les conditions internes du développement et les bonnes pratiques susceptibles d’améliorer les performances de notre pays en matière de développement social et durable.
Dr Birné B. Diatta NDOUR