CONTRIBUTION
Le Sénégal indépendant a connu quatre chefs d’Etat. Vous êtes, tous les trois, encore en vie. Le président Senghor repose à Bel-Air. Deux parmi vous ont exercé le pouvoir et l’ont quitté, en bonne santé. Dieu merci. Le président Macky Sall est celui qui, pour l’heure, exerce la magistrature suprême de notre pays. Nous lui souhaitons de terminer sa mission dans les mêmes conditions.
Excusez ce qui peut sembler être une impertinence, que de vous interpeller ainsi, ouvertement, sur le présent et l’avenir de notre pays. Mais il est des moments où la parole mérite de retrouver son sens fondateur. Or, en ce moment-ci, je suis de ceux qui ressentent l’impérieuse nécessité d’un… déblocage ( !) de la société politique sénégalaise dont tous les ressorts semblent grippés, en dépit des efforts de concertations en cours. Et cela a pour conséquence de paralyser toutes les dynamiques, potentiellement innovantes et conquérantes, de notre nation dans tous les autres domaines de la vie. Il est donc urgent que cela change ! By any means necessary…
Messieurs les Présidents, c’est en me remémorant d’un instant partagé en 2001, devant les grilles du Palais de la République, que j’ai pris la décision de vous interpeller conjointement : nous étions tous devant les grilles du Palais, lors des funérailles du premier président de la République du Sénégal rappelé à Dieu le 20 décembre 2001. La dépouille mortelle de Léopold Sédar Senghor devant nous, dans son cercueil, le président Abdoulaye Wade prononçait son discours d’adieu au nom de la nation, sous le regard pensif du président Abdou Diouf, assis à la tribune d’honneur. A cet instant, mon esprit a capturé cette scène qui alimente mes méditations depuis ce jour : Trois présidents… l’un couché, l’un debout, l’autre assis. Les trois postures possibles de l’homme. J’étais ministre de la Culture dans un gouvernement qui comptait, et nul ne le savait encore, le futur et actuel chef de l’Etat du Sénégal. On sait si peu de choses finalement…Pour vous rafraîchir la mémoire à tous, l’ancien président du Cap-Vert Aristides Pereira, siégeant à la tribune d’honneur, avait eu un malaise à un moment donné, et faillit tomber à la renverse… Insolation et fragilité des personnes âgées, ou clin d’œil suggestif de la vanité de la vie qui passe ?
C’est avec un certain recul que l’on prend la pleine mesure des choses. Et, plusieurs années passent avant de délivrer le message crypté d’instants incrustés sur le film de la mémoire… Je fais partie de ceux qui ont eu le privilège de connaître, personnellement, les quatre présidents de la République du Sénégal. Si je m’adresse à vous trois aujourd’hui, c’est pour vous demander, solennellement, de rendre à ce pays, et à son peuple, un peu de ce qu’ils vous ont donné : de la générosité ! De l’intelligence, vous en avez chacun à revendre. De la chance aussi. C’est à l’intelligence du cœur que je m’adresse ici.
Je voudrais vous demander tout simplement ceci : Retrouvez-vous un de ces jours et parlez-vous, tous les trois. Méditez sur la grâce qui vous est faite de porter, ou d’avoir porté, la charge d’un pays de 14 millions d’âmes… parlez de vos regrets, de vos ambitions non assouvies pour le Sénégal. Videz vos ressentiments, s’il en est ! Mais surtout, conjuguez vos efforts pour rassembler les Sénégalais autour de l’essentiel. Aidez à réconcilier ceux que des incompréhensions passagères ont séparés plus que de raison. Donnez au Sénégal une chance de se rassembler, par-delà les clivages partisans artificiels qui nous divisent.
Nous ne sommes pas des «toubabs» ! En disant cela, je ne pense pas à la race. Je convoque des valeurs culturelles aux racines impérissables. En réalité, nous sommes les héritiers de valeurs de civilisations enviables si nous les vivions comme il se doit. Entre autres causes des distorsions de la société sénégalaise, le système partisan hérité de la colonisation. Ce n’est pas nous ! J’assume de le dire car, il est largement temps de le comprendre. Les «diisso, deggoo, baalante, dieggele, diellele» sont autant de concepts de résorption des conflits existant dans toutes nos langues nationales. Nous devrions tous nous en inspirer pour refonder notre commun vouloir de vivre ensemble. Dans la complexité actuelle du monde, les petits pays n’ont aucune chance de survivre si ce n’est par le sens du sacrifice, et de vision à long terme, dont peuvent faire montre leurs élites dirigeantes. Pour rassembler tous ceux qui peuvent l’être autour d’un grand projet de mieux-être collectif, rien ne doit être laissé au hasard. Regardez les pays qui réussissent, leurs dirigeants ont fait la différence !
A mon humble niveau, j’appelle tous ceux qui pourraient jouer un rôle dans le rapprochement entre vous, à déployer tous les efforts possibles afin que cela survienne. Pour l’exemple. Afin que tous les segments de notre peuple imitent votre effort de retrouvailles, de réconciliation et de pari sur l’avenir. A tous les niveaux. Cela n’exclut nullement la compétition en politique. Ni l’expression des ambitions individuelles. Cela contribuera, tout simplement, à assainir le cadre d’exercice des activités en politique, pour donner plus de place aux talents et aux idées, plutôt qu’aux muscles bandés et aux invectives. Sans parler des ruses et des perfidies… Que de simples inimitiés personnelles se traduisent en conflits «politiques»… Or, même la politique est digne d’être vertueuse !
En vérité, les tensions qui existent, notamment entre les présidents Abdoulaye Wade et Macky Sall, et entre leurs supporters, imposent au président Abdou Diouf de se poser en médiateur. Parce que, toutes les rancœurs qui se sont accumulées depuis quelques années relèvent, essentiellement, d’un déficit de communication directe. Il faut se revoir, pour lever les équivoques et mettre fin au travail de sape d’intermédiaires qui aimeraient bien que l’incompréhension dure. Et pour cause ! La survivance de leurs sombres desseins en dépend. Mettez les tous hors d’état de nuire. En vous parlant !
Le président Macky Sall, qui serait le premier bénéficiaire, au titre de la République, d’un climat politique et social apaisé, devrait prendre l’initiative de l’ouverture. A lui de savoir saisir sa chance et de donner au pays la sienne. Que ne saisirait-il l’occasion de son discours de fin d’année pour sortir des mots convenus et nous parler… En outre, le droit d’aînesse des deux autres le lui impose. Le président Wade, je le crois, répondra à toute invitation qui lui serait adressée dans les formes requises. L’âge, en Afrique, donne certains privilèges. Ne lui en refusons aucun !
Puisque vous avez été élus tous trois, chacun à son tour, au seul poste qui suscite tant de convoitises, par devoir comme par reconnaissance, aidez-nous à réconcilier tous ceux qui doivent l’être pour un décollage définitif de notre cher pays. Par cet acte fort, vous poseriez le fondement du véritable Dialogue national que le président de la République Macky Sall a, plus d’une fois, évoqué. Aidons-le à lui donner une forme et une ampleur inédites. Pour le Sénégal ! Pour l’avenir de nos enfants !
Cela étant dit, pardonnez l’incursion d’un naïf, idéaliste disent mes proches, dans un univers aussi complexe que les raideurs politiciennes. Mais je m’acquitte de ce devoir, ici, pour être à la hauteur du rêve de «Concorde nationale» de Serigne Abdoul Aziz Sy Dabakh, mon guide spirituel et mon véritable mentor. Depuis 1988, son appel au dialogue inclusif est suspendu au-dessus de nos têtes. Les archives sonores, visuelles et écrites sont disponibles. Suite au décodage de l’image fulgurante, mémorisée devant les grilles du Palais, je vous presse de répondre, enfin (!) à l’invite d’un Sage, aimé et respecté par tous, par-delà les confessions et les confréries. Le Sénégal pourrait alors tirer profit de ses prières exaucées et dont nous tardons à récolter les fruits.
Je vous le dis sans ambages : les Sénégalais sont fatigués des clameurs improductives qui encombrent l’espace public. Les Sénégalais sont exaspérés de voir que l’insulte et les propos outranciers sont en passe de devenir respectables. Les dérives verbales, au sein même de l’Assemblée nationale, en témoignent. En matière de scandales financiers, réels ou fictifs, et dont l’épicentre est toujours une mauvaise gouvernance politique, tous les gouvernements du Sénégal indépendant ont connu leur heure de «gloire». A tort ou à raison, les tribunaux n’ont jamais changé l’ordre des choses. Signe des temps, des faits délictueux se font jour au sein même de la magistrature. A qui se fier désormais ? Le mal est donc plus profond et serait même d’ordre sociologique selon certains… Et ce mal de l’homo senegalensis, vous en êtes, chacun, un peu responsable, dans la mesure où la première infrastructure d’un pays, ce sont les hommes et les femmes chargés de le bâtir. Pour dire que l’heure d’évaluer notre modèle éducatif postindépendance a véritablement sonné. Bonne question à aborder lors d’un vrai Dialogue national !
En vérité, les Sénégalais sont fatigués de tourner en rond dans un jeu politique qui vire, bien des fois, au tragi-comique. Tant le système de vases communicants entre partis au pouvoir et d’opposition est bien huilé et les procédures connues de tous. Le mensonge, la duplicité et la fourberie ne sont même plus honteux ! L’heure est grave. Et pourtant, la vraie majorité sénégalaise, silencieuse celle-là, a elle aussi droit à des égards. Car, le Sénégal ne se réduit pas à ce que les médias veulent bien en montrer. Le Sénégal qui danse, se contorsionne et s’exhibe n’est pas tout le Sénégal. Le Sénégal qui bavarde, se renie et broute à toutes les prairies n’est pas tout le Sénégal. Chacun de vous le sait. Ce pays a des racines séculaires qui plongent dans un héritage spirituel et moral inaltérable. Et ces racines sont bien plus profondes que celles de l’école française… Nous ne sommes pas des Toubabs ! Et nous ne le deviendrons jamais…
Les Sénégalais méritent une élite un peu plus vertueuse et beaucoup plus sobre. Exact ! Nous attendons donc, de vous trois, en raison de vos statuts et de vos statures, un sursaut du cœur qui nous fasse faire un pas de géant vers la reprise en mains de notre destin en tant que Nation ! Si nous réussissions l’inédit, le Sénégal en sortirait revigoré et grandi. Nous serons bientôt le 20 décembre… Seize années après le rappel à Dieu du président Léopold Sédar Senghor. Pensez à l’instant capté dans une fulgurante inspiration, et tirez-en une bonne raison de nous faire rêver.
Certains irréductibles me diront, pourquoi faire appel à des anciens présidents pour parler d’avenir ? Juste parce que la réconciliation n’exclut jamais. Elle rassemble. Et nous en avons besoin pour être forts. Vos fonctions, votre parcours et la confiance que vous portent, à chacun, des milliers de Sénégalais, vous donnent une responsabilité particulière dans les moments difficiles. Merci de l’assumer avec grandeur et panache ! J’entends déjà les esprits mal lunés chercher à sonder mes arrière-pensées. J’ai pris l’habitude de n’écouter, désormais, que la voix de ma conscience et l’avis de certains proches. En leur nom, je vous ai parlé. Et tout dit. Au nom des idéaux qui m’animent, pour ce pays et son peuple que j’aime profondément, je vous prie de croire, Messieurs les anciens Présidents, Monsieur le Président de la République, à l’assurance de ma très haute considération, ainsi que celle de mon profond respect chargé d’espérance. Bonne fin d’année 2017 à vous et à vos familles, et que 2018 soit l’année du Sénégal et de son grand peuple, au sein d’une Afrique ayant retrouvé le sens de son Histoire !
Amadou Tidiane WONE
Ancien Ministre
Ancien Ambassadeur