C’est en 1973 que sortit l’album Catch a fire. L’année où on découvrit réellement le reggae. Tout le monde avait flashé sur I Shot a Sheriff, mais le must était dans Concrete Jungle. Notre porte d’entrée dans le reggae.
C’est l’avantage d’être né avec l’indépendance, et d’avoir eu la vingtaine dans les années quatre-vingt. On n’a pas été révolutionnaire pour monter sur les barricades à l’époque, mais on a pleinement vécu cette période de mutations qui a été si fertile aux plans politique (révolution nationale démocratique et populaire) et culturel («Caada Gi»). On a vécu aussi pour vivre et comprendre le «comment-du-pourquoi» du départ de Léopold Sédar Senghor du pouvoir en décembre 1980. On a vécu pour découvrir surtout la stéréo en écoutant The Wall de Pink Floyd et mesurer tout le monde qu’il y avait dans la galaxie du son (le dolby) et ne plus se limiter à savourer Laye Mboup et le Baobab en mono.
C’est ainsi qu’un après-midi de 1979, on a eu à écouter le solo introductif de Concrete Jungle de Bob Marley pourtant alors vieux de trois ans (son album, Catch a fire, est sorti en 1973). C’est cet après-midi qu’on a été subjugué et qu’on a commencé à se convertir pour rejoindre progressivement la planète reggae. Non pas celle de Jimmy Cliff qui avait commencé, dix ans plus tôt, à charmer les mélomanes sénégalais ou encore celle de Johnny Nash (I can see clearly now).
L’intro de Concrete Jungle, qui nous a ouvert les portes du reggae, ce furent environ 40 secondes saccadées d’un «slide guitar» et plus quelques touches par-ci par-là, que posa Wayne Perkins sur le tube. Sa performance donna cette merveilleuse sonorité rock à une œuvre qui ne fut pas aussi culte que cela dans l’univers musical sénégalais. Mais qui fut pour nous l’œuvre d’une conversion absolue.
Jusqu’alors, on naviguait entre le Rythm’n Blues, les «Ngeros», le Baobab, le Number One et consorts. On captait Radio Syd de Banjul et le samedi après-midi, on s’accrochait aux balades du Zagala Club d’Alain Christian sur la chaîne Inter de radio Sénégal. C’est une époque où on apprenait l’anglais collé aux baffles, pour essayer de deviner les paroles d’Hotel California, de In the Ghettho de Candie Staton ou encore de New Kid in Town des Eagles.
On était poreux à toutes les sonorités. On captait les effluves musicaux de Woodstock. On essayait de comprendre la rythmique de Pink Floyd, de Tangerine Dream, etc. Cet éclectisme était né un peu plus tôt. Les grands frères du coin (à Ouagou Niayes) avaient acquis une chaîne stéréo, don de l’ancien ministre de la Jeunesse et des Sports, feu Racine Ndiaye, et les fins d’après-midi, la rue se transformait en piste de danse ou en terrain de foot. A Ouagou Niayes alors, quand on ne jouait pas au foot, on s’essayait à la danse ou on était dans la sape…
Ce sont donc ces 40 secondes de solo qui ont changé notre monde. Quarante secondes qui ont résonné pendant les vacances de 1976 et nous ont introduit dans l’univers du reggae, alors qu’on voltigeait entre le Rythm’n Blues, le Ngeros, le Baobab, le Number One, le Bembeya Jazz, etc. Quarante secondes d’un solo de guitare comme on en avait peu entendu. Dans cette période d’un éclectisme musical profond, on avait écouté Dark Side of the moon en mono et on découvrait The Wall (Pink Floyd) en stéréo. Idem pour le Baobab de Laye Mboup et le Number One qu’on découvrait d’une écoute sur une oreille à un flot sonore qui vous envahissait dans les deux conduits auditifs (son dolby). L’air était aussi rempli de Hotel California (Eagles), ou de Right down the line (Gerry Rafferty).
Quand Concrete Jungle a résonné, on avait déjà commencé à s’enivrer de Santana (Oye como va et Samba Pa Ti) et on connaissait Hendrix (merci au grand-frère qui nous avait passé l’intégrale de Hendrix ; et merci aux copains qui nous avaient confié la garde de l’électrophone marque 305 que le groupe avait acheté) et la culture mélomane avait commencé à se cristalliser en nous.
Réécoutez Concrete Jungle cinquante ans après. On ne s’en lasse pas. C’était dans l’album culte Catch a fire. Un album ou Perkins a également semé son doigté dans Stir it up. Un album qui a ouvert le monde à Marley.
A l’époque aussi, il ne fallait pas être un super danseur pour se lancer sur la piste. Il suffisait de savoir sautiller en suivant le rythme. Pas comme les Masaï du Kenya, mais d’une manière encore plus déjantée. Il était plus simple de se mettre au rythme que de se lancer dans un «ngeros» à «quatre pas», ou encore de coordonner les déhanchements de la Soul Music. Plus simple encore, on n’avait pas besoin d’une licence en anglais pour saisir les lyrics de Marley. On sautillait et bredouillait en visant le «Sheriff» dans I Shot the Sheriff. Par moment, sur une piste de danse quelqu’un allumait sa cigarette, la tenant au bout des doigts et on se croyait en Jamaïque. C’était facile ; cela faisait de l’ambiance et les fins de bal, quand les filles étaient rentrées et qu’on se mettait à ranger les chaises et à défaire les bâches, c’était du Marley à tout va.
Pendant longtemps, on a cru que le solo de Concrete Jungle était l’œuvre de Peter Tosh (encore de la bande). Et il fallut du temps pour rendre à Cesar ce qu’on croyait une inspiration «toshienne», jusqu’à ce qu’on découvre que c’était l’œuvre de Wayne Perkins (illustre inconnu).
D’aucuns vous diront que le moment le plus idyllique dans la discographie de Marley, c’est quand il entra en studio pour en sortir Survival ou encore Exodus. Mais, c’est une question qui ne mérite pas qu’on fasse un cercle pour lancer une bagarre. Quarante ans après la mort de Marley, le charme est encore là, inusable, inoxydable.
Allez sur google et tapez Concrete Jungle. Youtube vous le donne en cent versions. Et vous comprendrez qu’on ait plus flanché dès la première écoute, et que le reggae a pu accompagner gaiement la suave adolescence vécue dans ces années 1980.
Tidiane KASSE