L’anglais va-t-il passer devant le français comme première langue étrangère dans l’enseignement ? Les signaux envoyés par les autorités le donnent à penser.
Le 21 juillet dernier, le ministre de l’Enseignement supérieur, Bouzid Tayeb, a demandé aux recteurs de toutes les facultés algériennes d’utiliser uniquement l’arabe et l’anglais dans les en-têtes des correspondances et documents officiels, et ce, selon le ministre, pour « une meilleure visibilité des activités académiques et scientifiques » des universités algériennes.
La langue française pas utile ?
Le 8 juillet dernier, le même ministre a déclaré œuvrer pour « mettre en place les mécanismes nécessaires dans le cadre des commissions pédagogiques des universités et consolider l’utilisation de l’anglais dans la recherche », arguant que « la langue anglaise est la langue des filières internationales et celles des revues scientifiques ». Le ministre a ajouté : « Le français ne vous mène nulle part ! »
Pour rappel, à la rentrée 2010, l’ex-ministre de l’Enseignement supérieur, Rachid Harraoubia, avait révélé que son département « travaillait sérieusement sur la possibilité d’introduire la langue anglaise au lieu du français dans les universités, en particulier dans les branches scientifiques et technologiques ».
Utiliser plus d’anglais dans l’administratif
Selon El Watan, « le ministre du Travail, Tidjani Haddam Hassen, lui emboîtant le pas [à son collègue de l’Enseignement supérieur, NDLR] se disant espérer que l’anglais remplace le français, annonce que ses services vont se mettre à la traduction des documents en langue anglaise et que l’école de la sécurité sociale va l’adopter dès la prochaine rentrée ». Le même journal s’interroge : « L’Algérie a-t-elle les moyens, sur le court et moyen terme, de basculer vers l’anglais ? A-t-elle suffisamment de formateurs par exemple ? L’expertise nécessaire ? Existe-t-il une documentation conséquente en anglais ? Les réponses à ces questions sont évidentes. Il ne suffit pas de changer une enseigne d’une faculté du français vers l’anglais pour basculer d’une langue d’enseignement et de travail à une autre. »
Attirer plus d’étudiants étrangers ?
Pour nombre d’observateurs, qui se réjouissent de l’ouverture sur une autre langue étrangère, le vrai problème n’est ni le choix de l’anglais ni du français, mais plutôt le contexte : « nous y voyons plus une main tendue de la part du régime en fin de règne vers les milieux conservateurs et islamistes, sur fond de french-bashing, assimilant toute une sphère de l’intelligentsia algérienne et de l’administration à un cercle de comploteurs anti-algériens », dénonce un universitaire algérois.
Des médias conservateurs – très laudateurs vis-à-vis du régime – ont applaudi sans réserve cette démarche, allant même jusqu’à titrer en une, pour certains, que le remplacement de l’anglais par le français est un projet qui n’aurait pas existé sans le hirak du peuple algérien !
« Encore une diversion : C’est une idéologisation inutile de la part de ceux qui ne maîtrisent aucune langue sauf celle de la force et de l’excès de zèle. Ayez un peu de décence », commente pour sa part le professeur en science de la communication Redouane Boudjemaa sur sa page Facebook. L’écrivain Kamel Daoud, lui, est effaré par cette démarche : « On ne joue pas avec l’avenir de nos enfants avec tant d’inconscience et d’amateurisme. On tue ce pays. Ce ministre est un criminel si cette information s’avère vraie. C’est un massacre qui s’annonce sur la base d’un sondage Facebook et d’un caprice populiste. Peut-on être aussi médiocre et haineux ? » poste-t-il sur les réseaux sociaux. « Le remplacement du français par l’anglais est une aventure politicarde orchestrée par les islamo-baâthistes », écrit dans sa chronique l’auteur Amin Zaoui, connu pour ses romans à succès en arabe et en français. « La langue française en Algérie est une réalité historique, sur le plan culturel comme sur le plan démographique. Il y a dix millions de citoyens algériens qui utilisent cette langue dans leurs transactions économiques, culturelles, artistiques, touristiques et autres. Certes, les Algériens ont algérianisé le français ! »
Les réactions mitigées
Sur Twitter, de nombreux universitaires algériens tentent de recentrer le débat sur les vrais problèmes de l’université : « T’es chirurgien algérien. T’as fait les 5 ans de ta spécialité en Russie. Tu rentres au pays travailler, on te dit de refaire 3 années de résidanat, car ton diplôme n’est pas reconnu. La solution ? Des en-têtes en anglais au lieu du français », tweete l’un d’eux.
Pour Yasmina, docteur en géologie dans la plus grande université algérienne, l’USTHB, le remplacement du français par l’anglais « ne changera rien à l’université, ni à sa gestion de masse, ni à ses défaillances, ni aux interventions [passe-droits], les administrateurs véreux, les enseignants abonnés aux heures supplémentaires sans faire le minimum… et surtout ça ne changera en rien l’imprimerie de diplômes qui a abandonné l’élitisme au profit de la paix sociale… Bref, le français est notre langue d’enseignement des sciences naturelles et l’anglais est celui de la recherche depuis un moment déjà ».
Le journaliste et universitaire Yassine Temlali, interviewé par Radio M, tient lui aussi a nuancer certaines réalités. Par exemple, ce chercheur en linguistiques et spécialiste des politiques linguistiques en Algérie explique que la tentative d’introduire l’anglais dans le cycle primaire au milieu des années 1990 avait échoué. « Nous devons d’abord développer nos propres langues nationales [l’arabe et le tamazight] », plaide Yassine Temlali. Il affirme surtout qu’il s’agit là d’un des épisodes « de la guerre symbolique autour des langues en Algérie qui servent surtout à certaines élites à occuper des positions au sein du pouvoir ». Dans son discours du 14 Juillet, l’ambassadeur de France en Algérie Xavier Drieuncourt a déclaré : « Nous sommes unis dans nos différences (…) unis par nos populations, nos cultures, nos économies, la langue aussi que nous avons en partage. » Et de plaider pour faire « fructifier ces liens » entre les deux pays, notamment à travers « les Instituts français, les échanges entre universités, l’enseignement du français (…) nous œuvrons tous ici à développer cet héritage qui nous a été légué. C’est une opportunité pour l’Algérie, c’est une chance pour la France. » « C’est quelque chose qui résiste au temps », ajoute l’ambassadeur.
Le Point.fr