CONTRIBUTION
Avec le discours du Président, la lutte contre la Covid-19 est plus que jamais mise à l’épreuve du temps, du génie du virus et de la confrontation accrue entre les logiques médicales et les logiques économiques.
Le 29 juin 2020, le ministère de la Santé et de l’Action sociale faisait état de 6998 cas positifs à la Covid-19 et 108 cas de décès, total des cas notifiés depuis le 02 Mars 2020, date de la survenue de l’épidémie dans notre pays. Le même jour à 20 heures, le Président de la République du Sénégal à l’occasion d’un discours adressé à la Nation, informait les citoyens de sa décision de lever l’Etat d’urgence et le Couvre-feu. Avec cette décision, il devenait évident que la lutte contre la Covid-19 avait quitté le registre étroit de la relation entre le Corps médical et les malades auquel il est resté cantonné au début de l’épidémie, pour s’installer avec le temps sur une scène beaucoup plus complexe sur laquelle les acteurs se sont multipliés. Cette contribution articulée autour de cinq points, s’attachera d’abord, à analyser comment ces acteurs peuvent construire différentes configurations qui du plus simple au plus large caractérisent cette lutte, ensuite, comment ces dernières peuvent contribuer à l’épuisement des stratégies qui ont sous tendu depuis le début la lutte contre la Covid-19.
1 – Le génie évolutif du virus
Tout indique aujourd’hui que la Covid-19 est active, animée en cela par les trois forces motrices que sont la contagiosité du virus, les porteurs asymptomatiques et l’environnement socioculturel du Sénégal notamment en milieu urbain. Il faut savoir que la seule raison d’existence pour les virus est la perpétuation de l’espèce par le biais de la reproduction ; cette dernière ne peut se faire qu’à l’intérieur des cellules qu’ils infectent. Cette dépendance va façonner la capacité d’adaptation des virus, c’est-à-dire leur capacité à se plier aux exigences du milieu. Le changement de plan d’existence c’est-à-dire le changement d’information génétique donc la mutation, est à l’origine de l’adaptation. La propagation du coronavirus suscite l’inquiétude à cause de sa capacité à muter et à se transmettre rapidement entre les humains. En principe les personnes infectées pour la première fois par le virus, vont heureusement pour la plus grande majorité survivre et développer une immunité contre ce virus qui va durer plusieurs mois ou plusieurs années ou toute la vie. La population infectée va constituer une barrière à la transmission par rapport à la vague suivante. De fait, si le nombre de personnes protégées de l’infection est suffisamment élevé, le virus disparaît de cette population. Lorsque ce nombre de personnes infectées est insuffisant, ou que l’immunité individuelle elle-même n’est pas solide, on peut alors constater une circulation du virus avec un passage de l’épidémie à une épidémo-endémie, ce qui est le cas dans notre pays, ou alors l’émergence d’un virus muté, ce qu’il faut craindre. Cette particularité rend difficile la fabrication d’un vaccin. Personne ne peut prévoir aujourd’hui le temps que durera l’épidémie au Sénégal et la pandémie au niveau mondial. Cette dernière pourra durer aussi longtemps qu’on n’aura pas trouvé un vaccin ou un médicament très efficace. On a toutes les raisons de croire que ce virus s’est installé dans la population et y restera même lorsque la pandémie sera terminée. Avec le temps le virus devient un ennemi familier avec conséquemment une lassitude et un relâchement dans les mesures de lutte. S’agissant des épidémies d’origine virale, l’incertitude doit être vécue comme un risque et l’inattendu doit être attendu avec beaucoup de vigilance. Ces principes justifient que les autorités sanitaires puissent prendre toutes les mesures possibles pour répondre de façon optimale à une éventuelle vague.
2 – La saturation du Système de prise en charge.
La très forte contagiosité de la maladie est responsable d’une diffusion importante du virus, de ce fait, les personnes atteintes par cette affection doivent être isolées avec la nécessité pour certaines d’entre elles d’une réanimation intensive. Les équipements qui doivent être mobilisés dont les respirateurs, pour la prise en charge de des malades porteurs de la Covid-19 n’ont pas dans un premier temps permis de couvrir même pas le dixième des besoins estimés. Il a fallu non seulement détourner la presque totalité des ressources du secteur de la Santé au profit du Programme de lutte contre cette épidémie. Malgré les efforts importants qui ont été consentis, il est toujours à craindre une inadéquation entre la charge en soins occasionnée la maladie et la capacité de prise en charge des malades par nos structures de prise en charge. L’incidence croissante du nombre de suspects a obligé le Ministère de la Santé et de l’Action Sociale à évoluer par rapport aux stratégies mises en oeuvre pendant les deux premiers mois (hospitalisation systématique des patients porteurs de Covid-19). Il reste que le virus semble s’installer durablement et on peut se demander jusqu’à quand le Sénégal pourra-t-il disposer d’assez de ressources pour héberger dans les hôtels tous les sujets positifs. Il y a aujourd’hui un monde parallèle dans lequel seule l’épidémie existe, et qui a la capacité à rendre invisible tous les autres problèmes concomitants de santé publique. Cette situation nous confronte à des problèmes éthiques importants, en effet, n’oublions pas que la première cause de mortalité au Sénégal est constituée par les maladies cardiovasculaires. Sous ce rapport, nous avons été souvent amenés à questionner notre Système de santé par rapport aux exigences d’équité et de solidarité qu’il est censé porter. Nous nous sommes aussi souvent demandé si le cancer et les maladies cardiovasculaires ne méritaient pas la même attention que la Covid-19, maladie dont le taux de létalité est de 1, 11/100 et à qui on a alloué une grande partie des 1000 milliards de Francs Cfa destinés à la santé. On pensait que la santé de par les enjeux qu’elle cristallise et par la neutralité qu’elle est supposée détenir, semblait être la plus légitime pour proposer une conception des rapports internationaux fondés sur les droits de l’homme. Il est évident aujourd’hui que ce n’est pas le cas comme le prouve l’inaccessibilité prévisible des médicaments et du vaccin contre la Covid-19. Cette dernière comme marqueur de l’ordre international est probablement la manifestation la plus profonde, mais aussi la plus symbolique de l’inscription de la mondialisation dans le domaine de la santé. Cette crise a décrédibilisé les grandes visions politiques en matière de santé.
3 – La difficulté et même l’impossibilité aujourd’hui de subordonner toute l’organisation sociale à la rationalité médicale (confinement)
Avec la certitude d’une Covid-19 active dont la dynamique communautaire s’extériorise chaque jour par des cas, il faudra s’attendre pendant plusieurs mois encore à la notification de cas positifs. L’importance des risques aurait du subordonner toute l’organisation sociale à la rationalité médicale. Dans un contexte d’imprévisibilité et de d’incertitude avec le risque toujours d’une nouvelle vague, le principe de précaution et l’exigence de sécurité pour la collectivité, auraient dû imposer la mise en œuvre de toutes les mesures susceptibles de briser la chaine de transmission, même si on sait que ces mesures ne sont pas toujours compatibles avec les principes démocratiques. Aujourd’hui avec le contexte actuel, la seule stratégie qui aurait dû s’imposer à nous est le confinement, c’est-à-dire la seule mesure qui peut si elle est associée aux mesures barrière peut permettre de diminuer la circulation de la Covid-19, mais aussi des cas graves, c’est à dire finalement diminuer la pression sur le Système de soins. Il reste que les conséquences psychologiques et sociales importantes, rendent difficiles la mise en œuvre du confinement d’autant plus que l’acceptabilité de cette mesure dépend en grande partie des mesures d’accompagnement que prend l’Etat ; sous ce rapport, on connait les difficultés opérationnelles liées à la Force- Covid. Le Chef de l’Etat après lecture des stratégies médicales en cours à la loupe du contexte économique et socio-culturel a pris des mesures visant à éviter qu’un drame économique succède à un drame sanitaire. Aujourd’hui, il est facile de percevoir les mouvements par lesquels les logiques économiques et sociales sont en jeu au niveau national. Il est facile par ailleurs d’évaluer l’importance des pertes que cette pandémie a infligées à notre économie ; ce qui a accru la pauvreté qui était déjà endémique au Sénégal. Il y a un nombre important de sénégalais qui travaillent dans le Secteur Informel, qui sont déjà impactés par la crise mais qui le seront beaucoup plus par un éventuel confinement. Aujourd’hui, à cause des difficultés que les sénégalais éprouvent et à cause aussi de la déception qu’ils ont eue du fait de l’évolution négative de cette crise, il y a une frange importante d’entre eux qui exprime sa défiance devant des initiatives institutionnelles comme le confinement.
4 – La diminution avec le temps de la volonté des sénégalais d’appliquer les «mesures barrière»
Selon la définition qui en est donnée par l’Oms la santé est «un état complet de bien6être physique, mental et social, et qui ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité». Cette définition qui invite à la considérer comme le résultat de processus plus complexes, reflète sa dimension multifactorielle et les interactions entre ses différents déterminants (médicaux, économiques, psychosociaux). Dans ce contexte, pour comprendre le comportement des sénégalais vis-à-vis de l’épidémie, il faut une articulation beaucoup plus fine entre les modèles épidémiologiques et les modèles socioéconomiques, une articulation qui permette d’aller bien au-delà des facteurs de risques classiques mais qui donne la possibilité de considérer chaque personne, comme membre d’une entité collective mais aussi, comme acteur qui navigue au gré des différentes appartenances. Si l’exposition aux risques peut être alors considérée comme relevant du libre-arbitre des individus, cependant la stratification sociale très marquée de la prévalence des comportements à risque tend à démontrer que les enjeux sont avant tout systémiques. Une lecture du problème épidémique sous la loupe des inégalités sociales permettrait de comprendre que certains déterminants sociaux tels que le niveau d’éducation, la culture, la pauvreté influencent plus que tout autre déterminant dans le fait d’être ou non respectueux des mesures barrière. En effet, dans le contexte de crise économique dans laquelle nous sommes, les populations ne songent guère à faire figurer ces mesures de prévention au premier plan de leurs priorités, comment une population aussi accablée pourrait – elle trouver la motivation nécessaire pour prendre une part active à la lutte contre l’épidémie de Coronavirus ? Cette lecture permet de comprendre l’importance des choix politiques tendant à réduire les disparités existantes dans le secteur du social et visant l’instauration d’une société plus juste et équitable, par la promotion d’une logique de droit : droit à l’éducation, droit au travail, droit aux logements salubres et confortables, droit à des lieux de vie assainis, droit à des systèmes de protection sociale etc. Ce faisant, et dépassant le seul pilotage du système de santé, cette option permet d’élargir le champ de la politique de lutte contre les épidémies, pour appréhender l’ensemble des déterminants de la santé et placer cette dernière à la croisée de toutes les politiques publiques. Les inégalités sanitaires en termes de risques de contamination par rapport à un virus comme celui de Covid-19, qui sont observées au Sénégal, participent donc de logiques surtout d’ordre socioéconomique, mais les dynamiques qui sont à l’œuvre au sein de ce système de détermination très ample sont extrêmement diversifiées.
5 – La transformation des Masques en « attrape- virus »
Dans le cadre de la lutte contre la Covid-19, la question de la généralisation de l’utilisation des masques par la population sénégalaise dans l’espace public a été rendue obligatoire par les autorités sénégalaises. L’objectif de cette mesure était une protection mutuelle des sénégalais. L’Oms souligne les avantages en termes de protection du port du masque par la collectivité aussi bien en espace ouvert que clos. L’impact de cette mesure dans la réduction de la transmission du virus Sars-CoV-2 est discuté, des études ont montré une réduction modérée, cependant non significative des infections respiratoires par le port de masque en communauté. Pour ce qui est des masques alternatifs utilisés massivement dans notre pays, les conditions de fabrication et la qualité du matériel utilisé ne permettant pas très souvent de combiner capacité de filtration et respirabilité suffisantes ; leur efficacité épidémiologique n’est pas par ailleurs certaine. Les sénégalais ne respectent pas toujours leurs conditions d’utilisation et d’entretien et ces masques deviennent souvent des «attrape-virus» qu’on ramène à la maison. Par ailleurs, nombre de sénégalais ne mettent le masque que quand ils voient l’autorité. Le port de masque confère souvent un sentiment de fausse sécurité et donc de relâchement des mesures barrières et de distanciation. Il faut multiplier les messages au niveau des différents supports médiatiques surtout la télévision, en utilisant des messages simples portant sur les précautions d’utilisation, accompagnés d’un rappel sur l’importance du respect des mesures barrière.
Professeur Oumar FAYE
Ancien Directeur de la Santé
Ancien Directeur de la Prévention Individuelle et Collective
Ancien Chef du Service National de l’Education pour la Santé
Ancien Chef du Service National des Grandes endémies