CONTRIBUTION
L’on ne peut bien parler de Saliou si l’on ne parle pas d’abord de sa famille. De son père, grand érudit musulman qui a placé la foi, la prière et la lecture du Livre au-dessus de toute autre chose. Un saint homme qui a traversé la vie sans se compromettre. Accueillant et ouvert, généreux et tolérant. D’une tolérance telle qu’il pardonne chez autrui ce qu’il ne saurait approcher. Je me rappelle, jeune, les vacances passées à Léona Kaolack. Le patriarche toujours enfermé dans sa chambre, nous invitant à la prière qu’il dirigeait quand l’heure arrivait, en nous laissant ensuite dans nos préoccupations de jeunesse dont il ne s’immisçait point. Papa Cheikh Traoré avait poussé le renoncement à la vie terrestre et la soumission à l’Eternel à un point tel qu’il a offert une propriété foncière nue que des habitants avaient transformée en mosquée sans lui en demander la permission. Il les en a plutôt remerciés.
Sa mère, l’illustre Yaye Fatou Ndiaye était, elle aussi, un modèle de générosité et d’humilité. Rien pour elle n’a autant d’importance que le service rendu à la famille, à la parenté et au voisinage. Toujours le sourire aux lèves – sourire dont a hérité le grand frère Ousmane – d’une humeur toujours égale, avec le souci constant de vous mettre à l’aise, de vous faire croire en vos possibilités, par le travail acharné et le sens du devoir bien fait. Avec Papa Cheikh, son époux, nous avons eu, en eux deux, l’exemple de la force qui n’écrase pas, de la puissance qui protège. L’un et l’autre ont laissé à leurs enfants le plus grand et le plus noble des héritages : l’intelligence de l’esprit et du cœur qui cultive la connaissance des mondes, la spiritualité, l’humilité et la générosité. Avant de fermer les yeux à jamais sur ce monde-ci, Papa Cheikh lui a dit, sur son lit de mort : «Saliou, tu as ma reconnaissance et mes remerciements. Partout où tu seras, cultive l’humilité mais sache que tu ne seras jamais humilié, tu ne seras jamais dans le besoin non satisfait.» Papa Cheikh Traoré a souhaité que sa sépulture ressemblât à toutes les autres dans le cimetière de Kaolack. Avec une simple pierre tombale. Traduction de l’humilité en acte ultime.
Ainsi donc, Saliou est l’un des dignes héritiers de ses parents. Après des études primaires et secondaires poursuivies à Kaolack et à Dakar, il réussit brillamment le concours d’entrée au Centre d’étude des sciences et techniques de l’information (Cesti) de l’université de Dakar pour se destiner au métier de journaliste, passeur d’informations et de cultures. Les besoins de la formation l’amènent plus tard à Paris et à Montréal pour le parachèvement. Il travaille ensuite à l’Agence de presse sénégalaise (Aps) de la grande époque, avant d’aller suivre un complément de formation en Espagne d’où il est revenu avec une excellente maîtrise de la langue de Cervantes. La langue espagnole qui sera devenue sa seconde langue de travail, avec le français, dès le moment où Saliou s’est engagé avec l’équivalente espagnole de l’Aps, l’agence Efe, dont il était le correspondant dans la sous-région ouest-africaine.
Agencier désigne le journaliste qui travaille dans une agence de presse. Saliou l’était de bout en bout, par un choix raisonné qui relève de la morale, de l’éthique et de la déontologie. Les faits, rien que les faits. Mais l’actualité dans toute sa factualité. Saliou alliait avec un rare bonheur sa probité morale avec une recherche constante de la vérité. La relation objective des faits l’emporte ainsi sur le commentaire subjectif qui peut très vite virer à la manipulation de masse, à la désinformation.
Son éthique de la vérité mise au service des faits rapportés est adossée à la déontologie du journalisme qui veut in-former des citoyens libres et éduqués en mesure de choisir en connaissance de cause. C’est ici que l’éthique de la vérité recoupe l’éthique de la responsabilité. «Les agences de presse produisent une information la plus factuelle possible. L’agencier doit faire en sorte qu’elle soit accessible et compréhensible par le plus grand nombre sans tomber dans la caricature simpliste», écrit Grégory Massart dans Comment devenir journaliste sportif ? (Editions Clément, 2013, page 17).
Saliou a su échapper à la maladie qui gangrène une partie de la presse sénégalaise, à savoir la flagornerie, la laudation et la corruption – peu importe qu’elle soit active ou passive. Il faisait son travail sans rien attendre de qui que ce soit, hormis la juste rémunération de ses mérites. L’éthique de la vérité et de la responsabilité ne va jamais sans un amour réel et immodéré de la liberté. Saliou fut un esprit libre. Libre de ses propos, libre de ses positionnements, libre de ses engagements. Babacar Touré – président du Conseil national de régulation de l’audiovisuel (Cnra) – aurait pu en témoigner pour le confirmer : combien de postes de responsabilité nationale a déclinés Saliou alors que des propositions concrètes lui étaient faites dans ce sens ? Car il savait qu’il était difficile d’exercer sa liberté sous un régime d’autorité et de commandement qui découle des nominations de gouvernement. Au triptyque vérité-responsabilité-liberté, Saliou ajoutait alors dignité. Car l’on ne saurait acheter Saliou ni le faire taire par un bâillon d’argent ! La dignité n’a pas de prix.
De l’héritage familial, Saliou a entretenu l’altruisme et le sens de l’engagement pour ré-enchanter le monde. Engagement dans les mouvements politiques contestataires sous Senghor et Abdou Diouf. Engagement aussi dans le mouvement éducatif des jeunes prématurément sortis du système scolaire dont le point focal fut le Centre Lebret ; centre qui lui avait offert au demeurant la possibilité de poursuivre ses études à Dakar sans bourse délier.
Mais l’engagement des engagements sera auprès de sa famille – la grande comme la petite – et des amis, nombreux et de tous horizons. On ne soumet jamais un problème à Saliou sans qu’il n’en fasse son problème. Un exemple ? Quand l’on a vendu sans droit mon terrain à Popenguine, je lui en fis part aussitôt. Il activa son réseau à Dakar et sur la Petite Côte et le lendemain, grâce à l’entregent du ministre d’Etat de l’époque et du sous-préfet de Ngékhokh, mon bien me fut rendu sans dommages. Les exemples ne manquent pas. Quand je lui soumettais un projet professionnel ou personnel, sa réponse a toujours été la même que celle que me livrait le défunt Tanor Dieng : «Vas-y, Matar, fonce !».
L’homme d’une honnêteté remarquable qui vient de nous quitter, fut d’une loyauté et d’une fidélité en amitié à toute épreuve. Jamais Saliou n’a dit du mal de quelqu’un. Jamais il n’a cherché à faire mal à quiconque. Le premier à vous féliciter de vos succès et le premier à vous encourager à aller de l’avant, à ne jamais baisser les bras devant l’adversité. Jamais la rancune ni la rancœur ne l’ont habité. Du bien qu’il faisait et du mal qu’on lui faisait subir, il ne gardait aucune trace. Pour conserver intactes sa foi en Dieu (il a observé le cinquième pilier l’an dernier), en ayant à l’esprit l’inéluctabilité de la mort. Mais il savait se défendre de toute attaque injuste comme il aimait les discussions acharnées sur des sujets majeurs.
En Saliou Traoré, le Sénégal et la presse ont perdu un homme honnête. L’ami de tous et de chacun. A son épouse Ndèye Bâ, à ses enfants et petits-enfants, à sa famille éplorée, nous présentons nos condoléances attristées et le gage de notre indéfectible attachement. Que le souvenir de Zal reste à jamais gravé dans nos mémoires afin de le faire vivre tout le temps car ne meurent que ceux que l’on oublie. Paix à son âme. Qu’il retrouve, dans la Félicité, papa Cheikh Traoré et yaye Fatou Ndiaye ses parents si bien nommés.
Matar GUEYE
Marseille/La Ciotat
Dimanche 14 octobre 2018