La fin des quotas laitiers en 2015 dans l’Union européenne (UE) a ouvert les vannes de la production et conduit à un développement des exportations vers le continent africain.
En Afrique de l’Ouest, le lait en poudre réengraissé avec de la matière grasse végétale (huile de palme essentiellement) occupe une part croissante des importations. Cette denrée qui reste pourtant absente de la liste officielle des produits laitiers dans l’UE pose de nombreux risques sur les industries laitières locales. Dans une interview accordée à l’Agence Ecofin, Thierry Kesteloot, responsable du plaidoyer Souveraineté Alimentaire d’Oxfam-Solidarité revient sur les conséquences de ces exportations en Afrique de l’Ouest et sur les mesures pouvant être appliquées pour les contenir.
Agence Ecofin : Avec la levée des quotas laitiers, les exportations européennes de lait en poudre réengraissé avec la matière végétale ont augmenté considérablement. Quel est le poids de l’Afrique de l’Ouest dans les importations ?
Thierry Kesteloot : La levée des quotas a été actée en 2015 mais elle était déjà préparée depuis 2008. Les exportations de produits laitiers ont doublé passant de 6% à 12% actuellement dans un contexte où la production interne en Europe a fortement augmenté avec une demande qui est restée relativement stable, voire même a baissé légèrement sur ces dernières années.
« Les exportations de produits laitiers ont doublé passant de 6% à 12% actuellement dans un contexte où la production interne en Europe a fortement augmenté avec une demande qui est restée relativement stable, voire même a baissé légèrement sur ces dernières années. »
Selon la Commission européenne, l’Afrique de l’Ouest est un marché relativement marginal si on voit les exportations totales de lait en poudre écrémé et de lait en poudre entier. Mais ce qui n’est pas repris dans les statistiques de ces exportations, ce sont celles de poudres réengraissées. C’est-à-dire, le mélange du lait écrémé avec des huiles végétales principalement de l’huile de palme.
« En Europe, on ne trouve pas de lait en poudre tel quel, réengraissé avec de l’huile de palme. »
Il s’agit d’un produit qui est principalement exporté en grande partie. Ce produit est encore meilleur marché et constitue la grande majorité des exportations. Le lait entier, écrémé et ces poudres réengraissées font ¾ des exportations. Et l’Afrique de l’Ouest est une région régulièrement ciblée pour ce produit.
« Le lait entier, écrémé et ces poudres réengraissées font ¾ des exportations. Et l’Afrique de l’Ouest est une région régulièrement ciblée pour ce produit. »
La raison principale, c’est qu’il s’agit d’une zone bon marché pour les produits laitiers qui proviennent d’Europe. En même temps, les entreprises jouent sur la publicité. Parfois, on voit des moulins à vent ou une vache européenne dans les prairies dans des publicités. Cette image peut attirer le consommateur vers ces produits-là. Cela devient un créneau qui est assez pertinent pour un contexte régional marqué par un pouvoir d’achat relativement faible et avec une demande assez importante par rapport à un produit que les consommateurs connaissent qui est la poudre de lait, avec cette image d’une certaine qualité qui vient d’Europe.
« Parfois, on voit des moulins à vent ou une vache européenne dans les prairies, dans des publicités. »
Il y a d’autres zones où le produit est exporté qui est principalement des pays du Moyen-Orient. Il y a également une partie, mais relativement négligeable qui est utilisée dans l’industrie de transformation au niveau européen. Ce qu’on constate aussi c’est qu’en Europe, on ne va pas trouver du lait en poudre tel quel, réengraissé avec de l’huile de palme ou du lait liquide conditionné à base de ce produit-là. Mais, il est également utilisé dans certains produits en Europe.
AE : Quels sont les pays de région qui sont les plus ciblés par ces exportations ?
TK : Il n’est pas toujours facile de répondre à cette question de manière tout à façon détaillée, parce qu’il y a aussi un commerce au sein même de la CEDEAO. Il n’est donc pas aisé de retracer le circuit du lait. Toutefois, ce qu’on sait, c’est qu’en terme d’importation de produits laitiers en général, le Nigéria, le Sénégal, mais aussi le Mali, la Côte-d’Ivoire, le Ghana et dans une certaine mesure le Burkina, sont les pays qui achètent le plus. Pour la poudre réengraisée, ce sont le Nigéria, le Sénégal et le Mali qui sont largement en tête.
« Pour la poudre réengraisée, ce sont le Nigéria, le Sénégal et le Mali qui sont largement en tête. »
Donc, ça dépend aussi un peu du produit. Ce qu’on constate, c’est qu’il n’y a pas uniquement les importations, mais aussi des investissements des entreprises laitières européennes qui se font dans l’ensemble des pays de la CEDEAO. Ces compagnies transforment les différentes poudres de lait importées d’Europe, soit directement dans leurs usines sur place, soit en partenariat avec des industriels locaux qui les transforment en produits laitiers comme le lait liquide ou du yaourt qu’ils vendent alors sur le marché local.
AE : Quels sont les principales conséquences de ces exportations sur le secteur laitier local ?
TK : L’impact de ces exportations est qu’en Afrique de l’Ouest, les producteurs locaux sont confrontés à des importations nettement meilleures marchés. Ces mélanges de poudre réengraissées se vendent à des prix qui peuvent être jusqu’à 30 à 50% moins chères que l’équivalent local.
« Ces mélanges de poudre réengraissées se vendent à des prix qui peuvent être jusqu’à 30 à 50% moins chères que l’équivalent local. »
La concurrence est donc très forte par rapport au lait local et aux chaînes de valeur du lait dans les différents pays du Sahel qui sont principalement des pays de pastoralisme et producteurs de lait local.
Une concurrence insupportable pour le lait local.
Donc il y a une forte concurrence du fait des exportations bon marché, ce qui peut affecter le développement ou le maintien des filières de lait local qui sont de nature stratégiques dans des pays principalement sahéliens.
AE : Dans le cadre du Tarif extérieur commun (TEC) de la CEDEAO, le droit de douane frappant la poudre de lait est de 5%. Comment expliquer ce niveau relativement faible qui encourage des importations massives alors qu’en Afrique de l’Est dans un pays comme le Kenya, les droits vont jusqu’à 60% ?
TK : Dans la CEDEAO, les droits de douane de 5% sont applicables aux sacs de 25 kg de lait en poudre et des sacs de 12 kg et demi ou plus de 25 kg de cette poudre rengraissée. Ceci dans l’optique de favoriser la transformation. Mais ce qu’on voit, c’est que ces mesures sont inadéquates si on veut renforcer la filière de lait local.
La CEDEAO a lancé l’Offensive régionale pour la promotion du lait local. Mais pour pouvoir développer cette initiative, il est nécessaire d’augmenter les tarifs extérieurs. Il est d’ailleurs aussi utile de réfléchir à : comment est-ce qu’on peut favoriser le lait local en exonérant les produits issus de la sous-filière, de la taxe sur valeur ajoutée (TVA) plutôt que de se cantonner à la transformation de poudre de lait importée ? Je pense que la combinaison de ces deux instruments peut permettre de contenir ou en tout cas de compenser les effets liés à une compétition entre les poudres de lait importées à des prix vraiment très bas et la filière locale.
AE : Certains estiment que les gouvernements ouest-africains doivent envisager à une modification de l’Accord de Partenariat Economique (APE) en cours de signature avec l’UE qui prévoit une libéralisation complète pour la poudre de lait taxée aujourd’hui à 5% afin de développer les filières locales. Quel est votre avis sur le sujet ?
TK : Pour revenir à une question précédente en termes d’importation de poudre de lait, il faut faire remarquer que la Côte d’Ivoire et le Ghana ne jouent pas un rôle marginal. Ce sont des importateurs relativement importants. Ils ne sont pas les importateurs principaux, mais ils importent du lait en poudre en quantité non négligeable. La Côte d’Ivoire, c’est à peu près 20 000 tonnes de poudre de lait alors que le volume du Ghana est aux alentours de 10 000 tonnes.
Il y a deux APE intérimaires avec l’UE, signés avec la Côte d’Ivoire et le Ghana, qui eux sont dans une perspective de libéraliser leurs marchés alors que la CEDEAO n’a pas signé d’APE avec l’UE, principalement parce que le Nigéria refuse de signer cet accord-là.
« Il y a deux APE intérimaires avec l’UE, signés avec la Côte d’Ivoire et le Ghana, qui eux sont dans une perspective de libéraliser leurs marchés alors que la CEDEAO n’a pas signé d’APE avec l’UE, principalement parce que le Nigéria refuse de signer cet accord-là. »
Donc on se retrouve avec le risque d’avoir deux pays, la Côte-d’Ivoire et le Ghana, avec lesquels il y aura une libéralisation du marché et qui se retrouve au sein d’un marché qui est la CEDEAO, qui veut avoir une protection par rapport aux importations. On se retrouve avec une difficulté à harmoniser un marché intérieur et à favoriser une intégration de ce marché. Et donc, il y a une nécessité de revoir comment la CEDEAO peut mener une politique régionale face à ces deux accords intérimaires de la Côte d’Ivoire et du Ghana, et comment également répondre à cette nécessité de relever le TEC, principalement par rapport à ces produits sensibles que sont les laits.
« On travaille ensemble avec une coalition en Afrique de l’Ouest, pour une campagne dénommée : Mon lait est local ».
À côté de cela, il y a le processus en cours, des Accords post-Cotonou, qui est une négociation entre l’UE et les pays d’Afrique, Caraïbes et Pacifique (ACP).
L’Afrique en particulier tente de promouvoir dans ce cadre, une plus grande libéralisation commerciale entre l’UE. Dans le même temps, il y a aussi des négociations ou la volonté de créer un marché intérieur africain. Donc pour l’instant, il y a plusieurs processus politiques qui sont en cours et qui peuvent compliquer une réponse cohérente par rapport à une protection plus élevée par rapport à ces importations de laits en poudre au niveau de l’Afrique de l’Ouest. Il y a d’une part, une responsabilité des pays membres de la CEDEAO. Mais en même temps, d’un autre côté, on voit que l’UE est également un acteur dans ces négociations mais qu’elle est aussi responsable de la complexité de la situation actuelle, en ayant négocié des accords intérimaires avec la Côte d’Ivoire et le Ghana, auxquels s’ajoutent maintenant des négociations des accords post-Cotonou.
AE : Quelles approches peuvent-être mises en œuvre pour favoriser la construction de réseaux d’approvisionnement depuis les fermes des producteurs locaux en lieu et place d’une transformation de lait en poudre importé depuis l’Europe ?
TK : C’est évident, qu’il y a une nécessité d’avoir un réseau d’industrie locale ou en partenariat avec des investissements étrangers pour pouvoir répondre à une demande de produits laitiers qui augmente dans la sous-région. Ce que nos partenaires en Afrique de l’Ouest demandent, c’est que ces investissements favorisent la collecte de lait local, ce qui aujourd’hui est très marginale. Il y a certaines industries européennes qui sont établies dans la sous-région qui transforment un peu de lait local, mais c’est une goutte d’eau dans l’ensemble de leur production. De plus, pour pouvoir le faire, il faut également surmonter certaines contraintes qui sont présentes au niveau du développement de la production et de la collecte locale des soins vétérinaires. Il y a aussi une nécessité d’appuyer les producteurs locaux pour qu’ils puissent également fournir plus de lait aux industries, qu’elles soient locales ou étrangères. Cela demande aussi un accompagnement local de ces investissements étrangers et un accompagnement politique d’appui à la sous-filière lait local.
AE : Quelles sont les actions menées par Oxfam individuellement ou de manière collective afin de sensibiliser sur ces questions en Afrique de l’Ouest ?
TK : On travaille ensemble avec une coalition en Afrique de l’Ouest, pour une campagne dénommée « Mon lait est local ». Il y a d’une part, des actions qui sont menées au niveau de l’Afrique de l’Ouest et qui sont principalement portées par les acteurs de l’Afrique de l’Ouest autour de cette campagne. Ces acteurs mènent par exemple des actions de plaidoyer autour de l’engagement politique de la CEDEAO d’avoir une Offensive lait et donc de défendre les filières de lait local.
Nous essayons aussi de travailler sur les politiques européennes, qui elles, via la Politique agricole commune (PAC), incluent des politiques commerciales, créent des obstacles pour développer ces filières locales en Afrique de l’Ouest par l’exportation de lait en poudre bon marché. Et donc ce qu’on a fait, c’est organiser avec nos partenaires d’Afrique de l’Ouest, des organisations de producteurs laitiers européens et d’autres organisations de la société civile européenne, des actions de plaidoyer par rapport à ces politiques européennes.
AE : Sur le front européen, quels sont vos initiatives ?
TK : En premier lieu, on a voulu conscientiser les politiques sur la problématique spécifique des poudres de lait réengraissées qui est une chose fortement méconnue par les politiques européennes, tant agricoles que commerciales. Et pour cause. Elles ne font pas partie du suivi et des statistiques classiques qu’on retrouve dans les exportations de produits laitiers, parce que le produit n’est pas défini comme un produit laitier.
On se retrouve là, dans une autre catégorie qui est en dehors du radar des débats politiques menés actuellement. Le premier élément important, c’est qu’on a mis la problématique de poudre réengraissée à l’agenda politique. Ce qui était absent au départ. Et on a démontré que l’UE est incohérente dans ces politiques.
La politique agricole et commerciale ne correspond pas aux politiques de coopération européenne qui, elles, veulent promouvoir plutôt le développement d’emplois locaux, le développement économique local.
« La politique agricole et commerciale ne correspond pas aux politiques de coopération européenne qui, elles, veulent promouvoir plutôt le développement d’emplois locaux, le développement économique local. »
Pour les pays d’Afrique de l’Ouest, tout ce potentiel qu’il y a dans le développement des filières de lait local est quelque chose d’important. On entend aussi dans les politiques de développement et dans les politiques européennes, l’inquiétude par rapport aux migrations qui viennent également beaucoup des pays sahéliens. Et pour nous, il y a un lien entre la difficulté de promouvoir ces filières de lait local, qui créent de l’emploi pour les femmes et pour les jeunes. Si on n’arrive pas à développer lesdites filières, à cause de la politique agricole et commerciale européenne, cela va à l’encontre d’objectifs de coopération que l’UE s’est elle-même fixés.
AE : Quels sont les résultats de vos différents plaidoyers auprès des autorités européennes et des gouvernements dans les pays d’Afrique de l’Ouest ?
TK : Il y a déjà eu certaines initiatives qui ont été prises au Parlement européen pour revendiquer plus de cohérence de politique dans la définition de la nouvelle Politique agricole commune. Dans les activités, qu’on a eu à mener au mois d’avril, il y a eu d’ailleurs des parlementaires de pays africains, comme le Sénégal, et des parlementaires européens qui ont activement participé à des actions. Je pense que là également, nous avons connu des avancées, notamment la prise de conscience du fait qu’il y a un problème autour des politiques agricoles et spécifiquement autour du lait.
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