CONTRIBUTION
Nous nous rappelons que la longue gouvernance du vieux président-politicien a été notamment marquée par une générosité déferlante, sélective et manifestement injuste. Cette générosité coupable, insupportable, était à l’origine des différentes tensions qui chauffaient le front social, et que nous traînons encore aujourd’hui, six ans après son départ du pouvoir. Ces jours derniers, les ministères de la Santé, de l’Education nationale et de l’Enseignement supérieur sont secoués par une série de grèves auxquelles le gouvernement aura bien du mal à trouver des solutions. Il lui faudrait, pour satisfaire les revendications qui fusent çà et là, beaucoup de volonté et de détermination. Pas seulement d’ailleurs. Il lui faudrait surtout faire montre de beaucoup de courage, et accepter des sacrifices dont je ne le crois pas capable. Les tensions vont donc continuer de chauffer le front social pour de longs mois, peut-être pour de longues années encore. Pour expliquer ce pessimisme, il faut interroger le passé, avec notamment comme point de départ le 2 avril 2000.
L’ancien président Senghor aimait cette formule : «Quand on fait l’historique d’un problème, on l’a à moitié résolu.» C’est ce à quoi je vais m’employer, refusant du coup le mépris dans lequel nous tenait le vieux président. Nous serions, à ses yeux, amnésiques et ne croyions qu’à l’argent et aux honneurs.
Fort de cette certitude, le vieux président-politicien passait allègrement d’un scandale à un autre, et se déplaçait intra comme extra muros avec des mallettes bourrées de fric. Tirant bien plus vite que Lucky Luc, il distribuait à tout bout de champ des centaines de millions de francs à une catégorie de Sénégalais bien ciblés, de qui il pouvait attendre un coup de pouce électoral : hauts magistrats, officiers supérieurs et généraux des forces de sécurité, ministres, autorités administratives (gouverneurs, préfets), élus locaux et nationaux, chefs religieux, etc. Ces mêmes privilégiés triés sur le volet, bénéficiaient aussi de parcelles de terrain à l’occasion des lotissements dans les zones les plus courues de Dakar : réserves foncières du Cices, du Stade Léopold-Sédar-Senghor, de l’Aéroport international de Dakar, domaine maritime, etc. Un constat qui crève les yeux : le Sénégalais moyen ne retenait guère l’attention du vieux Crésus sénégalais. Je ne le rappellerai jamais assez.
Sa «générosité» ne s’arrêtait pas d’ailleurs en si bon chemin. Je ne m’attarderai pas sur tous les bénéficiaires de cette «générosité» inédite que je viens de citer, sinon pour y ajouter les chefs de partis membres de la Cap 21, qui recevaient mensuellement une coquette enveloppe de 400 000 francs. Le vieux politicien accordait aussi, avec une facilité déconcertante, et au détour d’une simple audience ou à l’occasion d’un séminaire, des augmentations de salaires ou d’indemnités à des niveaux qui pouvaient dépasser l’entendement, au profit de la même catégorie de Sénégalais. Pour faire un peu d’histoire, cette «générosité» ostentatoire a pour point de départ un séminaire organisé par les libéraux, en septembre 2004, à la Somone. Nous étions pourtant au beau milieu d’un péril acridien, dont personne ne pouvait encore prévoir les conséquences sur les cultures. Cette menace sérieuse n’empêchait pas notre vieux politicien de présider lui-même ce séminaire.
Entouré de militants bleus et d’autres membres de la mouvance présidentielle chauffés à blanc, il annonce sa décision de porter le salaire mensuel de ses nombreux ministres de 350 000 à deux millions (2 000 000) de francs Cfa. Dans la même période, il décide de régulariser les «dessous de table» confortables qu’il accordait mensuellement aux autorités administratives : 500 000 francs aux gouverneurs, 300 000 aux préfets, 200 000 aux sous-préfets. Ces indemnités étaient respectivement de 75 000, 35 000, 20 000 francs. Leurs adjoints, qui n’étaient pas au courant de ces «dessous de table», étaient laissés pour compte. L’Amicale des administrateurs civils saisit alors la balle au bond pour demander au «généreux» président d’étendre les «dessous de table» désormais officiels aux adjoints. Ce qui fut fait sans difficulté. L’Amicale ne s’arrêta pas en si bon chemin : le gros des administrateurs civils ne pouvaient pas ne pas réclamer leurs parts, et à juste raison. Ils ont vu leur salaire augmenter de 60 000 francs en 2004, à 600 000 autres en 2005. La même somme leur sera octroyée en 2006.
La «générosité» très sélective et très intéressée du vieux président-politicien arrosait également copieusement les maires du Sénégal et leurs adjoints : 900 000 francs d’indemnités mensuelles pour les maires des villes de Pikine, Guédiawaye, Rufisque et des communes chefs-lieux de région (alors onze au total) ; 500 000 francs pour les maires chefs-lieux de département (33) et les maires d’arrondissement des villes de Dakar, Pikine, Guédiawaye, Rufisque (43) ; 300 000 francs pour les maires des communes rurales (20 environ). Sans compter leurs nombreux adjoints et les présidents de conseils ruraux et leurs adjoints qui n’étaient pas laissés en rade. Tout cela faisait beaucoup d’argent pour le Trésor public. Il est vrai que, dans la même période, il déclarait sur tous les toits que la situation économique était excellente, que le pays ployait sous l’argent, à tel point que, disait-il sans gêne, il pouvait se permettre ses largesses.
Certainement, personne ne peut reprocher à un gouvernement d’améliorer les conditions de vie et de travail des agents de l’Etat, pour qu’ils produisent plus et mieux. Mais en tout, il faut savoir raison garder et éviter les frustrations. Le président Senghor avait constamment l’œil fixé sur les écarts de salaire. Il veillait, pour des raisons de justice sociale, à ce qu’ils ne fussent jamais trop grands. La préoccupation du président-politicien était malheureusement tout autre. Pour ne prendre que leurs exemples, les maires et présidents de conseils ruraux en particulier sont loin de mériter les privilèges exorbitants qu’il leur avait accordés, avec une facilité déconcertante. Nous vivons quotidiennement avec eux, à côté d’eux. Rien ne justifie, dans leur gestion de tous les jours des collectivités qui leur sont confiées, les grosses augmentations que le président-politicien leur avait accordées. Pour ne donner qu’un exemple parmi de nombreux autres, le maire de Matam, qui percevait une indemnité mensuelle de 40 000 francs au plus (39 075 exactement), en percevait, avec la folie dépensière du vieux président, 900 000, soit 25 fois le Smig et 1,5 fois le salaire d’un professeur d’université en fin de carrière, avec le titre de professeur titulaire de classe exceptionnelle de 3e échelon. Au 1er janvier 2003, ce dernier percevait un salaire brut de 649 651 francs. Qui ose comparer le cursus du maire de Matam, de Louga ou de Kolda (de l’époque et d’aujourd’hui) à celui de ce professeur d’université en fin de carrière ?
Avec son Acte III précipité de la Décentralisation, le digne successeur du vieux politicien complique encore plus la situation. Aujourd’hui, nous nous retrouvons avec plus de 500 collectivités locales, dont des communes rurales qui ne le sont que de nom, incapables de se prendre en charge, et comptant exclusivement sur le Trésor public. Dans ma prochaine contribution, je continuerai de passer en revue les méfaits de la «générosité» insouciante du vieux président, responsable pour l’essentiel des tensions sociales que nous connaissons aujourd’hui, ainsi que du gonflement de plus en plus inquiétant de la masse salariale.
Mody NIANG