CONTRIBUTION
Les intellectuels sénégalais sont-ils les complices du diable ? L’affirmative serait péremptoire, mais cela n’enlève pas à la question sa pertinence. Car, au regard de l’instabilité intellectuelle et morale de nos élites, il y a de quoi s’alarmer : le droit a cessé d’être une science, il est devenu un instrument pour entériner ou invalider les intérêts des uns et des autres. Or le danger est que le droit est le fondement même de notre vie sociale. Peut-on vraiment accepter que notre société soit assise sur les contingences d’un droit assujetti aux émotions et aux intérêts ? Un médecin peut être tricheur ou corrompu, il ne tuera que les malades ; un physicien aussi peut porter préjudice à des masses importantes s’il est dépourvu d’éthique scientifique ; c’est la même chose pour tous les autres scientifiques. Mais qu’un juge, un professeur de droit, un procureur de la République se permettent de mettre la science du droit au service de fins intéressées, voilà le véritable et unique danger pour la survie d’une société.
Une société peut vivre sans médecin, sans physicien, bref la plupart des sciences sont utiles à l’homme, mais pas indispensables à une société. Par contre une société sans droit est radicalement impensable, or pour faire le droit et dire le droit, il faut des professionnels du droit, il faut la science du droit. «Ubi societas, ibi jus» : cette sagesse latine est une invite à la vertu républicaine. La loi n’est digne de nous commander que si elle transcende nos intérêts et la courbure de notre nature. Sans la loi, notre vie arpenterait les chemins abrupts de la vie errante et bornée de certains animaux solitaires. Qu’est-ce qu’une loi qui changerait en fonction de nos intérêts individuels ? Une telle loi n’est-elle pas pire que l’absence de loi ?
Dans le chapitre 7 du livre 2 du Contrat social, Rousseau, dans le souci de montrer la centralité et la sacralité de la loi a dit ceci : «Pour découvrir les meilleures règles de société qui conviennent aux nations, il faudrait une intelligence supérieure qui vît toutes les passions des hommes, et qui n’en éprouvât aucune ; qui n’eût aucun rapport avec notre nature, et qui la connût à fond ; dont le bonheur fût indépendant de nous, et qui pourtant voulût bien s’occuper du nôtre[1]…». Un législateur doit avoir deux vertus cardinales : xaragn ak manduté comme disent les wolofs. C’est impossible de faire des lois aux hommes si on ne les connait pas, et c’est impossible de garantir la pérennité et la force de la loi si on ne connaît pas les passions humaines contre lesquelles elle est justement censée protéger les hommes. La sagesse et la vertu sont les qualités essentielles du législateur. En revanche, les passions et les intérêts sont à la loi ce que le virus est à l’organisme. Malheureusement notre société est aujourd’hui sur cette pente : elle est malade parce que son système immunitaire (à savoir le droit) est attaqué par des imposteurs du droit, des Lyssenko du droit.
On ne peut pas bâtir une société avec des lois qui viseraient des individus, or depuis 2012 les observateurs de la scène politique sénégalaise constatent que des lois et même des cours de justice intuitu personae sont votée ou instituées. Ce fut d’abord la CREI, ensuite la condamnation, et puis comme des souris rongeuses, ils se sont infiltrés dans les subtilités démocratiques d’une majorité politique mécanique pour introduire la règle selon laquelle tout candidat doit d’abord être électeur. Au-delà de la barbarie intellectuelle qui sous-tend cette démarche, cette loi ouvre une brèche extrêmement dangereuse : la discrimination et la damnation définitive. Est-il raisonnable de laisser une majorité politique tailler les lois à sa guise pour simplement maintenir une position de pouvoir ?
Demain, un illuminé viendra au pouvoir avec sa horde de fanatiques et décider, par une loi scélérate, que tous les hommes politiques ayant participé à un gouvernement qui a signé des contrats pétroliers défavorables au Sénégal est passible de la perpétuité… Il n’y a aucune raison d’avoir des limites lorsqu’on est installé dans le régime de la cruauté et du cynisme. Si la politique consiste uniquement à trouver des stratagèmes pour se maintenir au pouvoir ou pour éliminer ses adversaires, elle a perdu toute grâce et tout noblesse. Il n’y a dès lors plus de raison de ne pas confier la cité aux truands, aux perfides et autres disciples de Satan. Même dans l’adversité, les hommes civilisés respectent la dignité humaine et font preuve de retenue : ce qui est possible n’est pas toujours admissible. Vider la loi de toute humanité et de toute décence, c’est en quelque sorte instaurer la loi du plus fort : or il n’y a aucun mérite dans ce qu’on obtient par une telle loi. Se maintenir au pourvoir par des subterfuges aussi viles, c’est en fin de compte montrer qu’on n’en est pas digne ! Tout ce que l’on obtient par l’indignité, serait-il le plus beau diamant, est imbibé d’indignité. Le plus précieux collier devient un rebut sur le cou d’un monstre.
Il suffit simplement d’écouter les professionnels du droit argumenter pour voir avec netteté comment cette science est polluée de parti pris. Einstein a fui l’Allemagne nazie pour éviter que sa science ne soit un outil du mal. Mais au Sénégal, on cherche désormais des diplômes et la science pour les mettre au service de la politique. Chaque camp a aujourd’hui ses théoriciens du droit et cela n’augure rien de bon. Il faut travailler à faire revenir la sérénité dans ce pays. Nous sommes en train de perdre nos repères républicains et il n’est pas loin le jour où des fanatiques infesteront la scène politique et nous imposeront des paradigmes confrériques, ethniques, etc. La société sénégalaise doit être sauvée et malheureusement les forces qui devraient sauver sont en passe d’être aussi corrompues que les forces en conflit. Ce que les juristes tailleurs font avec la Constitution est la même chose que ce que certains pseudos exégèses font avec le Coran. Le saint Coran est la parole de Dieu, mais au Sénégal, les intellectuels arabes, les marabouts et les produits de l’école française s’entendent pour faire de ce livre une exploitation idéologique et conjoncturelle. Les prêcheurs prêchent pour l’argent et les honneurs, les intellectuels défendent des positions à la place des idées et des causes, les arabisants sont devenus des parasites, et les marabouts se transforment sans gêne en receleurs de vilenies citoyennes. Le Coran est décontextualisé, banalisé ou extrapolé en fonction des intérêts du prêcheur. On ne prêche plus pour la cause de Dieu, on prêche pour sa chapelle confrérique ou politique. Un grand danger nous guette !
Alassane K. KITANE
Professeur au Lycée Serigne Ahmadou Ndack Seck de Thiès
Président du Mouvement citoyen LABEL-Sénégal
[1] Soulignés par nous.