CONTRIBUTION
Avant l’ouverture du procès Khalifa Sall qui s’est soldé par un double renvoi, j’avoue que j’étais plutôt rassuré en entendant le Garde des Sceaux, ministre de la Justice, indiquer qu’il ferait le tout pour garantir à M. Khalifa Sall un procès juste et équitable. Or, il n’en est rien aujourd’hui à la veille du procès de l’intéressé le 23 janvier 2018, d’où mes inquiétudes en tant que scientifique en Droit et en tant que professeur de Droit. Il me semble donc qu’en telle circonstance, les juristes, les avocats, bref l’ensemble des professionnels du droit, doivent reprendre la plume et se repositionner, afin d’éviter que ne s’installe un régime de Vichy bis, voire une Affaire Dreyfus bis au Sénégal ! Il y va de l’intérêt de notre pays, de nos libertés et de notre vie démocratique.
C’est dire que ce qui est en jeu aujourd’hui, c’est la démocratie sénégalaise. Or, à l’instar du professeur Pierre Ronsavallon, si «le mot s’est imposé comme la dénomination universelle du bien politique», il n’en demeure pas moins que «même les régimes qui en bafouent le plus évidemment les fondements considérés comme élémentaires, n’osent pas s’en présenter ouvertement comme les ennemis, et prétendent plutôt en incarner une forme spécifique, réduisant les critiques qui leur sont adressées à des manœuvres de déstabilisation politique ou à des manifestations d’arrogance (…)».
1) Quoi qu’il en soit, la justice sénégalaise doit se présenter aujourd’hui, plus que jamais, comme un rempart solide contre les dérives toujours possibles du pouvoir exécutif. Or, cette justice sénégalaise est étouffée par le pouvoir politique (le pouvoir exécutif). A tel point que son rôle élémentaire qui consiste à dire le droit en toute neutralité, indépendance et impartialité, n’est plus possible au Sénégal. Pourquoi ? Parce que, d’une part, au Sénégal, le président de la République et le ministre de la Justice siègent au Conseil supérieur de la magistrature (Csm). En tout état de cause, leur présence active au Csm met à mal le fonctionnement normal de la justice sénégalaise. D’autre part, dans un Etat de droit, l’inamovibilité des juges est une des garanties de leur indépendance. Or, selon M. Souleymane Téliko, président de l’Union des magistrats sénégalais (Ums), au Sénégal, «90 % des juges sont en situation d’intérim et donc susceptibles d’être déplacés à tout moment». Ce qui constitue une atteinte très grave à l’inamovibilité des magistrats. Ce stratagème du pouvoir exécutif vise à mettre nos honorables juges sénégalais au pas, et donc aux ordres. C’est une façon déguisée de leur imposer une manière d’agir ou de faire dans un sens plutôt que dans l’autre.
Au lieu d’être indépendants du pouvoir exécutif, les juges en sont dépendants, ne serait-ce, du point de vue de leur avancement et de leur carrière. Ils ont les mains liées. En telle circonstance, on ne rend pas justice, on exécute des ordres venus d’ailleurs ! Tout ceci met en péril le principe de séparation des pouvoirs et porte atteinte à l’indépendance de la justice et à la démocratie sénégalaise. Dans ce contexte, peut-on garantir à M. Khalifa Sall un procès juste et équitable ? Ma réponse est assurément négative. Par conséquent, si le procès intenté à l’encontre de M. Khalifa Sall pourrait s’apparenter comme juste sur le principe (à condition qu’il ne soit pas le seul maire poursuivi au Sénégal pour de tels faits), il n’en demeure pas moins que, pour des raisons diverses, ce procès est devenu injuste sur le fond.
2) Au surplus, de fait, lorsque l’inamovibilité des juges n’est pas totalement garantie dans un Etat, on assiste à ce que l’on appelle «une contre-démocratie». Laquelle se manifeste dans l’affaire Khalifa Sall à travers une enquête fondamentalement à charge, pouvant porter atteinte à ses droits. En effet, non seulement le procureur devait enquêter à charge et à décharge (tout en tenant compte des témoignages probants et à décharge en faveur de M. Khalifa Sall), mais également, le Procureur doit respecter le principe de séparation des fonctions dans le cadre de son pouvoir d’enquête et à l’audience. Cela fait partie des grands principes imposés par la Cour européenne des Droits de l’Homme (Cedh), en matière de justice impartiale et démocratique.
Devrait-on rappeler que le Sénégal ne fonctionne pas sur le modèle de justice à l’américaine. Le Sénégal fonctionne plutôt à l’image de la justice française. Laquelle repose sur une séparation des autorités chargées de la poursuite, de l’instruction et du jugement. Cela vise à protéger la personne qui est mise en cause, en évitant surtout que la même autorité (en l’occurrence le procureur), ne soit présente tout au long du procès. Ce que le Droit vise à éviter ici, est un parti pris, une absence de neutralité lors de l’audience ou d’avance une conviction de culpabilité pouvant porter atteinte à la présomption d’innocence. C’est contraire au droit à un procès juste et équitable. D’autant plus qu’en vertu de l’article 6 paragraphe 1 de la Convention européenne des Droits de l’Homme : «Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (…) par un tribunal indépendant et impartial (…)».Cela implique nécessairement une séparation des fonctions. Un recul doit être pris sur le dossier Khalifa Sall, c’est absolument nécessaire pour une justice au Sénégal digne et conforme aux standards internationaux. De plus, l’égalité des armes doit être garantie par le biais d’enquêtes et d’expertises à charge et à décharge.
3) Pour autant, ce qui demeure également inquiétant dans l’Affaire Khalifa Sall aujourd’hui, c’est le refus de sa caution. C’est totalement ubuesque, voire aberrant dans un Etat qui se définit comme démocratique ! Je rappelle qu’aux Etats-Unis, pour une infraction plus grave que celle dont on accuse M. Khalifa Sall, M. Dominique Strauss-Kahn avait bénéficié d’une liberté sous caution. De la même manière, l’ancien ministre des Affaires étrangères du Sénégal, M. Cheikh Tidiane Gadio, a bénéficié aux Etats-Unis d’une liberté sous caution. Alors, pourquoi pas M. Khalifa Sall si nous sommes réellement dans un Etat de droit au Sénégal ? La liberté provisoire à la suite d’un cautionnement fait partie des bases d’un procès équitable. En ce sens que, la caution permettrait à M. Khalifa Sall de mieux préparer sa défense à l’extérieur et non à l’intérieur d’une prison ! C’est une nécessité démocratique que l’on pourrait ignorer.
4) En conclusion, contrairement à ce que soutient le Garde des Sceaux, ministre de la Justice du Sénégal, M. Khalifa Sall ne bénéficie pas aujourd’hui de garanties suffisantes pour un procès juste et équitable. D’autant plus que les poursuites de ce genre ne doivent pas être sélectives ou discriminatoires. Qui plus est, les droits de la défense doivent adéquatement être garantis, de façon à éviter tout détournement de pouvoir, en l’espèce.
Au demeurant, la réforme du Conseil supérieur de la magistrature du Sénégal n’est pas seulement nécessaire, elle est urgente aujourd’hui afin de garantir l’indépendance des magistrats et de la justice au Sénégal. J’en termine en rappelant l’article XVI de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen du 26 août 1789. Lequel dispose : «Toute société dans laquelle la garantie des Droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution.» Espérons que cette disposition emblématique puisse se présenter comme une lumière destinée à ne pas faire reculer la démocratie sénégalaise. D’autant plus que la règle élémentaire qu’elle impose vaut pour toutes les démocraties au monde. Il y va de la sauvegarde des libertés au Sénégal, de la préservation de notre patrimoine démocratique et nos acquis démocratiques. Quoi qu’il en soit, personne n’a commis un crime de lèse-majesté ; qui plus est, un esprit subversif en politique n’est pas un délit, bien au contraire, c’est bien d’avoir des opposants de grande hauteur sur le ring en démocratie, et non un désert d’opposants ! Par conséquent, la liberté de M. Khalifa Sall est une nécessité pour la légitimité de l’élection présidentielle de 2019 et la bonne santé démocratique du Sénégal ! Devrait-on bosser de midi à minuit pour le comprendre ? Assurément, non.
Alioune GUEYE
Professeur de Droit public
Membre du Comité scientifique à la Revue juridique et
politique des Etats francophones (Paris- France),
Membre du Comité scientifique à la Revue québécoise
de Droit international public (Québec-Canada)