Sa longévité sportive et sa joviale simplicité en avaient fait depuis longtemps une star outre-Sarine. A 34 ans et à sa septième tentative, le Bernois gagne finalement le titre suprême. Les Romands rentrent de Zoug avec trois couronnes fédérales, une moisson historique.
C’est un pas de montagnard, assuré, lent et régulier, où la faiblesse des jambes est compensée par la force de caractère et la joie de toucher au but. D’une main que l’on devine déformée par une vie de labeur, le vieil homme à barbe blanche tient un bâton noueux qui dicte la cadence. Comme il l’a surmonté d’un petit drapeau suisse, et que lui-même est coiffé d’un capet rouge à croix blanche, les gens qu’il croise saluent ce symbole vivant d’un pays idéalisé. Le pèlerin les salue en retour, sourit, poursuit sa marche. En ce dimanche matin, la Suisse n’est qu’un gros village, dont le cœur bat à Zoug.
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Le centre-ville est désert. En revanche, une faune étrange a pris possession d’une plaine à côté du stade du Herti. On y croise un bataillon de sonneurs de toupins, des porteurs de drapeau suant dans leur épais costume, des joueurs de cor des Alpes qui hissent à l’épaule leurs instruments, lesquels dodelinent dans les branches comme quelques girafes égarées. Au balcon des immeubles environnants, des drapeaux et des messages d’encouragement donnent au quartier un air de village olympique.
Etonnant spectacle que la Fête fédérale de lutte, où 350 000 spectateurs mobilisent moins de policiers qu’un car de supporters ultras de football, où chaque association régionale (il y en a cinq) a sa tribune, où toutes acclament Ueli Maurer lors de la très matinale cérémonie officielle, où les billets d’entrée (200 francs en moyenne) se sont arrachés en quelques jours, où les sponsors se battent pour rester à la porte de l’enceinte, où la culture est exclusivement alpestre et principalement alémanique mais où l’on s’efforce de tout traduire en français, où les prix en nature (taureau, chevaux, vaches) défilent dans l’arène, où des touristes en quête de clichés feraient une overdose de folklore mais où il n’y a que des indigènes.
Abonné aux places d’honneur
Le stade, un hexagone de 56 500 places, serait – dit-on – la plus grande enceinte sportive temporaire au monde. Sept ronds de sciure sont disposés en cercle. S’il n’y avait ces effluves d’accordéons et ces airs entêtants de Schublig grillés, on pourrait imaginer que des extraterrestres sont venus dessiner des crop circles dans quelque dessein mystérieux. On croit la «Fédérale» héritière de la Suisse primitive mais elle est une création moderne de 1848, antérieure de deux ans seulement (1895) au championnat national de football (1897).
Le roi de cet étrange monde se nomme Christian Stucki. Stucki Christian, en version originale. Un roi sans couronne jusqu’à ce dimanche. Le géant bernois (1,98 m, 140 kilos) est l’un des sportifs les plus populaires en Suisse alémanique, Federer et Shaqiri compris. Un brave gars, sympa, avec du bagout et un vrai métier: garde forestier. Puisqu’il est à l’aise partout, la SRF l’a emmené pour une série de reportages au Sénégal et en Inde, où il s’est frotté avec curiosité aux luttes cousines de ces cultures lointaines. Abonné des pages people de la Schweizer Illustrierte, il est aussi habitué aux places d’honneur à la Schwingfest: apparu à Nyon en 2001 à 16 ans, il s’est classé troisième en 2004, quatrième en 2007, troisième en 2010, deuxième en 2013, sixième en 2016.
A 34 ans, son tour semblait passé, d’autant qu’il s’était blessé au genou ce printemps et n’était revenu dans les ronds de sciure qu’au début du mois. Mais samedi soir, après les quatre passes de la première journée, le vétéran de Lyss faisait jeu égal avec les favoris, le Grison Armon Orlik, le Zougois Marcel Bieri et le Lucernois Joel Wicki. Pour son petit déjeuner, dimanche matin, l’ours seelandais se voyait offrir Wicki, impressionnant de force et de dynamisme, mais sur lequel il posa ses pattes pour obtenir sans forcer le nul par son allonge supérieure et son poids dissuasif. Il récidiva une heure et demie plus tard face à Armon Orlik, avec un soupçon d’audace qui lui fit gagner un quart de point de plus que son adversaire, ce qui aura son importance plus tard.
«Maintenant, c’est dans les têtes»
A la pause de midi, les lutteurs se regroupaient par équipes, cherchant de l’ombre ou un coin tranquille pour remettre les corps en route. La trentaine de lutteurs romands était rassemblée sous le préau d’une école, autour de l’entraîneur Christian Kolly. «C’est bien les gars, les échos sont bons, on donne une belle image, mais il faut aller au bout. Maintenant, ça va se jouer au mental.» «Aller au bout», cela veut dire remporter une couronne fédérale, après laquelle la lutte romande court depuis 2010.
«Il y a trois ans, chez nous, le côté émotionnel a pris le dessus», expliquait Christian Kolly, s’interrompant parfois pour communiquer à ses lutteurs le nom de leur prochain adversaire, désigné par le jury en fonction des résultats. «Depuis, on a travaillé fort, tous ensemble. Une couronne pour l’un de nous serait une victoire pour tous.»
La lutte est parfois un sport d’équipe. Ainsi, la Suisse centrale avait-elle donné pour mission à Sven Schurtenberger de neutraliser Armon Orlik, qu’un nouveau résultat nul écartait de la passe finale. A peine sorti du cercle, Schurtenberger recevait les félicitations de Joël Wicki, que sa victoire sur Curdin Orlik (frère d’Armon) envoyait en finale avec l’assurance d’être couronné en cas de match nul. Christian Stucki, lui, était obligé de gagner. Il y parvint à la surprise générale, en à peine 42 secondes d’une passe prévue en un maximum de seize minutes. A genoux, il lâcha un long cri où la joie l’emportait sur le soulagement (ce qui peut indiquer qu’il était le plus fort mentalement), puis frotta le dos de son adversaire comme le veut la tradition des lutteurs.
Les deux hommes furent portés en triomphe d’un même élan, et brandirent un poing uni dans le ciel de Zoug. Mais même ex aequo aux points (Stucki devant à la confrontation directe), il ne pouvait y avoir qu’un seul Schwingerkönig.
Dans le camp romand, en revanche, la satisfaction était multipliée par trois, puisque Steve Duplan (Ollon), Lario Kramer (Chiètres) et Benjamin Gapany (Marsens) recevaient chacun leur première couronne fédérale. Dans cette Suisse-là rassemblée à Zoug (350 000 spectateurs sur les trois jours), ces quelques feuilles de chêne valent tout l’or du monde.