CONTRIBUTION
Evoquer des questions de mémoire et de legs en ces circonstances douloureuses pour notre pays peut paraitre inapproprié voire paradoxal pour une nation qui porte ensemble, le deuil de toute une jeunesse lourdement frappée par le désespoir, abimée par l’extrême précarité et dont les échos les plus retentissants sont sans doute les récentes et violentes émeutes qui ont bousculés notre paix sociale et secoué les sphères décisionnelles de notre Etat.
Mais la mémoire, c’est le bouclier de la culture et des valeurs, c’est le chroniqueur permanent du cours des évènements, des récits et des faits de sociétés. C’est le premier et le dernier rempart contre l’oubli.
Lorsqu’on a demandé à Cheikh El-Hadji Omar (RTA) de préciser l’intitulé de son livre charnière «Les Lances» («Rimaah» en arabe), il a indiqué que tout trésor précieux a besoin d’être protégé, en faisant allusion à l’œuvre de référence de Sidy Ahmad Tidiani, «La Perle des Sens» (Jawaahiri Al Mahaani en arabe).
Porter un deuil, c’est saluer et honorer la mémoire d’une vie si courte soit-elle. Même les mort-nés sont dignement enterrés parce que c’est une forme d’intronisation qui rappelle sans cesse que la dignité humaine est l’épicentre de notre échelle de valeurs et de notre système normatif. Elle doit être sauvegardée à tout prix, de la conception à l’ultime désintégration de notre genre.
Serigne Babacar SY (RTA) lui-même disait souvent que «la dignité a précédé la religion».
Le Personnage qui nous interpelle à travers ces lignes n’est point un inconnu puisque par sa stature, son œuvre et son action, il a contribué sans relâche, à l’édification d’une nation sénégalaise sans complexe, fière et fidèle à elle-même.
C’est un pan essentiel de notre vitrine culturelle, éthique et intellectuelle et sa posture, son enseignement et ses exemples suscitent toujours un réveil permanent auprès des masses sénégalaises à la recherche d’un idéal salutaire.
Son message reste d’actualité puisque lors de ses dernières sorties publiques, à l’occasion du «Mawlidu Nabi», il n’a cessé d’avertir et d’aviser les Sénégalais sur les périls qu’encoure notre pays si on ne balaie pas dans notre cour commune en «purifiant les cœurs» …
Cette modeste contribution sera déclinée en trois étapes portant sur l’intérêt et les bienfaits que l’on pourrait tirer de son énorme patrimoine légué à tous.
1- Nous sommons tous des héritiers de Al Maktoum
2- Al Maktoum dans le sillage des Précurseurs
3- L’héritage face aux pièges de la division et de l’activisme
1 – Nous sommes tous des héritiers de AL MAKTOUM
Un ami chauffeur de taxi de profession, m’a demandé un jour si je pouvais lui dire le propos de Seydi Cheikh Ahmed Tidiane SY «Al Maktoum» le plus fréquemment cité. Devinant ma surprise face à une telle question, il me balança, les yeux pétillants et tel un habitué des incantations, le fameux sésame qui a abreuvé tant de conversations : «Un homme accompli, vaut mieux qu’un prince légitimé ou encore un marabout de vocation». (En Wolof : «di buur di serigne di nitt mooko gueun» !)
Cette phrase à elle seule, suffit pour exprimer l’intégralité de son humanisme intégral.
Al Maktoum est sur toutes les langues, alimente quotidiennement débats et conversations. Et son image ravit tout un public d’horizons multiples.
De l’inconnu de la rue émerveillé qui cite, un de ses propos «fétiches» en passant par l’arabisant subjugué, qui égrène en refrain les vers de ses beaux poèmes dans la langue de Mutanabbi ou encore l’universitaire passionné qui tente de débriefer ses textes «hermétiques» … il y a de quoi suggérer que son héritage intellectuel et éthique est impersonnel.
Son legs pour le monde, pour les jeunes générations, le «Cheikh» l’a décliné dans un vers célèbre de son fameux Poème, «Vers Toi» (Fa IlaÏka en arabe), dédié à son Vénéré Homonyme : «Je vous laisse les multiples facettes de ma vie à titre d’exemple et de référence. J’y ai inscrit des schémas éclairés pour ceux qui sont à la quête Authentique d’une vie savante».
Lors de son inhumation au cœur de la nuit à Tivaouane, son frère cadet Serigne Pape Malick Sy a résolu un dilemme légitime dont il détenait seul l’autorité et l’intelligence pour la circonstance.
En effet, il y avait quelques membres de la famille du Cheikh qui voulaient qu’il soit enterré en toute intimité, en présence de sa famille d’origine, conformément à ses recommandations. Et ceux qui jugeaient cette éventualité intenable en raison de cette foule nocturne, reconnaissante et venue lui rendre un dernier hommage.
«Cette dépouille, si humblement enveloppée dans son linceul appartient à tous», avait-il dit. Et dans son éloge funèbre, il n’omit pas de rappeler que cet homme avait la générosité du partage dans l’âme et l’esprit.
Les enfants du Cheikh n’ont pas porté sa dépouille sous terre. Cet honneur fut dévolu à des jeunes anonymes de tous horizons et son deuil fut porté par tous les Sénégalais, toutes tendances sociales et confessionnelles confondues.
Sa disparition n’a pas non plus suscité de scènes de transe et de désolation parce qu’il y avait mieux à faire pour cette jeune génération à qui sa mémoire et sa pensée étaient dévolues.
J’ai lu des flots de poèmes, des élégies et des témoignages qui traduisaient plus un certain encrage par rapport à ses convictions, ses idées et ses principales recommandations. Ce qui m’a conforté dans l’espoir que cette génération ne va pas se satisfaire de claquements de doigts admiratifs et émotifs ou encore des «euskey» pour sanctionner et s’approprier le legs du Maître.
Dans les réseaux sociaux comme dans certains cercles académiques, pas un jour ne passe sans que ses propos ne soient cités en référence dans une dynamique de prospective comme dans l’interprétation des faits courants.
La formule consacrée en Wolof est bien connue : «Serigne Cheikh wakhone nako !» (En français : «Serigne Cheikh l’avait dit ou prédit»).
Porter l’héritage d’un homme de sa stature n’est point une sinécure pour qui connait son parcours «tumultueux», l’étendue et la complexité de son œuvre, de son action.
Il a eu une vie pleinement remplie mais pas reposante, une vie semée d’embûches parfois hors normes. On dirait même qu’il se régalait de certaines situations haletantes ou son âme trouvait peut-être toute sorte de protéine, de ressources psychologiques et morales pour atteindre sa plénitude.
Certaines «résistances» dans son milieu social d’origine, ne lui ont pas valu que des sympathies… Et comme disent les Wolof, «la jalousie a jeté l’ancre et rangé ses baluchons dans l’enceinte des cours maraboutiques» de ce pays !
Son immixtion dans le monde politique lui a causé autant de salves sans sommation parce que mal vue et mal tolérée.
«Voilà le marabout, feu» ! Cette injonction d’un capitaine de la police sénégalaise lors des tristes évènements liés à la veillée religieuse de la dahira des «moustarchidines» de Serigne Pape Malick Sy, son frère cadet, résonne encore dans notre mémoire affective parce qu’elle traduisait tout simplement, une volonté manifeste et funeste de liquider physiquement le Cheikh.
Mais comme il l’a toujours dit, notre survie comme notre mort ne dépendent que de la volonté de DIEU !
Il fut omniprésent aux «heures de Vérité», aux moments décisifs qui eurent ponctué la douloureuse marche de notre patrie, aux moments où ses convictions religieuses, politiques exigeaient de sa part une action et un engagement salutaires afin que l’intégralité de notre stabilité sociale fut sauvegardée. A ses risques et périls !
Assumer ses responsabilités, quelles que fussent les circonstances, fut quasiment le leitmotiv de toute son action parfois au détriment de son image ou de sa réputation.
Dans un esprit de défiance suicidaire, n’avait-il pas affirmé que «l’opinion publique n’existe pas pour moi car je me suis créé des lois qui se placent au-dessus des lois sociales. Mais ce n’est pas facile».
Des scènes surréalistes ponctuaient parfois sa posture d’opposant aux différents régimes politiques qu’il eut à affronter.
Emprisonné pour motif de rébellion, il n’hésitait pas tels Salahuddin et Saint-Louis, à rencontrer en pleine nuit le Président Senghor pour aborder avec lui certaines questions urgentes auxquelles le pays devait faire face. Le jour suivant, il enfilait à nouveau son costume d’opposant pour renouveler avec virulence ses attaques verbales contre celui-ci.
Camper ou cerner le profil de ce personnage à la fois charismatique, atypique, anticonformiste et imprévisible relève d’une certaine forme de démence, de l’auto-flagellation mentale et psychique que certainement la psychiatrie n’a pas encore répertoriée. Ce qui fait dire dans une formule majestueuse à son oncle, El-Hadji Ousmane Kane de Kaolack que «la plume génétique qui a identifié et enregistré son ADN, n’a pas servi deux fois» !
Lire un texte ou un poème du Cheikh suscite toujours des interrogations sur nos propres grilles de lecture et de perception car son auteur bafoue sans détour, nos classiques repères de cognition. Comme dit ce philosophe et universitaire de notre pays, «il défie les normes académiques courantes de la ponctuation à la configuration conceptuelle».
Dans sa version insaisissable de la sourate «La Nuit du Destin» dont la narration échappe aux canaux habituels de l’imagination, le Cheikh nous renvoie à l’apogée de la pensée musulmane soufie où le nouveau centre de gravité de la perception et de l’expression, se situe au-delà de la sphère et de la délibération de la raison.
Lorsqu’il affirme que «la Révélation, c’est plus que de la récitation, c’est plus que tout autre geste de piété, c’est une manière providentielle de communiquer avec cette substance longtemps recherchée dans la matière grise de l’homme. C’est plus qu’un enseignement, c’est de la Haute Science défiant et les évènements et les bouleversements qui les accompagnent».
Al Maktoum s’inscrit dans les grandes lignes de la pensée de «Sultan Al Harifiine», Abu Yazid Al Bastâni qui, dans sa proximité avec les profondeurs humainement insondables, a défié et ébranlé tous les courants de pensée, toutes les Ecoles philosophiques avec sa fameuse formule : «Vous avez reçu votre Science des virtuoses de l’écriture, de mortel à mortel et nous avons acquis la nôtre du Vivant, de Celui dont l’existence ne connaitra point le trépas».
Quand la «Fitra» s’en mêle, (c’est à dire l’intuition originelle) nous dit Sidi Ahmad Tidiani (RTA), le rendu est plus fidèle et moins risqué, parce que plus «connecté» aux «grands Destins» qui régissent la race humaine («Al Maqaadiir»).
Percer le coffre de sa fortune intellectuelle diverse, s’adapter à ses grilles d’analyse hors des graphismes conventionnels, passer d’un courant de pensée à un autre sans se perdre ou se dédire, se familiariser à son style «hermétique» dont les leviers sont à rechercher dans les méandres de la grande littérature classique arabe ou dans les profondeurs abyssiennes de la poésie extatique des grands Mystiques de la pensée ésotériques musulmane, etc…
Faire vibrer Ghazali et Voltaire dans un même contexte, porter «L’esprit des lois» de Montesquieu et le génie réformateur de Imam Chafii à la même enseigne, partager les soupirs d’un Hugo face à l’injustice ou encore élever l’interprétation des préceptes canoniques à la lumière de la pensée du Vénéré Cheikh El-Hadji Omar face aux nouvelles réalités…
Tel est le «chemin de croix» que nous impose la trajectoire de sa pensée et de sa rhétorique pour être apte à décrypter et décortiquer son énorme et prestigieux legs.
Il a fallu l’inspiration et la flamme intellectuelle d’un Sidi Harazim pour reconstituer les axes fondateurs de la pensée de Sidi Ahmed Tidiani (RTA).
Ce travail de mémoire et de synthèse est un recoupement des multiples interventions du Vénéré Guide sur les questions aussi bien en rapport avec la théologie que sur l’épiphanie prophétique ou encore l’iconographie musulmane soufie. Son degré de perception sur certains sujets allait au-delà de nos conforts et nos misères rationnels.
La Cour du Saint Homme ne manquait pas d’accueillir d’éminents érudits, souvent issus de la grande aristocratie religieuse du Maghreb et du Machrek et c’était l’occasion pour lui de faire de grandes révélations sur ses dons mystiques et sur les injonctions venues Prophète (PSL) pour initier sa Voie, celle qui fut couronnée par une consécration suprême, inaugurant l’ère de la «Distinction de la Singularité» (Al Martaba al Fardiya).
Certains ont jugé sa trajectoire inaccessible, hors de portée. D’où le reproche qui lui a été fait d’avoir initié une confrérie élitiste, quasiment aristocratique.
A vrai dire, les préoccupations et les bienfaits de sa Voie dépassent de loin l’esprit des castes et des classes socialement et intellectuellement constituées.
Elle est intégrante et inclusive puisque le Vénéré Cheikh a garanti la paternité spirituelle à toute personne qui intègre sa Voie et dont la naissance est considérée comme illégitime par la loi canonique.
Née des confins du désert du sud algérien à Ain Mahdi en passant par Fez au Maroc, sa Confrérie a bâti sa plus grande communauté spirituelle et sociale en Afrique de l’Ouest, singulièrement dans notre pays, qui constitue le principal bastion de la «Tidianiya» dans le monde.
N’oublions pas aussi que sa demeure constituait le point de ralliement de pratiquement tous les indigents de FEZ au Maroc, qui y trouvaient de quoi se nourrir et une opportunité pour solliciter ses bénédictions.
La démarche de Sidi Harazim a certes une valeur hautement instructive, un contenu de vulgarisation de la pensée du Grand Erudit, mais elle devrait aussi servir de repère et de canevas pédagogiques pour tous ceux qui aspirent à porter le destin spirituel et intellectuel de nos illustres Maîtres et Guides.
Dans cet esprit, peut-on invoquer une nécessité pédagogique ou une méthodologique pour une meilleure vulgarisation de la pensée du Maître ? C’est aux initiés de nous édifier là-dessus. C’est même leur mission par rapport à leur privilège, par rapport au Don généreux que Le Maitre nous a tous concédé.
Evitons tout simplement de le citer, de réciter ses poèmes ou encore de rappeler ses propos les plus connus sans hisser notre seuil de perception et de compréhension à la hauteur du message qu’il a voulu délivrer.
Enfin, Frantz Fanon disait : «Chaque génération doit dans une relative opacité, affronter sa mission : la remplir ou la trahir».
Mouhammadou Habib SY
Asfiyahi.Org
Mardi 16 Mars 2021