FRANCE-SENEGAL : La recolonisation En Marche
La France n’a pas attendu l’avènement du président Sall pour s’accaparer des secteurs les plus vitaux de l’économie sénégalaise. Présentes au pays de la Téranga sous le régime des socialistes, Orange, Total, la Bicis, la Sgbs et la Css font, depuis longtemps, partie du paysage sénégalais. Et, ces cinq majeurs sont loin de faire de l’aumône aux Sénégalais.
Orange
La fondation de Sonatel Mobiles avec la marque Alizé grandissait, florissant tous les jours davantage. Alizé rapportait tellement d’argent à l’Etat du Sénégal que Sonatel était devenue l’un de ses bailleurs majeurs. Un vent d’Harmattan est passé, soufflé par des bailleurs de fonds intéressés et promouvant la privatisation, et Orange en a fait son auge. Ainsi, le 29 août 1995, à l’Assemblée nationale, contre toute attente, les députés examinent et adoptent la loi 95-25 du 29/08/95. Celle-ci autorise l’ouverture du capital de Sonatel à des investisseurs privés. France Telecom, à la suite d’un appel d’offres parmi les plus nébuleux, rafle la mise. En effet, alors que le consortium suédo-américain, Télia, avait fait la meilleure offre financière et technique, suivi des Saoudiens qui voulaient aussi la Sonatel, celle-ci tombe dans l’escarcelle de France Telecom. Mais, c’était sans compter sur la boulimie de l’entreprise française qui s’est très vite engagée à récupérer les fonds qu’elle a investis. Ainsi, au départ, il était question de 34 % à l’Etat, 33 % à France Télécom, 10 % aux travailleurs, 5 % retenus pour un éventuel opérateur africain dans le cadre de la politique d’intégration économique sous régionale, le reste appartenait aux collectivités locales et aux personnes physiques.
Seulement, France Telecom, qui est entrée dans le capital de la Sonatel à travers sa filiale France Cables et Radio, ne va pas tarder à imposer sa suprématie. A la faveur d’une cession plus qu’opaque de 9 % d’actions faite par l’Etat du Sénégal deux ans plus tard, France Telecom devient l’actionnaire majoritaire de la Sonatel. Depuis, le groupe qui a réalisé un chiffre d’affaires de 905 milliards de FCfa en 2016, est plus français que sénégalais même en gardant son acronyme. Et, si la Sonatel a effectué un résultat aussi positif en 2016, c’est, en grande partie, parce que le renouvellement de la convention de concession et l’attribution de la licence 4G ne lui ont coûté que 100 milliards de nos francs. Et ce, grâce à l’altruisme de Macky Sall.
BICIS
Créée en 1962, la Banque internationale pour le commerce et l’industrie du Sénégal (Bicis) n’est sénégalaise que de nom. Mise en place par la Banque nationale de Paris (Bnp) et Paribas, qui ont fusionné, la Bicis a joint ses forces à celles de la Société financière pour les pays d’Outre-Mer (Sfom) qui détenait 41 % de ses actions, pour s’imposer. Seulement, bras armé et poche du colonisateur qui s’y est appuyé pour payer médiocrement toutes les matières premières quittant le Sénégal pour la métropole, la Sfom s’est tristement illustrée au Sénégal. Et, c’est bien plus tard, en 1975, que l’Etat du Sénégal fait son entrée dans le capital de la Bicis avec 42 % des actions. Avant de se faire éjecter en 1991. Une privatisation d’une banque qui ne lui appartenait pas quelques années plus tôt. Ainsi, par un véritable tour de passe-passe, les actions du Sénégal passent de 42 à 24,8 %. L’Etat presque dégagé, la Bicis décolle et se hisse parmi les banques les plus importantes de la sous-région.
SGBS
Fondée en novembre 1962, avec le même capital que la Bicis (500 millions F Cfa), la Société générale de banques au Sénégal (Sgbs) ne concurrence pas les plus grandes banques de l’Afrique sans avoir au préalable mis les mains dans le cambouis. Avant ses déboires qui ont commencé en 2008, la Sgbs était la première banque du Sénégal en termes de chiffre d’affaires. Avant d’y arriver, elle a siphonné impunément la Société industrielle des produits laitiers (Sipl). En 1991, la banque s’approprie les actifs immobiliers du leader des produits lactés d’Afrique noire, provoquant inéluctablement sa chute en 1993. En 2015, la justice sénégalaise donne raison à Amadou Moctar Sow, président-fondateur de la Sipl, et condamne la Sgbs au remboursement des actifs illégalement destitués. Bornée, la banque refuse de payer et fait usage de son influence diplomatique pour se défaire de ses obligations légales. Face aux pressions, c’est Monsieur l’Ambassadeur de France lui-même, Jean Félix-Paganon, qui informe le Quai d’Orsay de la situation pour que celui-ci fasse pression – et c’est ce qu’il fait – sur les autorités sénégalaises. Du coup, un an après la condamnation de la Sgbs, la Sipl n’a toujours pas reçu le jugement officiel de la Cour, et ne peut de facto faire exécuter la décision du tribunal, renseigne le journal Continent noir qui n’hésite pas à dire que la Sgbs aligne ses opérations sur les objectifs diplomatiques de la France. En 2006, une réunion du Conseil des ministres, présidée par Me Abdoulaye Wade, se penche sur le dossier et déclare qu’il s’agit de «la plus grande injustice économique dont ont été victimes les opérateurs économiques nationaux». En dépit du mécontentement des autorités, la Sgbs respire la forme et affiche 38 agences et plus de 50 Distributeurs automatiques de billets (Dab) sur toute l’étendue du territoire national.
Compagnie sucrière sénégalaise
Fondée en 1970, pour disait-on permettre l’industrialisation du Sénégal, la Css n’est sénégalaise que de nom. En effet, créée par Jacques Mimran, avant son décès en 1975, la Compagnie sucrière sénégalaise (Css) a échu entre les mains de Jean Claude Mimran et ses deux fils David et Nachson qui en assument l’administration au gré de leurs intérêts. Ils sont nombreux les Sénégalais qui se demandent pourquoi le sucre est aussi cher au Sénégal. La canne à sucre est cultivée par des Sénégalais, sur le sol sénégalais dans des plantations irriguées par le fleuve Sénégal. Cette canne ainsi obtenue n’est exportée nulle part pour transformation, elle est acheminée dans une usine où des Sénégalais s’activent. Pourtant, dans la plupart des pays, même ceux qui l’importent, le produit est moins cher. Pendant ce temps, la Compagnie sucrière mimranienne se targue, régulièrement, de chiffres d’affaires se comptant en millions d’euros. Et avant que le monopole du secteur ne soit dernièrement parcellement cassé, le baron Mimran se concurrençait tout seul à travers le sucre Souki que les Grands moulins de Dakar (Gmd), dont il est le propriétaire, distribuent.
Total
Pour parler de Total qui contrôle 45 % de la distribution d’hydrocarbures au Sénégal (des chiffres officiels) avec 166 stations établies dans les quatre coins du Sénégal, revenons sur l’entreprise qui lui a permis d’être aussi gigantesque. La Françafrique a prospéré pendant que la Gauche et la Droite se relayaient le pouvoir en France. Mis en place par le général De Gaule, ce système, qui a grandement participé à enrichir la France tout en appauvrissant les pays africains, a survécu à tous les présidents français qui ont succédé au premier président de la Ve République. Le symbole de cette grande complicité est sans doute la compagnie pétrolière Essence et lubrifiants français (Elf). Bras armé du Général du Gaule qui théorisait, à la fin de la deuxième guerre mondiale, que «la France ne peut être reconnue comme une grande puissance mondiale que si elle est indépendante sur le plan énergétique», Elf faisait et défaisait les démocraties en Afrique.
A travers des opérations secrètes, des coups d’Etat, le groupe pétrolier français faisait régner l’ordre selon les intérêts supérieurs de la France. Ainsi, en 1990, le Gabon, dont le président Omar Bongo que ses compatriotes, affamés malgré le pétrole qui coule à flot, accusaient d’avoir fait assassiner l’opposant Joseph Rendiambé, était au bord de l’insurrection. La ville de Port-Gentil qui abritait les locaux d’Elf Gabon, polarisait les émeutes. Conscient que son fauteuil vacillant allait lui échapper, Bongo, dans un sursaut de survie, va toucher le talon d’Achille des Français, Elf qu’il menace de fermer. Il n’en fut pas plus pour que le Directeur d’Elf de l’époque, Loïk le Floch-Prigent, alerte la toute puissante armée de l’Hexagone qui se dépêche d’aller au secours de Bongo, massacrant tout sur son passage. La volonté des Gabonais fut bâillonnée, leur pétrole exporté.
Quelque temps après cet épisode, Elf allait, de nouveau, faire couler le sang pour avoir le pétrole. Cette fois au Congo-Brazzaville. Traitant directement avec le président-dictateur, Denis Sassou Nguesso, la compagnie pétrolière française a pesé de tout son poids pour que celui-ci reste au pouvoir malgré son impopularité. En effet, après le cours magistral de démocratie que Mitterrand donna à ses homologues africains, des conférences nationales se sont tenues un peu partout sur le territoire africain. Le Congo, à l’instar des nombreux pays francophones en crise, organise la sienne qui adopte une nouvelle Constitution préconisant le multipartisme. Mais, Denis Sassou Nguesso, qui est issue d’une ethnie minoritaire du Nord, risque de perdre le pouvoir aux élections présidentielles, les premières démocratiques du pays qu’il a fixées sous la pression. Pour le sortir d’affaire, Elf va dénicher Pascal Lissouba avec qui il passe un ténébreux accord. Lissouba, ancien Premier ministre, éloigné des affaires depuis longtemps, mais qui a la chance d’appartenir à l’ethnie majoritaire du Sud du pays, est d’accord pour regagner le terrain politique. Il met en place une stratégie financée par Elf. Il remporte les élections avec plus de 60 %.
Mais, une fois élu, Lissouba, que les Français pensaient trop malléable, rompt les accords du deal et veut gérer le pouvoir selon sa convenance. Sûr de son assise populaire, il écarte systématiquement Sassou Nguesso ainsi que tous ses proches du pouvoir. Les responsables d’Elf se braquent et refusent de verser l’argent qui perfuse l’administration congolaise et tient debout son armée. Acculé, le nouveau président fait appel à Oxy, une multinationale pétrolière américaine. Cocue, giflée, la France, qui ne pouvait comme elle l’avait fait au Gabon, intervenir directement au risque d’affronter les Usa, va aider Sassou Nguesso, en finançant gracieusement sa milice de Cobras décidée à débarquer Lissouba. Une guerre civile de plusieurs années va en découler. Elf, qui avait, entretemps, pris pied en Angola, appuie Dos Santos qui se débarrasse de Jonas Savimbi, le chef rebelle qui perturbait l’exploitation du pétrole. Ce dernier vaincu, l’Angola apaisée, les forces spéciales de son Président braquent leurs armes sur le Congo. Lourdement armés avec des équipements de dernier cri, les soldats de Dos Santos font une bouchée de la garde rapprochée de Pascal Lissouba qui capitule. Denis Sassou Nguesso reprend les rênes du pouvoir qu’il ne lâche toujours pas. Elf a le loisir de faire voguer ses gourmands cargos dans tout le littoral. L’argent qu’il génère coule à flot au grand profit d’une poignée d’hommes politiques français.
Il a fallu que l’entente entre Mitterrand, président de la République (de Gauche), Edouard Balladur, Premier ministre de cohabitation et Jacques Chirac, maire de Paris (tous deux de Droite), vole en éclats pour que toute la conspiration soit révélée au grand jour. Les deux derniers s’affrontent aux élections présidentielles de 1995. Une adversité de laquelle ressortent de méchants cafards. Ainsi, les premières enquêtes, faisant suite à des fuites, conduites par la Commission des opérations boursières, vont révéler des sommes pharaoniques transférées d’Elf à une société de textile dénommée Bidermann, domiciliée en Corrèze, le fief de Jacques Chirac. La juge d’instruction chargée de l’affaire, Eva Joly, découvrira des sommes colossales chiffrées en millions d’euros. Ce qui semblait être, aux yeux des enquêteurs, une banale histoire de détournement, va révéler un scandale d’Etat aux tentacules gigantesques. Edouard Balladur et Jacques Chirac, de vieux amis avaient, ainsi, réussi à mettre à nu un système conçu par le Général de Gaule et qui obéissait, depuis, à une omerta respectée par tous les autres présidents de Gauche comme de Droite. Et, pour définitivement étouffer l’enquête, Elf disparait. Il est liquidé. Englouti, absorbé, avalé par sa toute petite concurrente… Total.
Si ses méthodes ont quelque peu changé, Total n’a-t-il pas poussé Macky Sall à dégager Thierno Alassane Sall du ministère de l’Energie et du Développement des énergies renouvelables ?
Chasse en meute
Conscientes de leur présence massive au Sénégal, les entreprises françaises n’hésitent pas à se donner la main pour mieux triompher. Et leur «chasse en meute» en terre africaine, préconisée par d’éminents économistes français et bénie visiblement par l’Elysée, donne de probants résultats. N’en déplaise à la proie. L’image de la station Total, trônant au beau milieu de l’autoroute à péage de Senac, filiale d’Eiffage, est des plus éloquentes. Pour ceux qui n’ont pas de cartes bancaires de la Sgbs et de la Bicis, inutile de s’y attarder.
Pourtant, cette chasse en meute ne vient pas de commencer. En 2008-2009 déjà, c’est à travers sa filiale BiciIBourse que la Bicis a permis l’achat des actions que l’Ipres avait à la Sonatel. Bien aidée par la banque française, l’Ipres a vendu, à la surprise générale, ses 75 000 actions et s’est fait 13 milliards de francs Cfa. Seulement, après avoir passé une telle transaction, à la veille de l’introduction de l’action Sonatel à la Brvm, l’Ipres a mis une croix sur de juteux dividendes régulièrement en hausse. En juillet 2013, le groupe Total et le groupe Orange ont signé un protocole d’accord qui rend les services Orange Money accessibles dans les stations-service Total de 13 pays d’Afrique et du Moyen-Orient.
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