CONTRIBUTION
En l’état actuel de la Constitution, la polémique concernant la possibilité ou non pour le président de la République Macky Sall de briguer un troisième mandat continue de susciter de nombreux commentaires. Même si sur cette question les interprétations juridiques se mêlent aux considérations politiques, il ne paraît pas indiqué d’en discuter outre mesure, dès lors que le premier concerné – le chef de l’Etat lui-même – semble avoir bien compris, à l’instar du commun des Sénégalais, qu’il ne pourrait pas briguer un 3ème mandat comme il l’a affirmé à maintes reprises et dès le début de cette affaire. Aussi, le problème devrait-il, en principe, être rapidement réglé par une relecture de la loi fondamentale sensée lever toute équivoque, bien que, comme nous le croyons, l’alinéa 2 de l’article 27 de la Constitution ne souffre pas d’ambiguïté, en stipulant que « nul ne peut exercer plus de deux mandats consécutifs ».
En effet, si le président de la République est sincère dans ses intentions et n’est « mû que par deux mandats », comme il l’avait affirmé il y a déjà plus d’un an, il suffit, pour mettre fin aux interprétations et supputations récurrentes, d’accepter d’introduire à la faveur d’une révision constitutionnelle par voie parlementaire, une reformulation de l’article 27, à défaut d’une disposition transitoire, précisant que le second alinéa dudit article s’applique à tout mandat, qu’il soit un quinquennat ou un septennat.
Pour que puisse prospérer, à l’issue du dialogue national qui vient d’être organisé, la volonté exprimée d’apaiser le climat politique et de procéder à une large coalition, au-delà d’un gouvernement d’ouverture, en mettant sur pied un soi-disant « Front républicain », la dissipation des incertitudes liées à la question du 3ème mandat, ainsi que l’amnistie d’acteurs politiques dont les condamnations pénales et/ou l’exil sont perçus comme ayant une connotation plus politique que de droit commun, constituent un must devant susciter un véritable momentum au niveau national.
Malheureusement, tels que conçus et traduits dans les faits, les récents changements gouvernementaux et institutionnels apparaissent plus comme l’expression d’une démarche solitaire n’ayant laissé aucune place à des suggestions et discussions, a fortiori à des infléchissements, ne serait-ce que de la part d’alliés ou partenaires-clés, de conseillers « occultes » avertis, ou de membres éminents et crédibles de la société civile. Ces changements ont été d’autant plus surprenants qu’ils avaient été annoncés comme orientés vers la satisfaction des exigences sociales des populations, plutôt que vers des calculs politiciens, avec leur train d’équilibres géopolitiques et/ou régionaux chimériques.
En tout état de cause, avec les conséquences désastreuses de la pandémie de la Covid-19, aussi bien sur le plan sanitaire que sur les plans économique et social, et après la formulation d’un plan de relance économique devant relayer le plan de résilience mis en œuvre dès les premiers effets de la crise sanitaire, il devrait s’agir de faire effectivement de la demande sociale une super priorité, afin de s’attaquer de manière efficace aux questions de la santé et du bien-être des populations, du chômage endémique et du sous-emploi, en particulier des jeunes, de la modernisation indispensable des secteurs de production et de la crise actuelle des valeurs.
En étant à l’écoute des citoyens, le président de la République devait, assurément, inscrire en priorité à son agenda la question de la résolution du chômage et du sous-emploi, grâce à des stratégies sectorielles bien conçues, notamment en matière de développement agricole et d’industrialisation et faire en sorte que le million d’emplois annoncé il y a déjà quelque temps, se matérialise et soit constitué d’emplois réels et durables ayant un impact social véritable sur la situation de pauvreté, pour ne pas dire de précarité, des populations.
C’est pourquoi nous avions la naïveté de croire, même s’il n’est pas aisé d’effacer en quelques semaines sept à huit années de criticisme, voire de défiances, que le pouvoir allait améliorer la configuration gouvernementale, voire l’organisation de l’administration publique et renforcer la gouvernance du pays en s’ouvrant à des compatriotes compétents, maîtrisant leurs domaines professionnels et ayant, sinon une certaine conscience politique, du moins un sens patriotique élevé. Etant entendu que renouvellement ne veut pas forcément dire rajeunissement, cet « appel de sang neuf » était d’autant plus nécessaire que les ambitions présidentialistes de bon nombre de compagnons de son parti, voire de sa coalition Benoo Bokk Yakaar, ne manqueraient pas de mettre à mal les marges de manœuvre d’un président dont c’est, en principe, le dernier mandat.
Malheureusement, le remaniement gouvernemental et institutionnel auquel nous venons d’assister n’est pas seulement un renouvellement, ou une sanction de responsables membres du parti présidentiel pour « péché d’ambition ». Il est annonciateur d’arrangements et de combinaisons à venir sur le dos des citoyens, avec, à la clé, un nouveau schéma politique découlant d’une recomposition des alliances et coalitions.
En particulier, « le deal » – comme d’aucuns le qualifient – qui serait intervenu entre le président de la République et le nouveau président du CESE, appelle une double lecture dont il est malaisé, pour l’instant, de savoir laquelle est la bonne.
Dans une première hypothèse, la plus couramment avancée et la moins plausible à notre sens, le leader du parti Rewmi, fatigué, aurait décidé – contre sinécure et espèces sonnantes et trébuchantes – d’apporter son appui au président de la République dans son objectif d’obtenir un 3e mandat.
Dans la seconde hypothèse, celle qui nous paraît la plus plausible, le président aurait abandonné l’idée d’effectuer un 3e mandat, aussi bien pour des raisons de paix sociale – y compris à l’intérieur de son parti – que pour « assurer ses arrières » et aurait ainsi décidé de faire de l’actuel président du CESE son futur dauphin. De notre point de vue, les modalités d’une telle désignation devraient, selon toute vraisemblance, intervenir dans une seconde étape, probablement après les prochaines élections législatives prévues en 2022, selon un schéma analogue à celui de la transmission du pouvoir de Senghor à Diouf en 1981… En effet, pour que le dauphin puisse être en capacité d’assurer l’intérim de la présidence de la République, afin de pouvoir s’aménager toutes les chances d’un succès électoral ultérieur, il faudrait au préalable l’installer au « perchoir » en tant que second personnage de l’Etat, au besoin en procédant suffisamment tôt à une dissolution de l’Assemblée nationale ou, plus simplement, au renouvellement de son bureau. Vous l’aurez compris, dans cette seconde hypothèse, le président Macky Sall n’irait pas au bout de son mandat, afin de permettre à son dauphin de bien s’installer dans sa nouvelle posture à la tête de l’Etat et de se donner les moyens de gagner la prochaine élection présidentielle, en l’organisant.
Ce deal, qui pourrait s’avérer « gagnant/gagnant » dans l’une ou l’autre des deux hypothèses, risque cependant de n’être qu’un mirage, un deal « perdant/perdant », si, d’aventure, il arrivait que l’un des deux protagonistes décidât de ne pas respecter les termes du contrat, c’est-à-dire, dans le premier cas, si l’envie prenait à Idrissa Seck de se dresser au bout du compte contre le dessein présidentiel d’effectuer un 3ème mandat et, dans le second cas, si Macky Sall décidait de changer d’avis au moment décisif, en prenant le parti de se représenter en 2024 ou de changer de fusil d’épaule en portant son choix sur un dauphin « joker ». La seconde hypothèse finirait alors par se révéler comme une volonté manœuvrière du président de la République, qui, dès le départ, avait décidé de discréditer un grand adversaire politique tout en fragmentant la principale frange de l’opposition politique partisane composée des deux candidats arrivés 2nd et 3ème lors de la dernière présidentielle.
On le voit, la théorie du « je te tiens, tu me tiens par la barbichette » semble se vérifier ici, quel que soit, du reste, le rôle qu’ait pu jouer quelque chef religieux ou confrérique que ce soit dans la concrétisation d’un tel rapprochement.
Au demeurant, le fait pour le pouvoir de se lancer, parallèlement à ces retrouvailles, dans une entreprise d’ouverture tous azimuts au plus grand nombre de partis possible, avec une préférence, semble-t-il, pour des émanations de la grande famille libérale, entendez des dissidences du PDS, engendrera forcément de sourdes rivalités, à défaut de foires d’empoigne et règlements de comptes politiques, notamment entre anciens et nouveaux alliés. Cette politique d’élargissement de la base politique du pouvoir engendrera en outre une bipolarisation de la vie politique du pays, avec l’organisation probable d’un pôle d’en face, composé d’un front politique emmené principalement par deux formations : le PDS originel – nous allions dire résiduel – et le PASTEF, avec la participation de quelques coalitions et groupuscules de moindre rayonnement, pôle d’où ne seront pas non plus exclues les contradictions internes, les querelles d’ego et les polémiques, comme l’on commence à s’en apercevoir.
Voilà pourquoi le système partisan actuel est largement discrédité et que le peuple sénégalais doute de la capacité de la classe politique actuelle à changer le pays en se libérant de la politique politicienne, des combines, des fourberies, de la transhumance et des rivalités de personnes. Le mode de gouvernance clientéliste et la reproduction de groupes politiques dépourvus d’une vision claire, partagée par les populations, sur le développement du pays, sont à l’origine d’une certaine désaffection des citoyens à l’égard de la chose publique. Le manque d’éthique et d’oubli de soi, le népotisme, le « clanisme » et les autres pratiques de mal gouvernance perdurent, alors que les Sénégalaises et Sénégalais s’étaient clairement prononcés contre tous ces maux le 25 mars 2012.
Mais les manœuvres habituelles ne pouvant durer éternellement, méfiez-vous, chers politiciens professionnels, car, comme le dit l’adage : « à force de tirer sur la corde, elle finit par se casser ».
Mohamed Sall Sao est ancien conseiller au B.O.M., expert des Nations Unies.