Séparés par la mort durant trente ans, Louise Marie Diop, née Maes, a rejoint son défunt mari Cheikh Anta. La veuve de l’égyptologue est décédée hier, vendredi 4 mars, à Paris dans sa 90ème année, suite à une longue maladie, annonce le communiqué de presse du Rectorat de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar transmis par mail. Walfadjrivous propose l’entretien exclusif qu’elle lui avait accordé en 2010, lors de l’anniversaire de la disparition de son mari.
Professeur certifiée d’histoire et géographie honoraire, Docteur d’Etat en géographie humaine, l’auteur de l’ouvrage «Afrique noire, démographie, sol et histoire» réagissait, dans l’entretien qu’elle nous avait accordé, aux propos tenus en 2007 à Dakar par l’ancien président français, Nicolas Sarkozy et donnait son avis sur le débat autour de la renaissance africaine, mais aussi des rapports inexistants qu’il y avait entre son mari et les présidents Léopold Sédar Senghor et Abdou Diouf. Entretien.
Wal Fadjri : Parlez-nous de votre ouvrage ‘Afrique noire, démographie, sol et histoire’ paru en 1996.
Louise Marie Maes DIOP : Il s’agit de l’évolution de la population de l’Afrique subsaharienne de l’Antiquité à 1948/49, d’après les témoignages des voyageurs arabes et européens, les chroniques soudanaises, l’archéologie et, fin 19e-20e siècle, les statistiques existantes. L’analyse critique et la confrontation de ces données d’origines très diverses permettent de conclure à une population relativement nombreuse pour l’époque, de l’ordre de trente habitants au km2, soit quelque 600 millions de subsahariens vers le milieu du 16e siècle, avant que ne se multiplient les attaques portugaises et arabes au moyen des armes à feu. Les royaumes et empires furent battus et disloqués en principautés amenées à se faire la guerre pour disposer de captifs servant à obtenir notamment quantité de fusils devenus indispensables pour se défendre. Bref, une insécurité sans cesse aggravée qui gagna la plupart des régions au 18e siècle. Le cumul des traites arabes et européennes, en nombre croissant, avec des armes de plus en plus efficaces, à partir de toutes les côtes, tant Est que Ouest et sur tout le front Nord, ruinèrent peu à peu toutes ces régions ainsi frappées par les disettes, les famines, les maladies et donc par une considérable surmortalité constante s’ajoutant à la déportation des captifs esclavagisés. Ensuite, la première période de conquêtes, d’occupation et d’exploitation coloniales, jusqu’en 1930, et la continuation de la traite orientale, firent encore perdre à l’Afrique subsaharienne environ le tiers de la population qui restait. C’est à partir de cette date seulement que des mesures administratives et sanitaires permirent un début de redressement démographique. La densité moyenne était tombée à quelque 6 ou 7 habitants au km2.
Vos travaux s’inscrivent-ils dans la lignée de ceux de votre époux ?
En effet, mes recherches consistent aussi, d’une part, à restituer une réalité historique, jusqu’alors ignorée ou méconnue, concernant l’Afrique noire (dans ce cas, en matière de géographie humaine et de démographie historique seulement) et, d’autre part, à contribuer modestement au redressement et à la renaissance de l’Afrique noire.
24 ans après son décès, que reste-t-il de la pensée de Cheikh Anta Diop ?
Je répondrai : ‘Tout !’, qu’il s’agisse de l’ancienneté et de l’antériorité des civilisations négro-africaines depuis la plus haute préhistoire jusqu’à l’antiquité, de la négrité (ou nigrité) du peuple égyptien jusqu’au métissage, amorcé avec le Nouvel Empire et du caractère négro-africain de sa civilisation, de l’unité culturelle de l’Afrique subsaharienne, du patriarcat, du matriarcat et de la matrilinéarité, de la situation politico-administrative et socio-économique de l’Afrique noire avant le 16e siècle, des parentés linguistiques, de la définition d’une renaissance africaine…, de l’importance des enjeux de la connaissance du passé, et des moyens à mettre en œuvre pour reconstruire l’Afrique noire. De plus, ainsi que l’a montré Cheikh Mbacké Diop (fils de l’égyptologue, Ndlr) dans son livre, Cheikh Anta Diop, l’homme et l’œuvre, toutes les recherches et découvertes effectuées en Afrique depuis son décès, ont confirmé les thèses de Cheikh Anta Diop.
Vous continuez le combat de Cheikh Anta Diop en diffusant vous-même ses idées. Avez-vous l’impression de vivre continuellement à ses côtés, 24 ans après sa disparition ?
La formulation est excessive, mais maintenant qu’il n’est plus là, il est normal que je me mobilise pour les idées qu’il défendait, parce qu’elles étaient justes et que je les partageais. D’ailleurs, je ne suis pas la seule à agir ainsi. L’épouse de Mongo Béti, grand écrivain africain engagé, continue également le combat de son défunt mari. C’est un combat qui remonte loin, depuis l’époque où nous luttions contre le colonialisme, pour la vérité et la justice dans la métropole même.
En connaissez-vous d’autres qui mènent aujourd’hui le même combat ?
Oui : les égyptologues de l’Université de Dakar et d’autres pays, des collègues, chercheurs et enseignants, les nombreux militants du panafricanisme dans l’Afrique subsaharienne, etc…
Ses idées et sa pensée seront-elles encore vivantes dans 25 ans ?
Nul ne peut prédire l’avenir. Mais disons que c’est probable, car c’est une œuvre «paradigmatique» comme l’on dit aujourd’hui.
Etes-vous satisfaite de la manière dont les idées et la pensée de votre mari sont appliquées aujourd’hui ?
Dans la reconstitution du passé de l’Afrique noire, ses travaux avaient déjà été pris en compte pour l’Histoire générale de l’Afrique, publiée par l’Unesco. Depuis sa disparition, les pistes de recherches qu’il avait identifiées, continuent à se révéler fécondes, tant dans le domaine de la préhistoire que dans celui de l’Egyptologie ainsi qu’en anthropologie, en sociologie et en linguistique. La prise de conscience de l’importance de ces questions et des conditions à réunir pour rendre possible un réel développement progresse et se généralise, ce qui confirme l’actualité de ses travaux. Le laboratoire de datation (par la méthode du carbone 14) qu’il avait fondé et dirigé, fonctionne à nouveau.
L’université de Dakar et une Avenue ont été baptisées à son nom. Est-ce suffisant ?
Notre famille salue ces initiatives qui ont une portée symbolique très importante, de même que l’édification et l’inauguration officielle du mausolée de Cheikh Anta Diop le 8 février 2008 à Ceytu, son village natal. Nous exprimons, d’autre part, notre gratitude à l’architecte Fodé Diop qui en avait bénévolement élaboré le plan. (…)
Pourquoi Cheikh Anta Diop est-il plus connu à l’étranger qu’au Sénégal ?
En tant qu’homme et intellectuel engagé, je pense qu’il est aussi connu au Sénégal qu’à l’étranger. En revanche, ce n’est pas le cas pour son œuvre. De manière plus générale, cela pose le problème de l’intégration des travaux des universitaires et chercheurs africains dans les programmes d’enseignement et de leur diffusion à l’échelle nationale, continentale et mondiale.
Que faudrait-il faire ?
Il s’agit pour l’ensemble des chercheurs africains que leurs travaux ne restent pas confidentiels et qu’ils soient pris en compte dans les programmes et le contenu des enseignements du supérieur, du secondaire et du primaire, dès lors que la véracité des faits avancés est scientifiquement prouvée. Ont encore cours des manuels dont le contenu date de l’époque coloniale…
Par exemple ?
La question de l’âge du fer en Afrique. L’extraction du fer à partir du minerai par réduction dans des fourneaux est très ancienne en Afrique noire. Du vivant de Cheikh Anta, de rares dates des 2e/3e millénaires avaient été trouvées, dont deux par lui, mais toutes jugées aberrantes par la doctrine officielle de l’époque. Après sa disparition, l’archéologue français, Gérard Quéchon, a découvert, dans le Niger oriental, des vestiges d’objets en fer datés de ces mêmes millénaires (publication dans le Journal des Africanistes, n°62, 2, 1992, p.55-68). Mais cette confirmation, particulièrement probante, n’est presque pas diffusée.
Quels ont été les rapports sociaux entre les présidents du Sénégal qui se sont succédé au pouvoir, notamment Senghor, Diouf et Wade et votre mari ?
Il faut se référer à la presse nationale et internationale de l’époque, en particulier à l’organe du Rnd, Siggi et Taxaw.
Mais vous devez en savoir beaucoup plus que quiconque ? Parlez-nous en un peu…
Non. Il faut vous référer aux archives de la presse. Il n’y avait pas de rapports particuliers entre eux.
Vous aviez certainement suivi le discours du président français, Nicolas Sarkozy sur l’Afrique, en juillet 2007 à Dakar. Un discours dans lequel M. Sarkozy disait que l’homme africain n’était pas suffisamment entré dans l’Histoire. En tant qu’historienne et géographe de formation, partagez-vous cette opinion ?
J’ai répondu à cette question dans l’ouvrage collectif, L’Afrique répond à Sarkozy, (réédité en livre de poche) : «C’est l’homme africain qui, avant tout autre, est entré dans la Préhistoire et dans l’Histoire qu’il a même créée, puisque c’est lui qui, le premier, a inventé l’écriture 3250 ans, au moins, avant J.C.» Ce sont les Européens qui, au XIXe siècle, ont décrété qu’ils n’y étaient jamais entrés, à la suite du philosophe Hegel. C’est cette assertion fausse qui a été continuellement distillée dans l’esprit de tous.
Autrement dit, vous ne partagez pas son opinion ?
Absolument pas !
Voulez-vous nous faire part des dernières volontés de Cheikh Anta Diop pour sa famille, son pays, son continent et pourquoi pas le reste du monde ?
Dans son livre intitulé «Les fondements économiques et culturels d’un Etat fédéral d’Afrique noire», C. A. Diop indique un programme qui réaliserait la renaissance et le développement de l’Afrique noire : restaurer la conscience historique africaine, choisir une langue qui deviendrait la langue commune de l’Afrique noire, rendre aux femmes le rôle politique qu’elles avaient dans la tradition africaine ancienne, exploiter les sources d’énergie, mettre en valeur et industrialiser chaque région, réformer l’enseignement, développer l’enseignement et la recherche scientifique et technique à tous les niveaux, accélérer la formation de tous les cadres nécessaires ; et il propose cinq sources de fonds d’investissement. Dans la Revue sénégalaise de philosophie (1984), il distingue trois tâches qui seraient à accomplir par les philosophes africains : participer à l’édification de la nouvelle théorie de la connaissance, participer à l’élaboration de la nouvelle philosophie ’qui sera issue en grande partie du contact de la réflexion philosophique et de la science’, réécrire l’histoire de la philosophie en remontant à l’Egypte ancienne. D’autre part, dans la conclusion de son dernier livre «Civilisation ou barbarie», Cheikh Anta exprime «l’espoir de voir éclore demain l’ère d’une humanité véritable, d’une nouvelle perception de l’homme sans coordonnées ethniques».
On parle beaucoup de Cheikh Anta Diop le savant, l’Egyptologue, etc., mais comment était l’homme ?
Il était très simple, bon et attentif aux autres, d’une très grande bienveillance même vis-à-vis de ceux qui n’étaient pas d’accord avec lui. C’était une personnalité exceptionnelle à tout point de vue.
Comment vous vous êtes connus ?
Nous étions l’un et l’autre étudiants à Paris à la fin des années quarante. Nous nous sommes rencontrés devant la Sorbonne. Vous voyez vous-mêmes comment vous avez rencontré d’autres étudiants et étudiantes. Il m’a demandé un renseignement. On s’est revu par hasard. On se parle une première fois, on se reparle et puis voilà.
Vous vous considérez comme toujours mariée à lui ?
Oui, parce qu’avec mes fils et des collègues qui sont conscient(e)s de l’importance universelle de son œuvre, nous continuons, notamment avec la revue Ankh, à défendre cette œuvre et à la faire fructifier (Ndlr : le mot «ankh» signifie la vie en égyptien ancien). On ne se rend peut-être pas compte, au Sénégal, de son aura internationale. En 1981, il était invité en Grèce, à un colloque organisé par l’Unesco et la Fondation des droits de l’homme d’Athènes, réunissant une vingtaine d’hommes de science, venus de seize pays, pour discuter les théories pseudo-scientifiques avancées pour justifier le racisme. La communication de Cheikh Anta s’intitulait «Anthropologie et origine de l’espèce humaine». Elle a été particulièrement appréciée. C’est dans le sens indiqué dans sa conclusion que les congressistes ont rédigé un appel de l’Unesco pour dénoncer le racisme et ses justifications peudo-scientifiques (cf. le journal Le Monde du 29-04-1981, p.16).
Pourquoi ne vous êtes-vous pas remariée depuis ?
J’avais déjà soixante ans lors de son décès. J’avais là un passé commun édifié depuis l’époque où nous étions étudiants. Ce que j’ai pu écrire est complémentaire de son œuvre. Je continue celle-ci avec mes enfants. Je le ressentirais presque comme une trahison.
Propos recueillis par Fatou K. SENE et Abdoulaye SIDY