C’est un dossier têtu. La décision n°093/19/ARMP/CRD/DEF du 29 mai 2019, publiée récemment par l’Autorité de régulation des marchés publics (Armp), est certes importante, mais pas décisive. Elle marque une nouvelle étape dans la guerre fratricide entre la filiale d’Eranove (Sde) et le groupe Suez. Après le rejet de son recours par l’Armp, la Sde a décidé de porter le combat devant la Cour suprême du Sénégal.
Comme devant la gendarme des marchés publics, la bataille s’annonce rude devant cette haute juridiction. De mémoire, rarement un appel d’offres a pu tenir autant en haleine l’opinion publique sénégalaise. Et ce n’est pas seulement à cause de la sensibilité du marché, mais aussi et surtout de la manière dont le dossier a été piloté depuis le début. Le 18 octobre 2018 déjà, le Conseil d’administration de la Sde se plaignait, dans nos colonnes, des lenteurs dans le déroulement de la procédure d’appel d’offres. Il disait : “Un processus dont la longueur est inhabituelle ne peut qu’alimenter des suspicions et supputations dommageables à la stabilité et au développement d’un sous-secteur dont le modèle est une référence, grâce à ses remarquables performances.’’
C’était en octobre 2018. Pourtant, avant même cette réunion du Ca, à l’émission “Grand jury’’ du dimanche 10 juin 2018, l’ancien ministre en charge de l’Hydraulique, Mansour Faye, informait que la Sde avait fait la meilleure offre financière, avec 277 F Cfa le mètre cube, Suez arrivait en 2e position avec “à peu près 299 F’’ et ensuite Veolia avec 365 F. Il rappelait, à cette même occasion, qu’après une première phase de pré-qualification, 9 entreprises avaient déposé et seules trois étaient pré-qualifiées, en l’occurrence les trois susmentionnées.
Ainsi naquit l’espoir du côté de la Sénégalaise des eaux. Mais c’était sans faire attention à cette précision du ministre qui ajoutait : “Au-delà de l’argent, c’est la qualité de la distribution de l’eau et des services qui sont en jeu. Même si le rendement réseau est autour de 80 %, l’un des meilleurs rendements réseau en Afrique.’’ D’ailleurs, très vite, le grand espoir de la Sde s’était transformé en une grosse inquiétude. En effet, après que le ministre a prononcé la divulgation des résultats au mois de juin, il a fallu attendre plus de quatre mois sans que la publication ne soit faite. Ce qui avait poussé la Sde hors de ses gonds. Mais c’était comme si elle avait senti que les choses allaient mal se tourner. En effet, quelques jours plus tard, le 23 octobre, la décision avait finalement été publiée et avait sonné le glas pour l’actuel titulaire du contrat d’affermage de l’eau. C’était la fin d’une première manche longue de plus de 24 mois. L’appel d’offres ayant été lancé depuis mai 2016. C’était l’incompréhension totale à la Sde qui, depuis cette date, n’a cessé de rouspéter et d’intenter des recours dont la dernière en date est celle introduite le 30 avril dernier, suite à la confirmation, par le ministère en charge de l’Hydraulique, de sa décision provisoire d’attribution du marché.
Réévaluation des offres
Auparavant, l’organe de régulation des marchés publics avait, dans une décision jugée bizarre par certains spécialistes, donné raison à la Sde, alors même qu’elle avait constaté des manquements “substantiels’’ dans son offre. L’Armp avait ainsi renvoyé le dossier à l’autorité contractante pour réévaluation des offres. C’était en fait juste pour permettre au ministère de corriger certains vices notés dans le déroulement de la procédure. Déjà, d’aucuns soulignaient que le gouvernement devait tout bonnement reprendre toute la procédure pour parfaire l’appel d’offres. Mais l’Etat avait choisi de réviser simplement la décision, en confirmant le géant français Suez. Comme pour les décisions précédentes, la Sde rue encore dans les brancards, introduit un recours gracieux, se voit encore débouter et saisit encore l’Armp qui, cette fois, rejette son recours pour insuffisances de preuves. Mais, apparemment, malgré cet énième revers, la filiale d’Eranove ne compte pas jeter les armes. Elle souhaite user de tous les moyens de droit que lui offre la législation sénégalaise, pour défendre ses intérêts. C’est la volonté, en tout cas réitérée hier, par le président de son conseil d’administration, Mansour Kama. Aux termes des articles 92 alinéa 2, le candidat qui s’estimerait débouté à tort conserve ses droits à réclamer réparation du préjudice subi devant les juridictions compétentes. Toutefois, la disposition précise que ce recours n’a pas d’effet suspensif.
Révélations du “Canard enchainé’’
La décision de l’Etat d’attribuer le marché de l’eau à Suez va certainement continuer d’alimenter les polémiques dans les jours et mois à venir. En effet, en plus des lenteurs jusque-là dénoncées, le dossier s’est davantage complexifié en pleine procédure ; avec les révélations du “Canard enchainé’’. L’hebdomadaire français avait révélé, en avril, que la ville de Saint-Louis, dont le maire n’est autre que Mansour Faye qui, en tant que ministre en charge de l’Hydraulique d’alors, a conduit toute la procédure d’appel d’offres, a eu à bénéficier d’un don de 5 camions bennes. Suffisant pour que certains crient à la corruption et au conflit d’intérêt. Mais malgré les suspicions et accusations, l’Etat a continué et confirme plus que jamais Suez dans ses droits. Ainsi, pour le moment, le flou continue toujours de planer au-dessus du marché de la distribution de l’eau.
ASSEMBLÉE GÉNÉRALE DES CADRES DE LA SDE : “Nous ne serons pas passifs par rapport à cette question de la transparence’’
Une chose est sûre. Dans le cadre de l’appel d’offres, la Sénégalaise des eaux avait promis de vendre l’eau à un prix inférieur à celui que proposait Suez. Pourquoi donc l’Etat a retenu le groupe Suez ? Cette question, tout le monde se la pose. Y compris Souleymane Camara, Président de l’Union des cadres de la Sde. Joint par téléphone, il déclare : “Il faudrait des explications claires, pour comprendre pourquoi on veut faire payer aux Sénégalais l’eau plus chère’’ en choisissant Suez au détriment de la Sde. La structure, qui n’a pas voulu s’immiscer dans le processus, va, aujourd’hui, se réunir en assemblée générale ; pour donner son point de vue. “A la suite de cette Ag, nous allons partager notre point de vue avec l’opinion. Tout ce que je peux dire, c’est que ce processus a été extrêmement long et difficile.
A la limite même, il a été harassant pour nous les collaborateurs. Nous sommes 1 200 collaborateurs et nous avons attendu trop longtemps. Nous constatons juste que ce n’était pas le cas en 1996 (date d’attribution du contrat à la Sde)’’, regrette-t-il. La seule exigence de l’Udc par rapport à l’attribution du marché, c’est “la clarté et la transparence’’, souligne son président. “Pour le moment, ajoute-t-il, nous n’avons pas toutes les informations à ce niveau. Nous sommes entrain de nous informer, de compléter notre information. Nous avons toutes les décisions de l’Armp, de la commission ainsi que des recours de la Sde. Nous allons les examiner avant de pouvoir aviser. Tout ce que je peux dire, par ce que cela a été notre position depuis le début, c’est que nous ne serons pas passifs par rapport à cette question de la transparence. Nous l’avons réitéré récemment au ministre et aux autorités en charge du secteur’’.
L’Union des cadres de la Sde s’engage également à s’ériger en bouclier pour la défense des intérêts des consommateurs sénégalais, ainsi que des “collaborateurs’’.
Face à l’inquiétude des Sénégalais qui ne savent pas de quoi demain sera fait, il se veut confirmatif, mais rassurant. Il déclare: “Ce n’est pas uniquement le consommateur qui est inquiet. C’est tout le monde, par ce que, pour le moment, rien n’est encore clair. Nous même collaborateurs et cadres, nous attendons l’avis de l’Etat pour nous dire comment ça va se passer. Je tiens toute fois à rassurer les consommateurs, car nous sommes assez responsables et sensibilisés pour leur assurer, quoi qu’il advienne, la continuité du service. Nous demandons seulement à l’Etat de prendre ses responsabilités pour aller vite dans ce processus, en donnant des gages de confiance pour la suite. Nous ne pouvons pas nous permettre de continuer dans des suspicions, dans des lenteurs.’’
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