Coincés dans le pays depuis le début de la pandémie de Covid-19, certains VIP, qui avaient l’habitude de se rendre à l’étranger, même pour des check-up, ont dû se rendre compte des dures réalités du système sanitaire national.
Il y a un virus pire que le coronavirus. C’est l’absence de structures de santé en quantité et en qualité suffisantes. Pour bénéficier d’une prise en charge optimale, elles sont nombreuses, les personnalités sénégalaises et africaines, à se rendre en Europe ou dans les pays maghrébins. Parfois avec le concours des maigres ressources publiques. Pour ceux qui sont assez nantis, mais pas suffisamment pour se rendre à l’étranger, beaucoup préfèrent se faire interner dans le privé, plutôt que de se rendre dans les hôpitaux publics perçus – à tort ou à raison – comme des mouroirs.
Pourtant, à en croire nombre de nos interlocuteurs, on peut tout reprocher au système de santé sénégalais, sauf des personnels compétents. Secrétaire général du SDT-3S (Syndicat démocratique des travailleurs de la santé et du secteur social), Cheikh Seck affirme : ‘’Nous avons de très bons médecins au Sénégal. Il suffit de voir les concours d’agrégation pour s’en convaincre. Ce qui se pose, c’est surtout un problème de gouvernance. Par exemple, sur les 20 ou 30 dernières années, l’Etat, à l’exception de cette année en cours, n’a jamais dégagé des milliards, dans son budget, pour construire un hôpital de niveau 3. C’est cela le véritable problème de notre système. L’Etat ne met pas assez de moyens et il les répartit très mal.’’
Pour le budget en cours, a-t-il néanmoins tenu à préciser : ‘’Une enveloppe a été dégagée pour le volet construction de quatre hôpitaux : notamment à Saint Louis, Kaffrine et Sédhiou. Le syndicaliste de rappeler que n’eût été l’appui des Espagnols, Chinois et Saoudiens, le Sénégal n’aurait pas aujourd’hui Pikine, Ziguinchor, Fatick, Diamniadio et Dalal Jamm.
‘’Docteur, est-ce que vous consultez en privé ?’’
Mais le mal semble très profond. Au-delà du déficit des investissements, il y a une véritable crise de confiance à l’endroit des hôpitaux sénégalais, particulièrement de l’hôpital public. Dans notre édition du 26 mai, le Pr. Abdoul Kane, Chef du Service cardiologie de l’hôpital Dalal Jamm, revenait sur les maux du système de santé publique. Il disait : ‘’Certains patients vous demandent systématiquement : ‘Docteur, est-ce que vous consultez en privé ?’ Parce qu’il y a un problème d’organisation, des mesures d’hygiène qui ne sont pas respectées, des équipements qui tombent régulièrement en panne… C’est un environnement qui laisse vraiment à désirer. Ce qui pousse certains patients ayant les moyens à aller se faire soigner ailleurs.’’
Désorganisées, malpropres, sous-équipées, des machines qui tombent régulièrement en panne, les structures publiques de soins se trouvent dans un état plus que comateux. Il faudrait les renforcer, soulignait le Pr. Kane, les rendre plus attractives, avec des cadres plus attrayants. Et d’ajouter : ‘’Il faut nécessairement un changement de vision et de paradigme. Nos autorités doivent comprendre que la santé doit être abordée dans une approche holistique, multisectorielle. La santé, ce n’est pas seulement une affaire des professionnels de la santé ; c’est un problème de toutes les populations.’’
Au Sénégal, faisait-il remarquer, ‘’il n’y a aucune spécialité, je dis bien aucune, où on est optimal de A à Z. Je peux donner le cas de la cardiologie où on est quand même assez avancé. On ne peut résoudre tous les problèmes de nos patients, parce que nous n’avons pas tous les outils. Nous ne pouvons pas opérer tous les malades que nous devons opérer. Nous ne pouvons pas prendre en charge correctement tous les patients. Et ce qui est valable pour la cardio l’est également pour la neurochirurgie, la pneumologie, la réanimation, pour toutes les spécialités. Et c’est inadmissible’’.
Maintenant, s’empressait-il d’ajouter, cela ne veut pas dire qu’il faudrait négliger la prévention au niveau communautaire. D’après le cardiologue, il faudrait, à ce niveau aussi, changer de paradigme. ‘’Il faut que toute la pyramide soit animée, de la base jusqu’au sommet. Parce que la santé, c’est un tout. C’est ainsi seulement que nous pourrons avoir un système performant qui n’aura rien à envier aux autres’’.
Abondant dans le même sens, Cheikh Seck estime que l’Etat s’est souvent trompé de priorité, en dégageant des investissements énormes pour des maladies qui ne sont souvent pas prioritaires. ‘’Par exemple, à un moment, dans un hôpital de la place, on a dégagé des dizaines de millions pour acheter un matériel rarement utilisé. Au même moment, il y avait des services très fréquentés qui peinaient à avoir les millions qu’ils réclamaient et qui sont nécessaires pour leur fonctionnement’’, souligne-t-il.
Plateaux au rabais, personnels insuffisants, conditions d’hygiène peu reluisantes
En fait, le syndicaliste ne veut pas accorder toute son attention à la question des évacuations qui ne concernent qu’une minorité de riches et de gens proches des décideurs. Alors que le pays peine même à prendre en charge certaines pathologies, comme les maladies tropicales qui font plus de ravages. Il déclare : ‘’Le problème, ce n’est pas de faire des dépenses somptuaires pour satisfaire des groupuscules ou des lobbys. En politique de santé, il faut savoir ce que l’on veut, en se basant sur des critères objectifs. Il s’agit de voir quels sont les besoins de nos populations. Par exemple, il y a les maladies tropicales qui font beaucoup de dégâts dans certaines zones. Il y a, par exemple, la bilharziose dans certaines zones comme Richard-Toll, les maladies diarrhéiques, la mortalité maternelle dans les zones reculées, la rougeole… Voilà les problèmes de santé publique qu’il faudrait prendre en charge en urgence.’’
Dans la même veine, M. Seck fustige le dénuement dans lequel se trouvent certains services essentiels. Il explique : ‘’Il y a, d’une part, les maladies chroniques comme la cardiopathie, le diabète… D’autre part, il y a les accidentés de la circulation qui peuvent avoir des TCE (traumatisme crânien encéphalique) qui sont dans le coma et qui ont besoin d’une assistance. Est-ce qu’il y a suffisamment de médecins réanimateurs ? Y a-t-il suffisamment d’urgentistes ? Y-a-t-il suffisamment de salles de réanimation ? Ce sont des choses qu’il faut revoir et renforcer. Il n’y a pas que le problème des évacuations.’’ Dans toutes les régions, plaide-t-il, il faut des unités de réanimation et d’urgence aux normes.
Ce qui est loin d’être le cas. Même à Dakar, les déficits s’avèrent criards. Le syndicaliste affirme : ‘’Si vous allez à l’unité d’urgence de l’hôpital Grand-Yoff, par exemple, aujourd’hui, il n’y a que 4 lits. Autant en urgence chirurgicale. Je ne parle pas de la réanimation. Pour les grands brûlés, seul l’hôpital Principal répond aux normes. Nous avons de sérieux problèmes. Il faut des structures de référence au moins dans chaque région. Ce n’est pas normal que les populations de Ziguinchor soient évacuées vers Dakar pour se faire prendre en charge. Elles doivent disposer de toutes les commodités dans leur région.’’
En ce qui concerne le problème des évacuations, il indexe surtout un manque de confiance. ‘’En vérité, soutient-il, pour la plupart des cas, c’est juste un problème de confiance qui se pose. Certaines personnalités font plus confiance en l’expertise étrangère qu’au système qu’elles ont mis en place. Moi, je pense qu’il n’y a pas de maladie que nos médecins ne peuvent pas prendre en charge dans ce pays. Soixante-dix pour cent des gens qui vont à l’étranger le font de leur propre gré’’.
En tout cas, la facture est souvent très salée pour le budget de l’Etat. Elle se chiffre à des centaines de milliards F CFA chaque année. A en croire le docteur anesthésiste-réanimateur Oumar Boun Khatab Thiam, plusieurs facteurs peuvent expliquer la préférence de certains Sénégalais pour l’expertise étrangère. ‘’D’abord, nous avons des plateaux techniques très limités. Ensuite, il y a des gens qui partent pour leur propre plaisir. Ce sont souvent des VIP qui n’ont pas confiance au système de santé sénégalais. Parfois aussi, parce qu’ils souhaitent garder la discrétion autour de la maladie. En Europe, personne ne se soucie de leur bulletin de santé, alors qu’ici, on est très vite stigmatisé. Le coronavirus en est une illustration parfaite’’.
En vue de renforcer la confiance, il préconise que ‘’les autorités doivent investir davantage dans le système, pour des hôpitaux de haut niveau’’.
Revenant sur ce problème de confiance, Cheikh Seck ironise : ‘’Est-ce que vous avez vu des personnes aller à l’étranger pour se faire soigner, depuis cette histoire de Covid ? Elles ne partent plus.’’ Saisissant la balle au bond, on rétorque : N’est-ce pas ce qui explique les disparitions devenues fréquentes de ces personnalités ? Le syndicaliste botte en touche. ‘’Ce n’est pas du tout à cause de cela. Nous n’avons pas de problèmes de compétence dans ce pays. Même si, parfois, les moyens font défaut’’, signale-t-il.
Une prise de conscience s’impose
Dans tous les cas, la pandémie de Covid-19 aura mis à nu les déficits énormes du système de santé. L’heure, selon le docteur Oumar Boun Khatab Thiam, doit être à la prise de conscience commune. ‘’Comme on dit : à quelque chose malheur est bon. Avec l’avènement de cette pandémie, nous devons tous prendre conscience. D’abord, les autorités qui doivent mettre beaucoup plus d’argent dans le secteur. Ensuite, les populations qui sont aujourd’hui contraintes à rester dans le pays. Nous devons faire confiance à notre système de santé, comme nous faisons confiance en notre justice, en nos forces de l’ordre… Je pense que la pandémie aurait dû aider dans ce sens’’.
Selon lui, il urge de relever le plateau technique, redéfinir les priorités. Mais le problème, ce n’est pas seulement des machines. Donnant l’exemple de la réanimation, il explique : ‘’Une réanimation sans biologie, sans radiologie permanente et disponible pour vider le réanimateur, est vouée à l’échec. Un réanimateur, c’est comme un pilote dans un avion. Si vous n’avez pas une tour de contrôle, vous n’irez nulle part. Et la tour de contrôle, c’est le biologiste. Et il y a des déficits criards sur ces plans. Par exemple, la plupart de nos structures, même les plus équipées, sont confrontées à un problème de gazométrie. Même en néphrologie, quand elles ont besoin de faire un bilan, elles sont obligées de sous-traiter à des structures privées. Non seulement cela a un coût, mais aussi, il faut attendre plus longtemps pour disposer des résultats. Or, parfois, on est dans une course contre la mort.’’
L’ancien chef du bloc opératoire du Service urologie de l’hôpital Le Dantec renchérit : ‘’A mon avis, cette crise devrait constituer un déclic. Malheureusement, on risque de passer, encore une fois, à côté.’’
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