Le chef de l’Etat est prévenu. L’enseignant Jean Charles Biagui affirme que ce débat est potentiellement crisogène. C’est pourquoi il invite Macky Sall à tirer les leçons du 23 juin 2011.
Le peuple s’est soulevé contre la troisième candidature de l’ancien président Abdoulaye Wade. En conséquence, Jean Charles Biagui met en garde le président Macky Sall contre toute volonté de briguer un troisième mandat contrairement aux dispositions de la constitution. Il affirme que ce débat que le pouvoir cherche à instaurer nous ramène en arrière sur le plan démocratique. Pire, selon lui, il est potentiellement crisogéne. «Le pouvoir devrait tirer les leçons du 23 juin 2011 afin d’éviter que les mêmes causes produisent les mêmes effets», prévient Jean Charles Biagui qui pense que le régime va certainement entretenir «inutilement» le débat pour le reste du quinquennat.
«On risque de reléguer au second plan l’affaire dite des 94 milliards ou les contrats pétroliers»
Le constitutionnaliste Ndiogou Sarr (voir par ailleurs), Moustapha Diakhaté, l’ancien ministre de la Justice Ismaël Madior Fall, Seydou Guèye, ancien porte-parole de l’Apr ont dit que Macky Sall ne peut pas briguer un troisième mandat en 2024. Mais le chef de l’Etat semble être dans une logique de vouloir se représenter, surtout eu égard au limogeage de Sory Kaba. Cependant, Jean Charles Biagui, enseignant à la Faculté de droit, politiste et spécialiste des questions internationales, affirme que le fait que les acteurs politiques du pouvoir précités se soient prononcés pour dire que Macky Sall ne pourra pas se représenter n’a pas spécialement d’intérêt. «Nous savons que dans la lettre et l’esprit de la charte fondamentale, il n’est pas possible de faire plus de deux mandats consécutifs», assène le politiste. En outre, il craint que la question du mandat, si on n’y prête attention ne relègue au second plan toutes ces autres questions urgentes liées à la gouvernance comme l’affaire dite des 94 milliards ou celles liées aux contrats pétroliers. «Il est d’ailleurs légitime de se demander s’il n’y a pas une volonté de certains acteurs politiques de divertir l’opinion publique sénégalaise», souligne le politiste.
«Il y a manifestement une volonté du pouvoir d’entretenir le flou, de sonder et de préparer l’opinion publique à l’éventualité d’un troisième mandat»
En outre, Jean Charles Biagui accuse le pouvoir en place de chercher à semer le doute dans la tête des Sénégalais. «Il y a manifestement une volonté du pouvoir d’entretenir le flou, de sonder et de préparer l’opinion publique à l’éventualité d’un troisième mandat», dit-il. Toutefois, Jean Charles Biagui affirme qu’à vrai dire, cette situation n’est pas surprenante dans un environnement politique dans lequel la culture démocratique n’est pas suffisamment forte. Il souligne que dans notre pays, au-delà des institutions politiques, les faits montrent que toutes nos institutions sociales connaissent un déficit de culture démocratique. «Dans notre société, lorsque les individus possèdent une parcelle de pouvoir, ils ont souvent tendance à vouloir s’y agripper comme s’il s’agit d’un bien privé. Dans nos communautés, nos quartiers, nos églises, nos mosquées, nos administrations, nos universités…, les individus qui dirigent manquent souvent de culture démocratique. Le problème est donc sociétal», constate l’enseignant. Puis il ajoute : «Nous n’avons pas encore suffisamment intériorisé l’idée selon laquelle, le renouvellement des élites est un impératif dans un système démocratique. Dans l’ensemble de notre société, nous acceptons difficilement le pluralisme des idées».
Par ailleurs, Jean Charles Biagui indique que ce qui est une constante dans le système politique sénégalais, c’est que ses acteurs ne parlent que d’élections. C’est ce qu’il nomme l’électoralocentrisme du système politique au Sénégal. «Les élections sont pratiquement une fin en soi», dit-il. Et de se désoler du fait qu’au lieu de proposer des politiques publiques adéquates en mesure de changer le quotidien des populations parmi les plus pauvres de la planète, les gouvernants sénégalais mobilisent leurs énergies à la préparation des conditions permettant d’imposer une candidature. Et ce qui est d’autant plus regrettable, dit-il, c’est que certains organes de la presse sénégalaise sont instrumentalisés dans cette stratégie de communication visant à légitimer la candidature de Macky Sall à la prochaine élection présidentielle. «Pour quelles raisons, la presse sénégalaise doit-elle toujours se focaliser sur les thèmes suggérés par les hommes politiques», s’interroge le politiste.
Par ailleurs, l’enseignant juge regrettable le fait de revenir sans cesse sur la question de la dévolution du pouvoir, sur la question du mandat présidentiel en particulier. Mais à l’en croire, cela traduit, s’il en était encore besoin, l’état de notre démocratie. «De mon point de vue, un système politique dans lequel les acteurs politiques les plus en vue interprètent comme ils l’entendent les règles et les modalités du jeu démocratique, et où celles-ci ne font l’objet d’aucun consensus fort ne peut pas être considéré comme un système démocratique», regrette Jean Charles Biagui.
En outre, il souligne que l’interdiction faite aux responsables de l’Apr de manifester leurs ambitions prouve que l’Apr tout comme la majorité des partis politiques sénégalais, est un parti politique centralisé autour de la personne du chef. «Tout part du chef et tout revient au chef. Aucune ambition n’équivaut l’ambition de ce chef», affirme l’enseignant de l’Ucad qui trouve «curieux» qu’un parti se réclamant du libéralisme adopte des méthodes dignes d’un système autoritaire. D’après lui, une organisation dans laquelle les membres n’ont aucune ambition politique peut difficilement être considérée comme un parti politique. «Même dans l’éventualité d’un autre mandat qui de mon point de vue ne respecterait pas l’esprit et la lettre de la constitution sénégalaise, les ambitions politiques des uns et des autres ne doivent pas être tues. Il est clair que cette interdiction faite aux responsables du parti au pouvoir de ne pas se mettre dans la posture d’un candidat à la prochaine élection présidentielle ne permet pas de clore le débat», soutient Jean Charles Biagui, ajoutant que cela traduit la personnalisation de l’Apr.
Salif KA &Charles G.DIENE