CONTRIBUTION
L’ouverture de la boîte de pandore du registre ethnique a longtemps causé de torts à des populations africaines. Cette brèche a soit été ouverte par le colonisateur afin de diviser pour mieux régner soit par le politique pour rallier une communauté bien définie à sa cause électoraliste. Malgré la sensibilité de cette problématique de l’ethnie en Afrique, le Sénégal a toujours été épargné des querelles ethniques ou des conflits à base communautaire. Mais on constate maintenant des discussions à base ethnique qui n’ont jamais eu de terrain d’élection au Sénégal. En effet dans ce pays les relations entre ethnies étaient toujours caractérisées par le cousinage à plaisanterie et la camaraderie. Cependant, des oiseaux de mauvais augure tentent de semer la zizanie dans le champ fertile de la cohésion sociale sénégalaise.
Il faut préciser que les appartenances communautaires n’avaient pas trop d’importance à l’époque précoloniale, ou du moins, elles n’étaient pas figées. Ce sont les colonisateurs qui ont joué un rôle de catalyseur en figeant les appartenances identitaires. Dans les sociétés précoloniales, les appartenances ethniques se caractérisent par leur fluidité et les clôtures identitaires par leur porosité.
Les britanniques, en donnant un rôle important aux chefferies ont gelé les appartenances ethniques, les Français aussi, à telle enseigne qu’ils ont créé des chefferies là où il n’en existait pas, en Casamance par exemple.
Au Rwanda aussi, les colonisateurs belges sont allés très loin dans la création des stéréotypes ethniques. Ils expliquaient que les tutsi d’origine nilotique, étaient plus intelligents que les Hutus, d’origine Bantou, présentés comme petits et râblés, les traits grossiers plus sombres, de peau.
Dans notre pays, l’organisation administrative coloniale avait révélé un découpage donnant lieu à de grandes diversités géographiques et ethniques. Ainsi le Sénégal indépendant décida d’organiser le pays en quelques grandes espaces présentant une certaine homogénéité ethnique, économique et géographique servant de cadre institutionnel aux actions de l’Etat.
L’action de classement des administrations coloniales a donc forgé des ethnies et a bâti des identités inexistantes.
Sur les causes profondes du génocide rwandais certains historiens, estiment même que : «l’histoire du peuple rwandais a été falsifié, l’introduction de la carte mentionnant, l’identité ethnique des groupes sociaux a bouleversé son organisation et divisé la population en groupe ethnique. Cette division a été reprise par les conflits politiques qui ont manipulé l’ethnicité».
On voit ainsi qu’à l’ère postcoloniale, ce sont les politiques dans des buts utilitaristes qui ont emboîté le pas aux colonisateurs. La sortie calamiteuse du député apériste Aliou Demboury Sow est une récente illustration au Sénégal qu’il faut condamner jusqu’à la dernière énergie. Beaucoup de pays africains ont sombré dans des conflits ethniques à cause de ces manipulations politiques. Au Congo Brazzaville, une guerre ethnique due à la manipulation des ethnies par les politiques va éclater en 1993, mettant aux prises l’ethnie LAARI et l’ethnie BEEMBE. Au cours de ce conflit, deux milices d’origine ethnique vont apparaître. Il s’agit des ninjas de Bernard Kolelas et les Zoulous de Pascal Lissouba.
En Côte d’Ivoire, ce sont aussi les politiques qui ont causé les conflits identitaires à cause de leur manipulation des différentes ethnies dans le pays. La question de l’ivoirité a été mise à l’ordre du jour dans le jeu politique par les politiciens. Ce n’est que lorsque la question de la réélection de Henry Konan Bédié, et que se profilera alors une possible victoire de son principal challenger, Alassane Ouattara, grâce suppute-t-on, aux suffrages des «allogènes» musulmans du Nord, que la thématique de l’autochtonie monopolise le débat politique, avec son cortège de discours xénophobes et de violences interethniques.
Dans le contexte des élections, l’ethnicité devient ainsi une ressource stratégique que manipulent les entrepreneurs identitaires pour se créer une clientèle électorale et mobiliser les troupes.
Comme le dit Christian Coulon : «En Afrique les identités fonctionnent comme un moyen d’accéder aux ressources de l’Etat. Dans la mesure où les ressources sont souvent faibles, une des façons de partager le +gâteau national+, c’est de se regrouper dans des structures de type ethniques, clientélistes par nature qui permettent d’avoir accès à l’Etat. La base ethnique des partis politiques créés après la libéralisation de la vie politique dans presque beaucoup de pays africains illustre l’importance que prend le critère ethnique ou régionaliste dans la vie politique de ces pays».
C’est pour cette raison qu’A. Ch. Taylor définissait l’ethnie dans le dictionnaire d’Anthropologie et d’Ethnologie de la façon suivante : «L’ethnie n’est rien en soi, sinon ce qu’en font les uns et les autres. L’ethnie est un objet de manipulation».
Malgré toutes ces dérives ethniques dans la sous-région, le Sénégal a toujours été un «succes story» en Afrique de l’Ouest grâce à la sécurité du contrat social qui liait toutes les composantes de notre pays. Cette cohésion sociale est en partie l’œuvre d’un politique sénégalais qui ne s’est jamais versé dans la manipulation ethnique en l’occurrence Léopold Sédar Senghor. Ce dernier a théorisé la nation sénégalaise, comme «volonté de vivre ensemble» par-delà les différences ethniques, religieuses, sociales et régionales en s’accordant sur des valeurs universelles – «le Jom» (sens de l’honneur), le «Kersa» (maitrise de soi et pudeur), et le «mugn» (patience) destinés à créer la nouvelle éthique sénégalaise, l’identité collective de l’homo senegalensis.
Mais avec ce qui se passe actuellement dans notre pays, il est permis d’avancer que ce compromis national dont Senghor a été un grand chantre n’est pas définitif.
Des batailles rangées entre des associations d’étudiants affiliées à des ethnies ont été signalées à l’université Cheikh Anta Diop ces derniers jours. Ces événements montrent que le contrat social sénégalais est en train d’être résilié par des acteurs censés être les catalyseurs plutôt que des casseurs de ce contrat. L’université ne devrait pas être un champ de bataille ou machettes et armes blanches s’entremêlent mais une agora de la guerre des idées plutôt que des armes. L’université a ainsi subi une transformation radicale, car des décennies auparavant le milieu universitaire sénégalais, était un espace académique de critique intellectuelle et de contestation politique, un cadre principal de formation au pluralisme politique. Ce temple du savoir jouait ainsi un rôle décisif dans l’affirmation de la nation sénégalaise. Mais avec l’avènement des associations et amicales communautaires, on assiste à un délitement de l’identité nationale au profit des identités communautaires. Nous plaidons ainsi comme le sociologue Alain Touraine, une université «lieu d’instruction, de préparation à l’emploi, mais aussi de discussions des connaissances et de formation de la personnalité plutôt qu’une université de ‘vikings’ ou les étudiants sont prêts à se décapiter».
Une prise de conscience est donc nécessaire pour ne pas se laisser manipuler par des politiciens secondant le colonisateur dans l’instrumentalisation de la fibre ethnique afin de consolider cette nation sénégalaise donnée en exemple comme une vitrine de la cohésion sociale en Afrique.
C’est un impératif donc de consolider cette nation sénégalaise et de se départir de toute identité communautaire ou ethnique pouvant perturber la cohésion sociale au Sénégal au profit d’une identité purement sénégalaise.
Cependant, ces mots suivants de Ernest Renan prononcés lors de sa conférence à Sorbonne le 11 Mars 1882 mérite d’être médités pour asseoir une communauté politique solide au Sénégal : «L’homme n’est esclave ni de sa race, ni de sa langue, ni de sa religion, ni des cours des fleuves, ni de la direction des chaînes de montagnes. Une grande agrégation d’hommes, saine d’esprit et chaude de cœur, crée une conscience morale qui s’appelle la nation. Tant que cette conscience morale prouve sa force par les sacrifices qu’exige l’abdication de l’individu au profit d’une communauté, elle est légitime, elle a le droit d’exister.
Pour paraphraser William Julius Wilson, en plus de vivre des problèmes similaires, les groupes ethniques, au Sénégal ont également, des croyances, des valeurs et des aspirations communes qui se résument à la paix sociale et politique.
Ce faisant, améliorer la dimension inclusive de notre démocratie est un impératif car selon Claude Aké : «Le pluralisme social africain exige plus de démocratie que le contraire, car la démocratie exige la négociation, les réconciliations et un consensus. La démocratie entraine des négociations continuelles et une recherche perpétuelle d’équilibre entre les différents groupes ethniques, régionaux, religieux d’intérêt privé, ou public».
Mais aussi, l’Etat du Sénégal doit mettre en œuvre des politiques d’équité territoriale efficaces pour satisfaire les besoins des différentes composantes de la société sénégalaise afin d’éviter des frustrations de telle ou telle autre ethnie. Pour Janet Rae Mondlane «lorsque le gouvernement est incapable de répondre aux besoins des populations celles-ci se sont enfermées sur elles-mêmes : ce qui renforce l’esprit d’appartenance à un clan, a une ethnie ; il y a donc un rejet de l’identité nationale». L’ethnicité gagne ainsi du terrain car les groupes ethniques semblent répondre aux préoccupations des populations à la place du gouvernement inefficace.
En prenant donc à son compte les satisfactions des besoins de tous, le gouvernement sénégalais peut éviter des frustrations ethniques.
Nous en appelons donc aux responsables politiques et aux représentants les plus influents des différents groupes ethniques, pour qu’ils travaillent ensemble en bannissant de leur vocabulaire et de leurs discussions ce qui les sépare et en privilégiant ce qui les uni.
Papa Samba MBENGUE
Doctorant en science politique à l’Université Cheikh Anta Diop