CONTRIBUTION
Il est nécessaire de dialoguer. Sans dialogue pas de consensus. Sans consensus pas de compromis dynamique. Sans compromis dynamique, il y a crise. Et une crise sans médiateur s’enlise. Et dégénère. Dans ce cas, l’Etat, quels que soient sa puissance et ses moyens de coercition, est frappé d’illégitimité, car «c’est dans la Nation que réside le fondement de la souveraineté». Ce consensus ne peut exister véritablement, si le dialogue est confronté à la montée en puissance de l’Exécutif, et que cela se traduit par un processus d’émancipation juridique, et par la crise du principe de légalité.
La pire conséquence de cet état de fait est la périclitation inéluctable de toute démocratie, même majeure. Car nous assisterons, par là, à une violation des principes fondamentaux de l’Etat de droit, dont «le concept (…) implique que les gouvernants ne [soient] pas placés au-dessus des lois, mais exercent une fonction encadrée et régie par le Droit», surtout que «l’Etat de droit implique une confiance absolue placée dans le Droit», comme le souligne Jacques Chevalier. Pour ce, il faut une véritable indépendance des juges. N’exagérons pas et ne nous en offusquons pas. Je vois d’ici des personnes de mauvais aloi alerter déjà sur les dangers de l’instauration d’une République des juges !
Au contraire, les défenseurs de la dépendance politique de la Justice qui reste de rigueur dans la quasi-totalité des pays en développement sont les fossoyeurs de la Démocratie. Ce sont eux qui théorisent les schémas les plus saugrenus censés ménager les principes démocratiques garantis par la Constitution et permettre en même temps d’extraire le sort des princes qu’ils servent avec zèle et avec cynisme d’un jeu démocratique dont ils ne maîtrisent pas tous les aléas, ce qui conduit dans la plupart des cas à la chute de leurs régimes. «Le Droit s’est imposé désormais comme une ressource dont les acteurs politiques ne peuvent plus se passer, ainsi qu’une arme privilégiée de combat politique», au grand bonheur de ces praticiens indélicats de la matière qui deviennent les bras armés d’un Prince dont Machiavel disait qu’il «a deux manières de combattre : l’une avec les lois ; l’autre avec la force».
Jacques Chevalier constate d’ailleurs fort à propos que «cette judiciarisation a offert aux spécialistes de droit constitutionnel une occasion privilégiée pour asseoir leur autorité et étendre leur influence. (…) L’affirmation de la suprématie du droit constitutionnel leur sert à établir leur propre hégémonie ; ces constitutionnalistes revendiquent aussi par rapport aux politistes, le monopole du savoir sur les Institutions. L’expansion du droit constitutionnel leur donne aussi des possibilités nouvelles d’intervention dans le débat politique». Ils ne s’arrêtent pas en si bon chemin, ces constitutionnalistes. Ils se retrouvent maintenant au cœur des régimes politiques, le plus souvent en position de tailleur constitutionnel sur mesure au service des princes de leur époque ! Ils en oublient le danger qu’encourt tout régime qui en arriverait à piétiner la souveraineté politique de la Nation, parce que bousculé par la pression d’échéances électorales proches, au point de ne pas prendre, comme l’y enjoint Philippe Nemo, «le temps de convaincre les forces sociales qui [lui] paraissent hostiles» : la chute ! Pour éviter cette catastrophe, il ne leur reste plus que «l’Etat de police fondé sur le bon vouloir du Prince» à lui opposer, un Etat de police où «il n’y a ni véritable limite juridique à l’action du pouvoir, ni réelle protection des citoyens contre le pouvoir».
Le seul frein aux tentations hégémoniques de basculement d’un régime politique vers la dictature à la faveur de réformes déconsolidantes est l’indépendance de la Justice. L’indépendance de la Justice dans tout système démocratique qui se respecte, témoigne en effet de la transcendance du Droit par rapport au politique. Pour ce, elle doit s’adosser sur le respect du principe de sécurité juridique, lequel suppose une certaine stabilité des lois, et des situations qu’elles définissent. Vu sous cet angle, un dialogue constructif suppose le bannissement d’un agenda caché, porté par la décision unilatérale du Prince, à un moment charnière de la vie de la Nation, en lieu et place d’une concertation élargie dont les termes de référence sont partagés par tous les acteurs-cibles, surtout en l’absence de médiateur reconnu par tous les protagonistes.
D’où le rôle crucial du juge, celui constitutionnel dans ce cas précis. Car il est l’ultime recours dès lors que le Parlement peut faillir à sa mission, et se faire le complice tacite d’une prise en otage de la volonté populaire, ou de la violation de l’Etat de droit. «Gardien des valeurs, le juge [constitutionnel] est chargé de les défendre contre la volonté capricieuse des majorités. [Il] tend à devenir (…) un acteur à part entière du jeu politique. (…) Le rôle politique de la juridiction constitutionnelle apparait en pleine lumière en période de fortes tensions politiques (…) et d’incertitude politique», nous dit Jacques Chevalier. Il paraît clair, dès lors, qu’il ne peut y avoir ni dialogue constructif ni consolidation d’une véritable démocratie majeure, au cas où l’institution suprême, le Conseil constitutionnel, ne jouerait pas ou se refuserait à jouer son rôle ! Il se ferait par là, au même titre que le Parlement, le complice actif ou silencieux de l’accomplissement de la volonté hégémonique du Prince en renonçant à sa mission, celle de «garantir la souveraineté constituante du peuple, qui est au principe même de la Démocratie».
La Démocratie est belle et rétive. Elle est monomaniaque. Et les seules idées qu’elle chevauche et n’en démord pas sont l’Etat de droit, et les droits de l’Homme. Le seul amant qu’elle honore de ses faveurs est la Justice. Si elle est indépendante. «Le Prince est la personnalité unique sur laquelle se concentre toute l’attention publique», pour reprendre les termes de De Laurens. Il doit alors avoir toujours à l’esprit que «la parole est action ou n’est rien. Parler, ce n’est pas jongler avec des idées, ni polir des sentences, roucouler, faire des effets de manche, poser pour le profil. Parler, c’est convertir. Au moins convaincre ; ou raffermir des convictions chancelantes», dit bien fort à propos Bertrand Périer. Dialoguons alors.
Et pour que tout dialogue soit constructif, le Prince doit se souvenir qu’être Homme de parole, Homme d’honneur, c’est en cela que l’Homme d’Etat se distingue du Prince, dont Machiavel dit qu’il «ne peut ni ne doit tenir sa parole, (…) le point [étant] de bien jouer son rôle, et de savoir à propos feindre et dissimuler» !
Cissé Kane NDAO
Expert en management public