CONTRIBUTION
Dakar, Ndakaaru ou Dëkk Raw (le pays refuge), capitale sénégalaise, est la terre des Lébu, peuple que distinguent son sens de l’hospitalité et de l’honneur. C’est tout le sens des propos du Seriñ Ndakaaru Elimane Diol, dans une correspondance en date du 18 mai 1847 adressée au Damel Maïssa Tenda Dior qui avait fait arrêté des missionnaires habitant le pays lébu : «En arrêtant les deux missionnaires sur tes terres, tu as fait tort, non au gouverneur de Saint-Louis, ni au roi de France, mais à moi Elimane, parce qu’ils habitent dans mon territoire. Je suis la même religion que toi, mais je n’ai pas fait emprisonner les missionnaires. Je les ai laissés libres. Si les Maures qui demeurent au Cayor venaient à Dakar, serais-tu content si je les faisais arrêter et tuer ? Si tu gardes un seul mouchoir des missionnaires, je suis décidé à te faire une guerre de trente ans». Quelques années plutôt, son prédécesseur, le Seriñ Ndakaaru Matar Diop, avait ainsi répliqué aux Français qui lui demandaient de livrer le prédicateur musulman Ndiaga Isseu, dit Serigne Koki, qui s’était mis sous leur protection suite à une bataille perdue contre les Français dans le Waalo : «Je ne peux chasser ni livrer un malheureux qui vient se mettre sous la protection du pays ; car cela est inhumain et contraire aux principes de notre religion». Ce que conforte l’Imaam Raatib, Alioune Moussa Samb, pour qui, être Lébu, ce n’est pas qu’une question de sang, c’est surtout un état d’esprit respectueux de l’homme et de ses droits, ouvert aux mondes visible et invisible, un comportement. Au nom des valeurs précitées, le peuple lébu, à travers ses dignitaires, est intervenu auprès du colonisateur pour que les conditions de détention sur leurs terres du Cheikh Ahmadou Bamba soient révisées.
Du cachot étroit au Pénc de Cëddéem
On raconte que Serigne Touba arriva à Dakar à jeûn, à l’heure où le soleil déclinait. Le cargo dénommé Ville de Pernambouc, plus connu sous le nom Cap Lopez, devant assurer son transfert au Gabon, étant en retard, le gouverneur Mouttet ordonna son emprisonnement dans un cachot étroit, obscur, infesté d’insectes et parsemé de toutes sortes d’objets usagés, situé au Camp Dial Diop, derrière l’hôpital Aristide Le Dantec, de son premier nom Hôpital Indigène. En y entrant, dit-on, sous la poussée des gardiens, le Cheikh trébucha ; et un objet tranchant lui traversa littéralement le pied. Malgré ses souffrances, il fit une prière de deux raakat, récita les sourates «Bakhara» (La Génisse) et «Ali Imran» (La Famille d’Imran)… Là-bas, révèle la tradition mouride, il reçut la visitation de Grands Saints de l’Islam, dont sa mère, la Sainte Mame Diarra Bousso. Làbas, il reçut des dons immenses de la part de son Seigneur. Il martèle d’ailleurs : «Lorsque je songe à ce qui fut décidé, à ce Gouverneur et à ce cachot, me prend aussitôt l’envie de combattre par les armes ; mais Celui qui efface les péchés (le Prophète) m’en dissuade… »
Informés de l’affaire, nous apprend la tradition conservée par les populations autochtones de Dakar, les dignitaires lébu s’en désolèrent et dépêchèrent auprès du Gouverneur une forte délégation conduite par Ibra Bineta Guèye Mbengue, leur porte-parole, auprès de l’autorité coloniale. Il lui tint les propos suivants : « Nous avons appris que vous retenez en détention un chef religieux du nom de Serigne Touba. Nous ne venons pas discuter avec vous des raisons de sa détention. Nous voulons seulement que vous respectiez la réputation de terre d’accueil et d’hospitalité de notre terroir qui a eu à bien vous accueillir par le passé. Alors, permettez à l’homme que vous détenez, et sur lequel l’opinion raconte tant de bonnes et belles choses, de venir loger chez nous et de jouir de notre hospitalité jusqu’au moment où vous aurez besoin de lui. Nous nous portons garant de sa sécurité».
Le Gouverneur, en homme avisé, accéda à la requête des Lébu. Au sortir de la cellule infecte du Camp Dial Diop où il a souffert le martyr sans jamais se plaindre, avec comme seules consolations ses actes de dévotion et ses visions mystiques, Serigne Touba séjourna donc jusqu’à son départ en exil, le 21 septembre 1895, au Pénc de Cëddéem où Ibra Bineta Guèye l’avait confié aux bons soins de son épouse Anna Diakhére Faye, une bonne dame, pure et pieuse qui préparait ses repas, s’occupait de l’eau de ses ablutions, etc. Il les cite nommément dans son ouvrage intitulé «Jazaou Zakoor» où il raconte les péripéties de son voyage au Gabon. Pendant son séjour au Pénc de Cëddéem, Serigne Touba passait la journée à Mbenguéne sur la rue El Hadj Mbaye Guèye (ex Sandiniéry) x Jaraaf El Hadj Amadou Assane Paye (ex Valmy) et la nuit à Diagnéne situé un peu plus loin sur la même rue, en allant vers l’avenue Emile Badiane (ex Jauréguiberry).
La canne miraculeuse de Ibra Bineta Gueye Mbengue
Pour tester les pouvoirs mystiques attribués au Marabout, Ibra Bineta Guèye, dit la tradition locale, un fin connaisseur des mystères, fit semblant d’oublier auprès de son hôte, après une visite, sa canne magique que deux gros gaillards ne parvenaient pas à remuer et qu’un initié soulevait difficilement. A peine lui eut-il tourné le dos que, Serigne Touba, tenant la canne du bout des doigts, le lui tendit, puis lui dit à peu près ceci : «Je te remercie, toi et ton peuple, pour tout ce que vous avez fait pour moi. Mais, je t’en prie, déterre le talisman que tu as enterré dans la cour de ta maison pour empêcher mon départ au Gabon. Sache que je pars volontairement et de bon coeur pour accomplir une mission que Dieu m’a confiée.» Or, c’est seul avec Dieu, dans le secret de la nuit, loin des regards indiscrets, qu’Ibra Bineta Guèye avait enterré ce talisman. Définitivement convaincu des pouvoirs du Grand Marabout et de sa sainteté, il l’aima davantage, sollicita ses prières pour lui-même, pour sa famille, pour son peuple et sa cité, lui souhaita un bon voyage et lui promis ses prières ainsi que celles de sa communauté.
Une autre version de l’histoire dit que la première rencontre entre Serigne Touba et Ibra Bineta Guèye eut lieu dans la piteuse cellule du Camp Dial Diop. Car le Gouverneur, exigeant des garanties avant de remettre «son prisonnier» entre les mains des Lébu, Ibra Bineta, le chef de délégation, exigea de voir en tête à tête l’homme pour qui ils se porteront garant.
Dés qu’ils se virent et se parlèrent, ils se vouèrent respect et estime réciproque. C’est là-bas, disent les tenants de cette thèse que se produisit le miracle de la canne. Quant au talisman enterré, les tenants de cette thèse disent qu’il l’était depuis plusieurs années déjà dans la cour de sa demeure, et qu’Ibra Bineta proposa à Serigne Touba son déterrement qui le sauverait à coup sûr des mains des Blancs. Proposition qu’il refusa avec déférence, lui rappelant, à l’occasion, que Dieu était son seul refuge. La tradition locale parle aussi d’une prière que Serigne Touba aurait formulée pendant son séjour dakarois au profit de la mosquée de Cëddéem, sur demande des populations, et qui aurait été aussitôt exaucée. Elle rappelle aussi cette promesse qu’il aurait faite aux enfants du quartier venus se plaindre à lui de leur solitude, que viendra une époque où, de tous les coins du Sénégal, des hommes et des femmes accourront vers cette contrée. La même promesse, dit-on, avait été faite auparavant par Cheikhna Cheikh Saadhbou et Mame El Hadj Malick Sy.
Le pacte d’amitié liant la Collectivité Lébu et la Communauté mouride, Dakar et Touba
Ce sont ces nuits dakaroises, au nombre de 3 ou bien plus ou moins selon la source, et dont les péripéties spirituelles, le symbolisme et la haute valeur mystique ne sont pas l’objet de cet article ni ne sont de nos compétences, qui scellèrent définitivement le pacte d’amitié liant la Collectivité lébu et la Communauté mouride, Dakar et Touba. Pacte que Cheikh Saliou Mbacké a vivifié lors d’une visite à Touba d’une délégation des dignitaires et notables de Cëddéem dirigée par son chef de Pénc, Mamadou Mbengue Medoune, petit-fils d’Ibra Bineta Guèye, sur son invitation au début de son khilaafat, après qu’il eut dépêché une délégation à Dakar pour rencontrer la famille d’Ibra Bineta Guèye à Mbenguéne. A l’occasion de cette visite, le 5e Khalife offrit au Pénc un terrain de 1500 m2 à Touba. Ce sont ces 3 nuits que célèbrent depuis maintenant une vingtaine d’années, le pieux talibé mouride, Baye Ndiouga Dieng, et ses amis, au sein d’une association dénommée «Kureel Giy Maggal Ñetti Guddi Ndakaaruyi », avec la bénédiction de Cheikh Saliou Mbacké et des Khalifes qui lui ont succédé.
Le Pénc de Cëddéem à Dakar
Cëddéem fait partie des 12 Pénc de Dakar. Il tient certainement son nom du village Cëddéem dans le Jànder qui fait référence à un jujubier (Déem). Il englobe l’actuel marché Sandaga dont le nom vient, selon une opinion assez répandue, d’un arbre appelé «Sànd» qui se dressait à l’endroit occupé aujourd’hui par le «marché d’or» dit «Lalu wurus» qui signifie «lit d’or» ou «étal d’or». C’est Cëddéem qui enregistra les premiers convertis à l’islam de la Collectivité lébu et accueillit le lettré arabe Massamba Koki Diop, dit Témour, père du premier Seriñ Ndakaaru, Thierno Diop, dit Dial Diop. C’est à Cëddéem où le Ndeyi Jàmbur (Président de l’Assemblée des Jàmbur) Youssou Bamar Guèye accueillit et scella avec Cheikhna Cheikh Saadhbou Aïdara, le Cherif de Nimzatt, en République Islamique de Mauritanie, un pacte unissant leurs deux familles «jusqu’à la fin des temps», selon ses prédictions. C’est enfin à Cëddéem où Ibra Bineta Guèye Mbengue ou Mbenga, Chef de canton de la banlieue ouest dakaroise de 1855 à 1905 et Président de l’Assemblée des Frey de 1897 à 1903, accueillit le Marabout Cheikh Ahmadou Bamba, Serigne Touba, en partance pour l’exil au Gabon.
Et Mamadou Mactar Ndoye, petit fils d’Ibra Bineta Guèye de préciser : «Mon grand-père n’était ni gendarme ni militaire comme on le dit souvent. Certes, en sa qualité de Chef de province, il participait au recrutement des soldats et supervisait la collecte des impôts. Lors de la guerre qui opposa la France à la Turquie, en Salonique et aux Dardanelles, en 1870, c’est lui qui fit implanter par les talibés de son neveu Seydina Limamou Laye le campement militaire de 100 cases qui abrita les tirailleurs sénégalais enrôlés.»
Après sept années de rudes épreuves, l’étoile est devenue soleil Pour rappel, la décision d’envoyer le Cheikh en exil au Gabon fait suite à sa comparution devant le Conseil Privé au palais du Gouverneur Général à Saint- Louis, le 5 septembre 1895. En effet, après son arrestation à Jewol, le samedi 10 août 1895, Serigne Touba séjourna à Saint-Louis jusqu’au jeudi 5 septembre. Dans l’acte d’accusation on pouvait lire cette contrevérité énorme, comme le colonisateur français savait en produire : «Ses agissements et ceux de ses talibés menacent de troubles la tranquillité du bas Sénégal». Il fut condamné, comme on pouvait s’y attendre. En guise de signature, il parapha au bas du document qui lui fut présenté, la sourate «Al ikhlas», (La pureté). Une façon assez éloquente de montrer son attachement à la pureté de sa foi. Il arriva à Dakar à jeun le jeudi 19 septembre 1895 à l’heure où le soleil déclinait.
Et, nous rappelle Cheikh Moussa Kâ, dans un poème intitulé «Nattu» (l’épreuve) où il parle des bienfaits dont sont porteuses les épreuves que Dieu destine à ses créatures, « la condamnation à l’exil était de mode à l’époque ». Car le colonisateur exilait aussi bien ses ennemis défaits par les armes que quiconque à ses yeux pouvait représenter un danger ou simplement un obstacle à sa tentative de domination et d’exploitation du pays, d’asservissement et d’aliénation des populations. Dans le même poème, le chantre de Bamba cite, en exemple, des noms d’exilés célèbres, à savoir, Serigne Makhtar Ndoumbé, le sage fondateur du village de Koki, Almamy Samory Touré qui opposa aux Français une résistance farouche de 18 années, Almamy Aly Boukar, etc.
« … Mais Dieu parachèvera sa lumière, dussent les infidèles en concevoir du dépit » (Coran : S. 9, V. 32). Serigne Touba reviendra donc d’exil, le 11 Novembre 1902, après sept années de rudes épreuves, auréolé de gloire. L’étoile que l’on a cherché à éteindre était devenue un soleil. La flamme qu’il avait allumée était devenue un flambeau…
Abdou Khadre GAYE
Ecrivain, Président de l’EMAD, Dakar, mai 2012