Du haut de ses cinquante bougies, Imam Amadou Makhtar Kanté hante encore les esprits au sortir d’une quinzaine où son nom est resté constant à deux actualités sensibles au Sénégal : les Lgbt et le pétrole. Connus pour leur repli dans les mosquées, les imams attirent vite l’attention quand ils sortent des sermons pour investir la place publique. Imam Kanté se laisse découvrir, après deux coups de fil et un entretien quasi spontané.
Sur les marches et couloirs de Wal Fadjri, Imam Kanté se découvre tel un bonhomme qui marche sur des œufs. Les yeux furtifs, bonnet haoussa, écharpe qui lui tombe des épaules pour s’arrêter en dessus de la ceinture sous son boubou wolof, il donne l’air de ne pas chercher à être le plus beau. Il a choisi d’être un adepte de la simplicité. «Je tiens à une vie simple pour être libre», explique-t-il, d’emblée. Il n’a pas rechigné à anticiper un rendez-vous non encore confirmé. Au sortir du plateau de Walf Tv, Imam Kanté se prête volontiers au croquis. «J’ai des gens qui m’attendent au Point E. Cela va prendre combien de minutes ? Où est-ce qu’on va le faire (l’entretien, Ndlr)…». Ce sont là les questions préjudicielles. Il donne déjà l’air d’être un homme soucieux du temps. La gestion du temps est capitale pour lui depuis son accident de la circulation à l’intérieur du Sénégal pendant qu’il était en mission. «Quand je m’en suis sorti, cela m’a donné une autre conception du temps et des priorités. Je m’en suis sorti avec beaucoup plus de rigueur. Ce qui fait que jusqu’à présent, je ne peux pas perdre cinq minutes quelque part», explique-t-il.
La cinquantaine, Amadou Makhtar Kanté, dit Imam Kanté, se découvre tantôt comme un homophobe tantôt comme un intrus dans l’espace public. Mais, pas que. «Avant le débat sur l’homosexualité, il y a eu celui avec les Layènes. Il essaie de commenter l’actualité et de donner son point de vue sur la base de ce qu’il croit», confie Mouhamed Makhtar Sougou, professeur de Mathématiques, Conseiller technique au Conseil économique, social et environnemental (Cese) qui revendique avec l’imam une amitié «de 30 ans».
Son nom résonne déjà si bien. Son titre d’«imam» amplifie sa notoriété dans cette sphère étrangère à la majorité de ses frères de sermon. Ce n’est pas une surprise pour ceux qui le connaissent. De son ami de 30 ans, Makhtar Sougou, on apprend que Imam Kanté «a la patience du débat, de la contradiction. C’est quelqu’un qui a foi en la force de l’argumentation. Ce n’est pas le genre à critiquer les comportements des gens, mais à donner le comportement en exemple». Mais, selon Sougou, il peut arriver que son ami ne soit pas compris.
En réalité, l’imam, qui porte le bonnet de la critique aux yeux de certains n’en est pas à ses premiers coups de sermon hors mosquée. Macky Sall et Abdoulaye Wade en ont pris pour leurs comptes quand il s’agit de critiquer certains de leurs actes qu’il trouve irresponsables, lui qui dit haïr le mensonge et l’irresponsabilité.
Autant il peut s’engager de manière spontanée, autant il peut vite claquer la porte. Les Sénégalais ont encore en mémoire sa sortie de la plateforme Aar li niou bokk. «Si je suis convaincu que je ne peux préserver ma démarche éthique et assumer ce que je fais, je quitte. Certains trouvent même que je le fais très rapidement, peut-être», dit-il tout bonnement. Pourtant, nombreux voient déjà l’image de la silhouette de l’Imam disparaître dans l’ombre de l’opposition. «Je n’ai pas l’obligation d’avoir une bonne image. J’ai obligation de dire ce que je pense de la marche du pays. Personne ne pourra me l’interdire», tranche-t-il.
Mais, qui est mieux placé que Imam Kanté, qui va inéluctablement flirter avec les politiques par la force de l’engagement citoyen ? Sur la voie de la politique, lui-même, après avoir abordé les problèmes de la cité dans ses ouvrages, laisse entendre : «Depuis l’époque coloniale, les Blancs ont montré aux gens que les autorités religieuses doivent êtres confinées dans l’espace purement éducatif et mystique. Ils ont même terni l’image des chefs religieux qui se sont opposés à leur système (Oumar Foutiyou Tall, El Hadj Malick Sy, Serigne Touba, etc. Il y a toujours eu cette compétition entre les hommes politiques à l’occidentale et les religieux qui avaient compris qu’ils ne devaient pas laisser l’espace public aux colons. On a formaté les populations, les Sénégalais en particulier, à se dire que la vraie politique c’est ce que font les Occidentaux». Son engagement est davantage sous-tendu par le fait que l’Islam ne confine pas les religieux dans les daara et mosquées. «Le Prophète (Psl) était spirituel, mais il gérait le gouvernement et les affaires de la cité», prêche-t-il.
Religieux, Imam Kanté a sa conception du rapport entre le temporel et le spirituel. «A chaque fois qu’ils (les hommes politiques, Ndlr) ont besoin des religieux, ils s’en approchent. Si on faisait une véritable politique laïque, pourquoi un Président irait voir un marabout ?», se demande-t-il.
La fragilité de l’homme, il en est convaincu. Racontant ce qu’il a psalmodié après trois tonneaux sur les routes, Imam Kanté partage : «Je me suis dit : +Mon Dieu, comme notre vie est fragile ! Je risque de mourir ici alors que je n’ai encore rien réalisé. Si je meurs ici ce sera quelque chose de très inachevé de ma vie, même si on meurt toujours avec des projets+».
Imbu de la pensée islamique, de l’histoire des rapports entre le monde musulman et occidental, des effets de la colonisation, il ne mâche pas ses mots quand le Toubab se croit encore tout permis. «Nous ne sommes plus à l’ère coloniale», a-t-il rétorqué à des collaborateurs avant de claquer la porte pendant qu’il était en mission à l’Organisation internationale des migrations (Oim). Eh oui, Imam Kanté a bourlingué et roulé sa bosse à travers le monde. C’est de cette façon qu’il se retrouve à l’Organisation des migrants où il a servi comme expert en migration-environnement pour aider à l’insertion des populations au Niger pendant la crise libyenne. «Je ne suis pas venu ici en tant qu’imam, mais en tant qu’expert environnemental», aimait-il rabâcher à ses collègues.
Zorro enturbanné
Allergique à la violation des droits, ses tentatives de mettre en place un syndicat tel que prévu par les lois pour que les collègues puissent bénéficier de leur dû se solde par une interruption de son séjour dans ladite organisation. Sans regret, il laisse entendre : «J’ai toujours mené des combats pour la justice. Je suis allergique à l’injustice». Ainsi ces expériences ont impacté la perception qu’il a des institutions. «J’ai amené l’Oim au niveau du ministère de la Justice. A ma grande honte, rien n’a bougé. J’ai réalisé à quel point on est vulnérables» déplore-t-il amèrement.
Il ne s’est pas retrouvé là au hasard sur le toit du monde. De Thiès, notamment à la cité Balabee où il a passé son enfance, fait son préscolaire avant de décrocher son bac au Lycée Malick Sy pour ensuite venir à l’Université de Dakar avant d’aller au Maroc (à cause de l’année blanche à l’Université de Dakar) qu’il quitte pour revenir au Sénégal, Imam Kanté a suivi plusieurs formations et spécialisations dans les domaines du développement local, de la gestion des ressources. Maitrisard en Sciences naturelles au Maroc et Doctorant à l’Institut des sciences de l’environnement duquel il s’est approché pour les sciences sociales, il a servi pour plusieurs think tanks avant de se rendre à Mulhouse, en 2009, pour un master en économie solidaire avec l’aide d’un ami français. Il a travaillé en tant que chercheur à l’Ied, au Codesria, à la Fao où il se retrouve comme spécialiste des changements climatiques et de la sécurité alimentaire après un stage dans ladite organisation à Rome…
Accident de la circulation, période de vaches maigres, il en a connus sous mine sèche. Sorti de l’Université de Dakar, armé de ses sésames, le doctorant doit trouver des sous. Ce, d’autant que les 60 mille francs Cfa de la bourse ne suffisaient plus. C’est le flottement total du jeune Ahmadou Kanté. «C’était la période des grosses vaches maigres», se souvient-il. Recruté comme enquêteur sur des questions environnementales, il commence à voir la vie en rose. Le monde du travail lui tend les bras.
La mosquée de l’Université de Dakar connait bien l’Imam Kanté. Un nom qu’il est arrivé à taguer sur ses murs en tant qu’un des membres fondateurs dudit lieu sacré. Que de combats pour l’érection d’un lieu de prières pour les jeunes musulmans au crépuscule de la colonisation ! Ce n’est pas tout, le Kheud, repas matinal qu’il faut prendre pendant le ramadan est obtenu à l’arrachée au niveau des restos U. Selon Imam Kanté, certains étudiants de l’époque ne jeunaient pas, faute de ne pas être sûrs de trouver là ou faire le plein. Cela semblera étonnant de voir un imam, qui a sa place à la mosquée, brandir des pancartes, s’exposer à l’écran entre deux vendredis. Cela n’est en réalité que le reflet d’un engagement. Mais son implication à un socle. C’est un islam engagé. Il a foulé le sol de l’université avec cet esprit, entrepris des combats avec cela, jusqu’à ce jour.
Pur produit des Oustaz Ibadou Rahman, mais aussi d’autres maîtres, détenteurs épars de connaissances, informelles, selon lui, Amadou Makhtar Kanté a sa personnalité influée en partie par les enseignements reçus de ces maîtres. Qui l’ont, d’abord, conforté dans l’exclusion du culte de la personnalité et lui ont fait comprendre qu’être musulman c’est être bien, bien pour soi, pour les autres et servir la société. Mais les intentions des uns et des autres de changer la société, dans un sens ou dans l’autre, sont des vœux pieux qui ressortent du secret de polichinelle. Imam Kanté assure qu’il est pour un changement sans violence, sans révolution, mais par la prédication. Du coup, il se considère comme «un imam réformateur qui conserve les fondamentaux de l’Islam et travaille sur les réponses par rapport aux défis contemporains». Mieux précise-t-il, «je me désolidarise de ce courant intolérant, terroriste qui commence d’abord à massacrer les musulmans avant de s’en prendre à d’autres».
Ayant grandi à Thiès «dans une ambiance privilégiée», dit-il, ce fils de cadre cheminot à la régie des chemins de fer révèle connaître un déclic spirituel entre 16 et 17 ans, pendant qu’il faisait la classe de seconde. «J’ai commencé vraiment à me poser des questions métaphysiques sur l’Islam». Son rapprochement des enseignements des maîtres du savoir islamique, dans les années 1978-1980, forge sa conception de la religion, de l’Islam «pédagogique, rationnel» parce que, jusque là, il entendait des discours qu’il trouvait trop «mystiques» accompagnés du culte de la personnalité et du fanatisme. Hors de question de donner à l’homme des prérogatives de Dieu. Aujourd’hui, il semble être de ceux qui abhorrent cette manière de professer sa foi en divinisant l’homme.
Imam 2.0
Orphelin de mère dès l’âge de deux ans et demi, Ahmadou Makhtar Kanté, pourtant fils de fonctionnaire, n’a pas pu tourner le dos aux écrits religieux et à l’apprentissage de la religion. Avec la volonté d’une mère hafiz, d’après ce que les proches ont rapporté à propos de ce parent, Ahmadou Makhtar Kanté a su résister aux vents qui n’ont pas réussi à l’arracher du sol religieux. «Ma mère était Saint-louisienne. Elle maîtrisait le Coran mieux que mon père», révèle-t-il.
C’est à la cité Balabee, à Thiès, que Imam Kanté a grandi après sa naissance à Dakar. L’accointance avec un voisinage loquace, roulant des R, lui permet de sentir la langue de Molière effleurer ses petites oreilles et de la manier sans être grandiloquent. Des assistants techniques français habitaient la cité. La langue de Kocc Barma n’a pas beaucoup de secrets pour ce petit-fils d’un grand père khassonké, venu de Kayes pour s’installer à Diourbel.
Père d’une fille, Imam Kanté loge aujourd’hui au Point E et mène une vie de monogame. On dira qu’on reconnait le moine par son habillement. Imam Kanté n’est pas un roi de la fête. En atteste Mouhamed Makhtar Sougou, son ami de 30 ans. «A l’époque, il incarnait beaucoup de responsabilité. Nous, nous étions du genre à profiter de la liberté, seuls loin des parents, à l’extérieur, aller en boite bien que nous étions concentrés sur les études. Quand je sortais d’une boite de nuit, il ne m’adressait jamais une critique. C’est plutôt son bon comportement qu’il donnait en exemple sans faire trop de bruit. Il n’allait jamais danser. Je ne l’ai jamais connu dans ces histoires mondaines comme nous autres. Il peut ne pas être là quand on danse, mais être présent quand on organise un débat sur l’apartheid, la question palestinienne», témoigne Sougou.
Auteur prolixe, à cheval sur plusieurs ouvrages sur l’Islam et l’Environnement, il rapproche autant les cursus que les connaissances. Pour lui, il faut concilier les nouveaux savoirs avec l’Islam car il y en a de nouveaux qui peuvent aider. L’intégration de l’astronomie dans le calendrier lunaire est l’une ses farouches batailles face aux conservateurs empiriques. Son ouverture lui draine des foules de sympathisants de «je suis Imam Kanté» qui lui collent le nom «imam digitalisé» à cause de sa permanence dans les réseaux sociaux, tirant sur tout ce qui bouge.
Emile DASYLVA