CONTRIBUTION
Un profond sentiment déceptif m’anime au vu des débats, pire des affrontements, sur la question dite de l’affaire du voile à l’Institution Sainte Jeanne d’Arc. Des voix autorisées ont eu des comportements grossiers et cavaliers, élevé des propos parfois peu amènes. En guise d’exemple, Madame l’inspectrice d’académie de Dakar. Une responsable de cet acabit doit s’imposer la réserve qui sied à son rang et aux circonstances. J’ai eu le mince espoir d’apercevoir cette grandeur comportementale et républicaine dans ses premières sorties médiatiques pondérées, calmes, à la hauteur de son rang et de sa mission au service de tous les sénégalais.
Permettez-moi, Madame, de vous rappeler que le Sénégal, notre pays, appartient à tous ses fils et filles qui, à des niveaux différents, participent à son développement, quelle qu’ait été leur religion. La malheureuse phrase que l’on vous prête : «Ici, c’est le Sénégal, toutes les femmes devraient être voilées» tient, j’ose espérer, plus d’une maladresse langagière que d’une énonciation consciente et réfléchie. Dans le cas contraire, elle témoignerait d’un refoulement volontaire, dans les abysses de la mémoire, de l’état d’acculturation profonde du peuple sénégalais et du peuplement divers et multiple de notre chère patrie.
Mais de tous, j’ai peu ou prou entendu les intellectuels, universitaires et autres sachants, savants en tout et subitement inexperts aussitôt la question tangente ou clivante. Profond défenseur du vivre ensemble, il me tient de rappeler mon attachement sincère et indéfectible à la paix, à la tolérance, à l’égalité, à l’équité, à la liberté religieuse et à la liberté d’expression, dans nos environnements de vie quotidienne, de travail, à l’école et à l’Université. Ce sont ces valeurs, adossées au travail, qui permettront de bâtir un Sénégal prospère et ouvert. Certains propos haineux et irrespectueux, entendus de tous bords, sont intolérables et jurent d’avec nos traditions ancestrales. La liberté religieuse implique celle de croire, de ne pas croire, de changer de religion et de laisser aussi les autres en faire autant. Au-delà de ces inconduites, cette affaire interpelle sur le chavirement de l’école publique sénégalaise. Celle en laquelle nous croyons, qui nous a formés, doit être le rempart contre l’installation d’un ordre moral, promoteur d’un discours de haine, ferment d’un terrorisme pseudo-intellectuel anesthésiant de la libre pensée.
L’école publique est morte de sa belle mort par suite de compromissions qui en ont extirpé les missions fondamentales. Le même sort est réservé à l’école privée catholique et à elle uniquement, parce qu’en la matière, une discrimination profonde se déroule sous nos yeux que nous n’avons pas le courage de dénoncer. Où l’on peut constater que les acteurs de l’école la subissent plus qu’ils ne la pensent, se contentant vilement de la panser. Nous devons, tous les démocrates, tirer profit de cette affaire pour réhabiliter et sauver l’école… publique. L’école publique est le véhicule d’un projet de société, d’un vivre ensemble. C’est le lieu de la construction des valeurs essentielles permettant d’asseoir des citoyens capables de conduire le développement de leur pays. Les défis du développement qui nous interpellent, renforcés par la révolution numérique et l’économie de la connaissance, s’accommodent mal d’une école du repli identitaro-religieux et de l’entre-soi. Des réformes et des compro – missions piégeuses de l’école publique ont été acceptées comme enseigner la religion à l’école. J’entends bien, mais l’école ne saurait être le lieu de l’enseignement de la religion. Elle est le lieu de l’enseignement de la raison kantienne, de la critique et de la réfutation poppérienne, de la logique aristotélicienne, des mathématiques, de l’art, de la musique et, surtout, de notre histoire négro-africaine dépourvue de biais acculturant.
Une sorte de paresse intellectuelle et parfois d’inculture nous conduit à un enjambement de l’histoire ne nous révélant que ce qui flatte nos égos. Aucune acculturation, d’où qu’elle vienne, ne devrait nous conduire à la tabula rasa. Malheureusement, l’Afrique est le seul continent qui pense son développement par procuration conceptuelle et emprunt de pensée. Nos imaginaires et autre cosmogonie sont contraints par les forces de l’accul – turation. Nous vivons une situation de refoulement de notre ontologie nègre. Enfants, nous faisions Leeboon- Leepoon, Laambi Golo, Tadjaboon. Nous sommes rendus, quelques décennies plus tard, à une société a-historique, où l’on peut comprendre que notre futur est compromis. Tant que l’on n’assumera pas notre héritage ceeddo, négroafricain, à quoi se sont greffés les impérialismes orientaux et occidentaux, les présupposés mentaux de notre décollage économique ne seront pas posés. A regarder le Sénégal, les musulmans sont devenus plus musulmans et les chrétiens plus chrétiens, c’est le règne de l’entre-soi et du repli identitaire.
Le déclin de l’école publique a beaucoup à voir dans ce constat. L’espace partagé par tous les Sénégalais était l’école publique, au projet bien pensé, à la qualité éprouvée. Cette école a formé les élites actuelles du pays, pour l’essentiel. Il ne me semble pas qu’il y ait eu un travestissement religieux ou une sécularisation outrancière de la société sénégalaise, pour cette raison. Les ferments religieux de la société sénégalaise sont, aujourd’hui plus qu’hier, plus que raffermis. Le chavirement de l’école publique est la faute des élites politiques qui l’ont abandonnée pour diverses raisons. L’appât du gain, avec l’arrivée massive des capitaux privés et le gain politique, dans une forme de transaction politicienne en sont des causes certaines. Les élites politiques ont conspiré contre cette institution républicaine pour mieux célébrer leurs noces avec les établissements privés d’enseignement. A part piéger l’école, y enseigner la religion n’est que la soumission de l’Etat à un diktat impérialiste. Les penseurs de l’école ont failli. La caste des inspecteurs et autres décideurs de l’école a été incapable de s’élever au-dessus des contingences populistes. Penser l’école ne se résume pas seulement à la manipulation sans science des curricula, à l’empilement des trimestres et autres semestres, à la distribution de prix et autres récompenses. L’école, c’est un projet d’hommes et de femmes éduqués à dessein. La théorisation du projet de l’école sénégalaise est perfectible.
L’école publique, dans son ensemble, est piégée, un projet funeste étant ourdi contre elle. Ils sont rares ceux qui osent affirmer clairement le dessein de leur projet pédagogique, à l’instar de beaucoup d’écoles privées, laïques ou confessionnelles. L’école privée a un projet d’éducation propre, s’incorporant certes dans le cadre défini par les autorités nationales, mais pourvu d’une autonomie suffisante pour édifier les hommes et les femmes souhaités. La contemplation du projet pédagogique du privé interpelle sur celui du public dont l’ambition devrait être d’aller plus loin que le simple apprentissage de la lecture, de l’écriture et des mathématiques. J’interpelle les familles qui, pour la plupart, ont désinvesti, défroqué. Un défaussement égoïste et inconsidéré sur l’Etat se constate. En cela, l’Etat aussi est piégé, assailli qu’il est par des demandes illégitimes parce que méconnaissantes des missions premières d’un Etat. Alors, j’exhorte les hommes politiques, porteurs de projets de société pour notre pays, à repenser la question de l’école, en dehors des calculs politiciens. De la bonne prise en charge de cette question dépend la reconstruction du lien social perdu, du vivre ensemble écorné.
L’école publique est le garant de la laïcité et de l’égalité des chances. Devons-nous, démocrates et républicains de ce pays, la laisser aller à vau-l’eau par lâcheté intellectuelle ? Nous avons un devoir de sauver notre école publique, de la sortir du piège anti-républicain qui ceint, tel un lutteur son adversaire, le préau. Nous le devons à cette école. La société civile, surtout celle spécialisée dans l’éducation, doit cesser d’être la caisse de résonance des puissances étrangères pour devenir des acteurs d’un projet d’éducation endogène. Au-delà du voile de Jeanne d’Arc, se pose la question de la démocratie participative dans la société sénégalaise, notamment du contenu discursif de celle-ci. L’horizontalité induite par le web 2.0, notamment les réseaux sociaux, rend audible tout type de discours, de même que le mode de scrutin présidentiel fait prendre des décisions purement circonstanciées aux hommes politiques.
La responsabilité des pouvoirs publics est ici interpellée. Non seulement dans la formulation d’un projet d’école crédible, mais également dans la rationalisation des initiatives privées et des capitaux étrangers intervenant dans le système. Que l’absence de l’Etat ou sa faible présence dans certaines zones du territoire national n’emporte pas comme conséquence le pullulement d’offres de formation non ouverts et démocratiques. Ce ne sont pas des saillies et autres enfoncements de portes ouvertes proposés par le ministère de l’Education nationale qui font office de lignes de conduite aux protagonistes du système, encore moins des états généraux aussi récurrents qu’inutiles. Il s’agit plutôt de savoir l’ambition de l’Etat en la matière, son projet d’avenir pour nos enfants, les actions envisagées et les résultats attendus.
Mais, enfin, le voile de Jeanne d’Arc pose le double problème de l’expression de la religion dans la sphère publique et les politiques publiques et celui de la détermination de son espace de confinement. Mon maître, le Pr Babacar Kanté, disait, «quand j’ai des étudiants en face de moi, il m’importe peu de savoir s’ils sont chrétiens ou musulmans. Je vois des étudiants». Devant la République aussi, il n’y a que des citoyens. Mais pour ce faire, l’Etat doit avoir les moyens de ses ambitions.
Pr Jean-Louis CORREA
Agrégé des Facultés de Droit