Vingt ans après sa mort, le 20 décembre 2001, l’heure est, en France, à l’éloge du « poète-président ». Qualifié par Le Monde de « chantre de la fierté noire », il est érigé par Le Figaro en pionnier du combat contre la « cancel culture ». Il fut pourtant un ardent défenseur du système imaginé à Paris dans les années 1950 pour perpétuer la domination coloniale et, à partir de 1960, un président autoritaire dont la police pratiquait la torture. Le second volet de cette série s’intéresse au Senghor d’après l’indépendance.
Cet article est issu de la série « Senghor, derrière le mythe » parue dans Afrique XXI
« La résistance à l’oppression est le devoir le plus sacré en démocratie. » En février 1957, lors du congrès de son parti, le Bloc populaire sénégalais (BPS), Léopold Sédar Senghor, député français de la circonscription du Sénégal, harangue les foules et lance un appel à la mobilisation. « Nous arriverons à ce but, dussions-nous aller en prison, dussions-nous mourir », disait-il déjà à ses partisans quelques mois plus tôt [1]. Des mots inhabituels dans la bouche du poète. C’est qu’il a perdu la bataille de la loi-cadre Defferre, promulguée à l’été 1956, qui disloque l’Afrique-Occidentale française (AOF) et l’Afrique-Équatoriale française (AEF) en même temps qu’elle instaure des gouvernements semi-autonomes dans chacun des territoires qui les composent.
Au député sénégalais, qui rêvait de transformer l’AOF et l’AEF en fédérations africaines, le gouvernement français a préféré l’option défendue par son rival ivoirien, Félix Houphouët-Boigny. Ministre du gouvernement français et cosignataire de la loi-cadre, ce dernier voit d’un mauvais œil le système fédéral promu par Senghor qui transforme, selon lui, la Côte d’Ivoire en « vache à lait de l’AOF ». Le Sénégalais devra se résigner à une Afrique « balkanisée ».
Capable d’analyses subtiles et de protestations lucides, Senghor dépense une énergie considérable, sous la IVe République, à défendre la modernisation du système colonial. Déterminé à maintenir son pays dans l’aire d’influence française, l’ancien député devient, sous la Ve République, l’un des piliers du néocolonialisme français en Afrique. Le poète dont on chante les louanges à Paris se transforme en despote dans son propre pays.
L’impensable séparation
Alors que l’État français vacille en Algérie en 1958, le président de Gaulle soumet au vote par référendum son projet de Ve République, qui prévoit de remplacer l’Union française par une « Communauté française ». Selon la nouvelle Constitution, qui reprend les principes de la loi-cadre, l’État français conserve le contrôle des affaires « communes » (politique étrangère, défense, monnaie, justice, enseignement supérieur, etc.) tandis que les États africains se voient confier la gestion de leurs affaires intérieures.
Peu avant le référendum, fixé au 28 septembre, Senghor, dirigeant du BPS, et Lamine Guèye, responsable de la branche sénégalaise de la SFIO, qui viennent de fusionner leurs partis au sein de l’Union progressiste sénégalaise (UPS), se retrouvent pour décider de l’attitude à adopter à l’approche du scrutin. À la grande surprise de Mamadou Dia, président du Conseil de gouvernement et bras droit de Senghor, ce dernier lui confie ses réserves, ne voulant « pas déroger à une promesse non avouée qu’il avait faite au gouvernement français […] de rester dans la Communauté ». L’indépendance du Sénégal est sans doute envisageable, précise-t-il, mais pas avant « vingt ans » [2]. Signe du malaise que cette décision provoque au sein du BPS, Senghor et Dia s’absentent lors de la visite de De Gaulle au Sénégal le 26 août 1958 : le premier est en vacances en Normandie avec sa belle-famille, le second est en Suisse pour une cure de repos. Un mois plus tard, les résultats du référendum sont formels : le Sénégal restera dans le giron français.
Fin décembre 1958 à Bamako, Senghor orchestre l’officialisation de la Fédération du Mali, ensemble regroupant le Sénégal, le Soudan français, la Haute Volta et le Dahomey. Mais les pressions de la France et de la Côte d’Ivoire d’Houphouët-Boigny découragent les deux derniers. Le projet fédéral, désormais limité au duo soudano-sénégalais, se structure alors autour de trois hommes forts : Léopold Senghor (président de l’Assemblée fédérale), Modibo Keïta (président du gouvernement), Mamadou Dia (vice-président du gouvernement).
« Le général de Gaulle est un bon père de famille »
Le vent de la décolonisation soufflant sur l’empire, de Gaulle saisit l’opportunité pour octroyer des indépendances encadrées aux colonies françaises d’Afrique, conditionnées à la signature simultanée d’« accords de coopération » dans tous les domaines clés de l’action de l’État. Le chef de l’État officialise cette évolution devant l’Assemblée de la Fédération du Mali en décembre 1959. Interrogé par la télévision française un mois plus tard, Senghor rassure les téléspectateurs : « Quand un enfant est devenu grand et a atteint sa majorité, il prend ses responsabilités et décide de fonder un foyer. Les parents s’en émeuvent d’abord, et puis ils acceptent car les liens familiaux ne sont pas rompus. Le général de Gaulle est un bon père de famille et c’est pourquoi il a accepté l’accession du Mali à l’indépendance » [3].
Mais les tensions ne tardent pas à éclater. Proclamée le 20 juin 1960, l’indépendance de la Fédération du Mali attise les rivalités entre les dirigeants sénégalais et soudanais. Les deux camps s’accusent mutuellement de vouloir prendre le dessus [4]. Keïta dénonce une « tentative de sécession du gouvernement du Sénégal » et des « dirigeants Sénégalais plus français que les Français et qui voulaient franciser le Mali ».
Proclamant le 19 août 1960 le retrait de son pays de la Fédération, Senghor s’emporte sur les ondes de Radio Sénégal accusant les Soudanais de vouloir « coloniser » les Sénégalais et les réduire « en esclavage ». Et le voilà qui appelle une nouvelle fois à la résistance en invoquant les mânes des glorieux ancêtres, Ndiadiane Ndiaye et Lat Dior Diop en tête. « Pour ma part, je suis prêt à mourir […] pour que vive le Sénégal », ajoute-t-il [5].
La République du Sénégal fait le choix d’un parlementarisme à deux têtes : Senghor dispose du prestige de la fonction de président de la République tandis que Dia, président du Conseil des ministres et ministre de la Défense, détient le véritable pouvoir décisionnel. Dès l’été 1960, le régime affirme son autorité en interdisant le Parti africain de l’indépendance (PAI), marxiste-léniniste et anti-impérialiste, et écartant la contradiction en dehors de l’UPS, qui se transformera en quelques années en parti unique. Mais au sommet de l’État naissent des clivages de plus en plus difficiles à canaliser.
Vers un présidentialisme autoritaire
Senghor et ses fidèles se réjouissent de la place privilégiée que lui accorde l’ancienne puissance coloniale : « L’indépendance est complétée par la coopération », estime-t-il, et « la dignité nationale ne s’oppose pas au maintien de notre amitié avec la France » [6]. En face, Dia et ses sympathisants – qui se rapprochent du bloc soviétique, et, dans le cadre d’une planification agricole ambitieuse, souhaitent renforcer les coopérations paysannes – inquiètent les milieux d’affaires franco-sénégalais ainsi que les chefs religieux tirant bénéfice de la traite arachidière.
En décembre 1962, un groupe de députés senghoristes dépose une motion de censure à l’encontre de Dia. Le même jour, Senghor réquisitionne le chef des para-commandos et remplace le chef d’état-major des forces armées, fidèle à Dia, par un de ses proches, Jean-Alfred Diallo. Alors qu’il est prévu que, le 17 décembre, les différentes sensibilités s’affrontent à l’intérieur du parti-État, comme cela se faisait jusque-là, le Parlement annonce finalement qu’il tranchera lui-même le contentieux par un vote dans l’après-midi. Pris de court, Dia fait arrêter quatre députés meneurs, en vertu de la « primauté du parti » [7].
Dans la foulée, le président de l’Assemblée nationale rassemble les parlementaires à son domicile pour achever la procédure. Le lendemain, Dia est arrêté, accusé d’avoir tenté, avec ses ministres Valdiodio Ndiaye, Ibrahima Sarr, Joseph Mbaye et Alioune Tall, un « coup d’État ». La formule, reprise telle quelle, circule rapidement à travers la presse française – majoritairement acquise à la cause de Senghor [8] – qui présente les événements comme un duel entre un homme d’État plein de sagesse et un rebelle impulsif et fougueux. « Les Sénégalais avaient pris conscience des dangers de cette entreprise de subversion […] et confirmaient leur attachement au président Senghor, explique la télévision française. En quarante-huit heures, le Sénégal a achevé sa révolution : tentative de coup d’État, épuration et réforme tendant au régime présidentiel » [9].
Senghor ne s’en est jamais caché : il cultive une appétence pour l’autorité hiérarchique. À l’antenne de la Radiodiffusion Télévision Française la semaine suivant l’arrestation de Mamadou Dia et des « diaïstes », il lâche : « Le régime de l’exécutif bicéphale, nous en avons fait l’expérience, est vraiment impossible. Dans l’étape actuelle de notre évolution, j’ai été amené […] à constater que le régime présidentiel est le seul viable » [10].
Élu avec 100 % des voix
La tension monte en ce début 1963 alors que se prépare le procès du camp Dia, défendu par un pool d’avocats français et sénégalais composé notamment de Robert Badinter et Abdoulaye Wade. En mai, après plusieurs jours de plaidoiries enflammées, le verdict, d’une sévérité sans précédent, provoque une onde de choc : réclusion à perpétuité pour l’ancien président du Conseil, vingt ans pour Valdiodio Ndiaye, Ibrahima Sarr et Joseph Mbaye, cinq pour Alioune Tall. Les prisonniers politiques sont aussitôt conduits aux confins du Sénégal oriental dans l’enceinte fortifiée de Kédougou.
Dès mars, Senghor fait adopter une nouvelle Constitution lui conférant les pleins pouvoirs. Une nouvelle position de force qu’il met à l’épreuve – sans intention aucune de défaite – lors des premières élections présidentielles et législatives depuis l’indépendance. Un cortège de manifestants, composé d’ouvriers, d’étudiants et d’intellectuels, dont un certain nombre militant au PAI clandestin et au PRA/S (Parti du regroupement africain section Sénégal, dissidence du BDS en 1958), conteste la légitimité de cette échéance électorale à candidat unique. Sans surprise, les résultats donnent Senghor vainqueur à 100 % des voix. La situation se tend, la rue gronde et crie : « À bas Senghor ! », « Tous au palais ! ».
Des hélicoptères survolant la capitale lâchent des grenades lacrymogènes sur la foule. Les militaires encerclent le périmètre et tirent à balles réelles dans le tas. Plusieurs manifestants, ensanglantés, retiennent leur souffle à quelques mètres de camarades abattus, gisant sur le bitume du quartier de la Medina. Les autorités dressent un bilan de quarante morts et deux-cent-cinquante blessés, tandis que l’opposition parle d’au moins cent décès. Loin d’être interprété par Senghor comme un signe de désaveu, il s’agit, selon lui, d’une violence apolitique et étrangère, alimentée par « des chômeurs, dont la plupart n’étaient pas des Sénégalais » [11].
Opposition étouffée, militants torturés
Bien qu’affaiblie par la répression, l’opposition poursuit sa mobilisation clandestinement. Le PAI a vu un certain nombre de ses cadres contraints à l’exil, à l’image de son dirigeant Majhemout Diop. Devenu un refuge d’opposants sénégalais, Bamako voit ainsi transiter tous les militants du parti en partance vers Moscou, Alger ou Prague. À Cuba, Fidel Castro et Che Guevara accueillent en 1964 un groupe d’une trentaine de combattants qui souhaitent se former à la lutte armée avant de lancer une insurrection armée au Sénégal oriental et en Casamance. Mais sur le chemin du retour en 1965, l’un d’entre eux dénonce l’opération auprès de l’ambassade sénégalaise au Mali [12].
S’ensuivent d’importantes arrestations dans les rangs du parti, tandis que Senghor intensifie sa pression sur le régime de Modibo Keïta, enclavé et esseulé, pour qu’il durcisse sa relation avec les exilés sénégalais. Dans la presse officielle paraît la « confession » d’un maquisard affirmant que les combattants auraient embarqué dans l’aventure « quelquefois contraints, quelquefois trompés » [13]. Dans les commissariats et prisons, les militants détenus sont torturés à l’électricité ou au goulot (technique consistant à insérer l’extrémité du col d’une bouteille en verre dans l’anus jusqu’à effusion de sang), notamment sous le commandement du commissaire français André Castorel [14].
Ces premières années à la tête du Sénégal permettent au président Senghor d’étouffer l’opposition : « Dans un pays sous-développé, le mieux est d’avoir, sinon un parti unique, du moins un parti unifié, un parti dominant, où les contradictions de la réalité se confrontent, entre elles, au sein du parti dominant, étant entendu que c’est le parti qui tranche », déclare-t-il en janvier 1963.
Les étudiants dans le viseur
Secrétaire général de l’UPS en plus d’être chef de l’exécutif, Senghor dispose de tous les leviers du pouvoir. Sa stratégie consiste à convoiter les cadres des partis d’opposition, leur proposant de rejoindre la grande coalition gouvernementale. C’est ainsi qu’une partie de la direction du Bloc des masses sénégalaises (BMS), parti fondé par l’intellectuel de renom Cheikh Anta Diop, rallie la majorité présidentielle en 1964. L’année suivante, le PRA/S – dirigé par Amadou Mahtar Mbow, Abdoulaye Ly et Assane Seck – amorce des discussions avec les autorités et décide de fusionner avec l’UPS en 1966. C’est la consécration du règne de Senghor : bien que réprimé et ses meneurs poursuivis pendant des années, le PRA/S était la seule entité politique d’opposition durablement autorisée depuis 1960 ; toutes les autres (partis politiques, syndicats, associations étudiantes) ont connu une courte période légale avant d’être rapidement dissoutes. Ainsi, pour les plus hostiles à la récupération par l’appareil étatique, le régime ne ménage pas ses efforts pour les contraindre à baisser les bras. Dans le viseur, en particulier : les étudiants.
En février 1966, les pensionnaires de l’Université de Dakar organisent une marche pour protester contre le coup d’État ayant renversé le président ghanéen Kwame Nkrumah. En route vers les ambassades des États-Unis et du Royaume-Uni, ils sont violemment arrêtés. Alors que l’université se met en grève, les étudiants africains non sénégalais sont expulsés et le campus ferme. Tenant à conserver son image de démocrate vis-à-vis des invités du monde entier qui séjournent à Dakar pour le Festival mondial des arts nègres (FESMAN) en avril 1966, le président Senghor lâche provisoirement du lest, autorisant une poignée d’organisations étudiantes.
Mais la situation se crispe à nouveau en 1968 : au Sénégal comme dans bien d’autres pays, la jeunesse réclame plus de libertés et d’égalité face à l’autorité. Au mécontentement conjoncturel de la compression des bourses d’études s’ajoute le fait que l’Université de Dakar, près d’une décennie après l’indépendance, demeure française : rattachée à l’Académie de Bordeaux, dispense un programme français, elle est présidée par un recteur français et composée majoritairement d’enseignants français. À l’initiative de l’Union démocratique des étudiants du Sénégal (UDES) et l’Union des étudiants de Dakar (UED), les étudiants expriment leur mécontentement dès mars, dans un climat déjà tendu quelques semaines après une élection présidentielle que le candidat sortant a – comme la précédente – remporté avec 100 % des voix.
« Une nouvelle opposition téléguidée de l’étranger »
L’atmosphère est électrique à Dakar en mai 1968. La jeunesse engagée du pays, enfants de l’indépendance, accuse Senghor de n’être rien d’autre qu’« un valet de l’impérialisme français ». Ils s’abreuvent des écrits de Frantz Fanon, d’Hô Chi Minh et de Mao Zedong, rêvent d’unité africaine et du renversement des régimes « réactionnaires » et « contre-révolutionnaires » du monde entier. Le 24 mai, l’UDES convoque une assemblée générale et lance un appel au boycott des examens et, surtout, à la grève générale et illimitée, qui sera enclenchée le 27. Les autorités ferment les établissements scolaires le 29 et prennent d’assaut le campus, provoquant au moins un mort, Salmon Khoury, et des dizaines de blessés. Plusieurs centaines de Sénégalais – étudiants et travailleurs de l’université – sont alors internés dans le camp militaire Archinard, d’où ils ne ressortiront qu’une dizaine de jours plus tard, tandis que plus d’un millier d’étudiants africains sont expulsés et renvoyés dans leurs pays d’origine.
L’état d’urgence est déclaré. Le 31, autour de la Medina, l’armée – désormais chargée du maintien de l’ordre – procède à l’arrestation de plus d’un millier de manifestants mobilisés en soutien aux étudiants ; au moins deux d’entre eux y perdent la vie. Pris de court, Senghor songe à céder le pouvoir au chef d’état-major général des armées Jean-Alfred Diallo, qui décline l’offre, préférant plutôt un élargissement de son champ de compétences.
C’est le 30 que le président sort de son silence, saisissant sa première allocution publique depuis le début de la crise pour accuser les grévistes de « faire “même chose que les toubabs [Européens]” pour singer les étudiants français sans modifier une virgule ». « Le plus grave, poursuit-il, est que des étudiants non sénégalais ont prétendu faire la loi dans un établissement public sénégalais » [15]. Comme en 1963, Senghor tente de disqualifier l’opposition à son régime en arguant qu’elle est « téléguidée de l’étranger ». Dans le même temps, il décide de coordonner la riposte avec l’aide des troupes françaises – stationnées à Dakar pour protéger l’aérodrome de Yoff et la centrale électrique de Bel-Ail [16] – et tient informé en permanence l’ambassadeur de France au Sénégal, Jean de Lagarde, sur l’évolution de la situation [17].
Se débarrasser des « encombrants humains »
La proximité que Senghor entretient avec la France contrarie de plus en plus cette jeune opposition de la génération 68. En prévision de la visite officielle du président français Georges Pompidou au Sénégal fixée pour février 1971, les autorités lancent plusieurs grands chantiers visant à embellir Dakar en façade. Cette opération s’accompagne d’une action énergique visant à débarrasser la capitale de ce que Senghor appelle les « encombrements humains », c’est-à-dire, toujours selon ses termes, « les bana-bana ou marchands ambulants et les petits cireurs qui racolent les touristes, sans parler des voyous ; les faux talibés qui mendient, quand ils devraient être à l’école ; les lépreux, handicapés physiques et aliénés qui devraient être dans les hôpitaux ou centre medico-sociaux » [18].
En guise de contestation, un groupe de jeunes militants de gauche se mobilise dans la nuit du 15 au 16 janvier et met le feu au ministère des Travaux publics ainsi qu’au Centre culturel français, symbole à leurs yeux du néocolonialisme. Ils échappent de peu aux services de renseignement mais ne comptent pas en rester là. Le 5 février, le président Senghor accueille Pompidou sur le tarmac de l’aéroport de Dakar, réjoui de recevoir dans son pays un ancien camarade de classe et ami de longue date. « Le peuple sénégalais se sent particulièrement honoré de recevoir le président de la République française. […] Car l’amitié franco-sénégalaise remonte à près de trois siècles », s’émeut-il.
Lorsque le cortège présidentiel arrive au centre-ville, sous les acclamations d’une foule vêtue de pagnes et de t-shirts vantant l’amitié franco-sénégalaise, les jeunes militants qui ambitionnaient de faire dérailler les festivités officielles sont cernés avant de pouvoir passer à l’action. Les policiers mobilisés trouvent dans leur sac des cocktails molotov et des tracts révolutionnaires. Senghor, qui échappa lui-même à une tentative d’attentat en 1967, profite de l’occasion pour créer un précédent : les jeunes révolutionnaires sont condamnés à de lourdes peines d’emprisonnement.
La mort d’Omar Blondin Diop
Dans la foulée, le chef de l’État sénégalais confie le ministère de l’Intérieur à Jean Collin, ancien cadre de l’administration coloniale française affecté au Sénégal et au Cameroun dans les années 1940-1950. Connu pour son culte de la docilité et ses méthodes musclées, Collin conservera une mainmise sur les commissariats et prisons du pays pendant une décennie. Dès son arrivée, il fait enrôler de force dans l’armée une douzaine d’« agitateurs » étudiants. Le 26 mai 1972, l’un d’entre eux, Al Ousseynou Cisse, est tué puis décapité à la frontière bissau-guinéenne par les troupes coloniales portugaises. Un an plus tard, Omar Blondin Diop – jeune philosophe, militant actif du « Mai 68 » parisien, inculpé pour avoir projeté la libération des camarades dakarois arrêtés en marge de la visite de Pompidou – est quant à lui retrouvé mort dans sa cellule de la prison de Gorée.
Le juge chargé de l’affaire découvre à l’époque des éléments accablants prouvant qu’il s’agit non d’un suicide, comme le prétend Senghor devant la presse, mais bien d’un homicide. Plusieurs témoignages et documents font par ailleurs état d’une altercation entre Jean Collin et Blondin Diop suite à laquelle le ministre aurait ordonné aux gardes de châtier le détenu [19]. Pour autant, Senghor vouera une confiance totale à Jean Collin, son neveu par alliance, qu’il maintient au ministère de l’Intérieur jusqu’à son départ du pouvoir.
Senghor prépare sa succession à partir de 1976, faisant modifier la Constitution pour permettre au Premier ministre – poste qu’il rétablit en 1970 et confie à Abdou Diouf – de remplacer le président en cas de vacance du pouvoir. « Je t’ai dit que je voulais faire de toi mon successeur et c’est pourquoi il y a cet article 35, confie Senghor à Diouf en août 1977. Je vais me présenter au suffrage des électeurs en février 1978 et, si je suis élu, je compte partir […]. À ce moment, tu continueras, tu t’affirmeras et tu te feras élire après » [20]. Entre-temps, la contestation battant son plein après la mort d’Omar Blondin Diop, Senghor, vivement critiqué, rebat les cartes.
Une succession programmée
Pour diviser la contestation, il ouvre le champ politique, rétablissant le multipartisme tout en l’encadrant sévèrement. Les militants jugés trop « radicaux » continuent pour leur part d’être durement châtiés. C’est le cas par exemple des militants du front anti-impérialiste And Jëf, atrocement torturés en 1975 : les commissaires écrasent méthodiquement leurs cigarettes sur la peau des détenus, arrachent un à un leurs ongles de pied ou procèdent à des simulations de noyade [21].
Le 31 décembre 1980, Senghor remet sa lettre de démission au président de la Cour suprême, qui valide l’accession d’Abdou Diouf à la présidence de la République. Aux lendemains de son arrivée au pouvoir, le nouveau chef de l’État, fonctionnaire de l’administration depuis l’indépendance, oscille entre la fidélité à Senghor, son mentor politique, et la réforme, rendue nécessaire par l’affirmation des mouvements d’opposition autorisées dans leur intégralité à partir de 1981. Malgré des promesses de « désenghorisation », le nouveau régime se situera dans la continuité du précédent. Le désormais ancien chef d’État, admis à l’Académie française en 1983, se retire dès lors en Normandie, à Verson, où il décède le 20 décembre 2001 à l’âge de 95 ans.
Florian Bobin est chercheur en histoire. Ses recherches portent sur les luttes de libération et la violence d’État au Sénégal depuis l’indépendance de 1960. Il coréalise actuellement un documentaire sur ce sujet et rédige une biographie d’Omar Blondin Diop.
Notes
[1] Roland Colin, Sénégal notre pirogue : Au soleil de la liberté. Journal de bord 1955-1980, Présence Africaine, Paris, 2007, p. 61.
[2] Roland Colin, Étienne Smith et Thomas Perrot, « Alors, tu ne m’embrasses plus Léopold ? Mamadou Dia et Léopold S. Senghor », Afrique contemporaine, vol. 1, n° 233, 2010.
[3] Radiodiffusion Télévision Française (RTF), Michel Mitrani, Georges Penchenier (dir.), « Léopold Sédar Senghor sur l’indépendance de la Fédération du Mali », Cinq colonnes à la une, 15 janvier 1960, https ://www.inamediapro.com/notice/I00002967?preview
[4] Sékéné Mody Cissoko, Un combat pour l’unité de l’Afrique de l’Ouest, la Fédération du Mali (1959-1960), Nouvelles Éditions Africaines, Dakar, 2005.
[5] Joseph-Roger De Benoist, Léopold Sédar Senghor, Beauchesne, Paris, 1998, p. 120.
[6] RTF, « Arrivée de Monsieur Senghor à Paris », JT 20H, 22 octobre 1961, https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/caf97047073/arrivee-de-monsieur-senghor-a-paris
[7] Roland Colin, Sénégal notre pirogue, op. cit., p. 289.
[8] Mouhamadou Moustapha Sow, « Crise politique et discours médiatiques au Sénégal. Le traitement informationnel des événements de décembre 1962 à Dakar », Revue d’histoire contemporaine de l’Afrique, vol. 1, 2021.
[9] RTF, « La crise éclair qu’a vécue Dakar », Journal Les Actualités Françaises, 26 décembre 1962, https://www.inamediapro.com/notice/AFE85009775
[10] RTF, « Le Sénégal après la crise », 27 décembre 1962, https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/caf97047038/le-senegal-apres-la-crise
[11] « Poète et président : Léopold Sédar Senghor », Sept jours du monde, 13 décembre 1963, https://www.inamediapro.com/notice/CAF89038225
[12] Pascal Bianchini, « Les paradoxes du Parti africain de l’indépendance (PAI) au Sénégal autour de la décennie 1960 », 2016, https://bit.ly/3GlapPl
[13] « Du parti gouvernemental publie la ‘confession’ d’un ancien maquisard », Le Monde, 13 mars 1965.
[14] Becaye Danfakha, « Le vécu de la torture subie par les militants PAI et d’autres sénégalais », in Comité national préparatoire (CNP) pour la commémoration du 50e anniversaire du Parti africain de l’indépendance (PAI). “Réalité du Manifeste du PAI au xxie siècle”, Presses universitaires de Dakar, Dakar, 2012.
[15] Léopold Sédar Senghor, « Message à la nation sénégalaise », 30 mai 1968.
[16] Omar Gueye, Mai 1968 au Sénégal, Senghor face au mouvement syndical, Karthala, Paris, 2017, p. 246.
[17] Bocar Niang et Pascal Scallon-Chouinard, « “Mai 68” au Sénégal et les médias : une mémoire en question », Le Temps des médias, vol. 1, n° 26, 2016, p. 166.
[18] René Collignon, « La lutte des pouvoirs publics contre les “encombrements humains” à Dakar », Revue canadienne des études Africaines, vol. 3, n° 18, 1984.
[19] Roland Colin, Sénégal notre pirogue, op. cit., p. 324.
[20] Abdou Diouf, in Afrique(s). Une autre histoire du xxe siècle, France Télévisions/INA/Temps noir, 2010.
[21] AFP, « Me Henri Leclerc : la torture est pratiquée au Sénégal », Bulletin d’Afrique n° 8817, 05 novembre 1975
Par Florian Bobin