Mais où est donc passée cette société fluide et raffinée que nous a léguée le lettré Senghor ? Relâchée, mal huilée, la société sénégalaise se met à grincer de partout et devient méconnaissable. Elle commence à imiter, à un rythme inquiétant, les gros défauts de ses voisins. Voilà que ce pays de juristes et de rhéteurs est pris en flagrant de dérapages. Les discours deviennent excessifs. Le débat politique, jusque-là civilisé, se transforme en une série de règlements de comptes où les rancunes et les haines tiennent lieu et place de méthodes et d’arguments. Me revient en tête ce que me disait mon défunt ami, l’anthropologue Mangoné Niang, alors qu’à la fin du siècle dernier nous remontions à pied le canal de la Gueule-Tapée : «Ici, les problèmes sont nombreux, mais ils sont surmontables. Tu sais pourquoi ? Parce qu’à tout moment, il surgit un espace de négociation.»
Une nouvelle culture en rupture avec le wakhtane ?
La tolérance, la palabre, le wakhtane, l’espace de négociation, cette vertu cardinale de la société sénégalaise est en train de se rétrécir sous le double coup des mesquineries et des ambitions partisanes. Et par malheur, personne n’est innocent dans l’insoutenable dérive d’un système politique qui forçait l’admiration. On a du mal à comprendre la violence avec laquelle le président Macky Sall a traité Karim Wade et Khalifa Sall comme par hasard, deux potentiels adversaires. A tel point que l’on est en droit de se demander si dans ces deux cas le harcèlement politique ne prend pas le pas sur la rigueur judiciaire.
Président Wade, mais pourquoi cet appel inquiétant ?
Mais Macky Sall n’est pas le seul à blâmer, loin de là ! Le président Abdoulaye Wade – Gorgui, comme l’appellent affectueusement les gamins de Colobane ! – aurait dû faire preuve d’un peu plus de retenue. D’où lui vient ce discours inquisitorial ? De son âme de père de famille blessé ou de son respectable statut d’ancien chef d’État ? L’Afrique actuelle est fragile, président Wade, très fragile. Une seule petite étincelle et c’est tout le continent qui brûle. Et vous, vous avez tout pour nous garder de la mésaventure : le talent, la maturité de l’âge et l’expérience de l’État. Usez-en, je vous en prie ! Si des pays comme le Sénégal, la Côte d’Ivoire et le Ghana sombrent, que va-t-il nous rester ? Ce cirque est d’autant désespérant que les principaux acteurs sont issus du même moule : anciens du Parti démocratique sénégalais (Pds) et, pour la plupart en tout cas, anciens hauts fonctionnaires de l’État. Ce qui donne le beau rôle à Ousmane Sonko, le petit Poucet de cette incroyable présidentielle.
La surprise Sonko
Cet homme venu de nulle part a secoué le vieux cocotier des rentiers et des has been et a réussi à se poser comme le gage d’avenir des futures générations. Comment a-t-il fait ? Anonyme, démuni, sans passé et sans tutelle, il a raflé à son premier essai près de 16 % des voix, talonnant de près le très charismatique Idrissa Seck. A quoi attribuer sa prouesse : à sa jeunesse, à ses idées, à son programme politique ? Je n’en sais rien. Je ne l’ai que peu écouté, je n’ai même pas lu son livre, Solutions. Seulement, blasé et bourré de colère comme la plupart des Africains, je suis prêt à me jeter dans les bras du premier… nouveau-venu ne serait-ce que pour sa gueule et pour le timbre de sa voix. Je ne sais pas qui vous êtes, Monsieur Sonko, je ne sais pas ce que vous avez derrière la tête. Mais de grâce, ne vous éloignez pas trop. L’Afrique aspire à un nouvel air, à une nouvelle eau, à une nouvelle sève.
* 1986, Grand prix littéraire d’Afrique noire ex-aequo, pour «Les Écailles du ciel»; 2008, prix Renaudot pour «Le Roi de Kahel» ; 2012, prix Erckmann-Chatrian et Grand prix du roman métis pour «Le Terroriste noir» ; 2013, Grand prix Palatine et prix Ahmadou-Kourouma pour «Le Terroriste noir» ; 2017, Grand prix de la francophonie pour l’ensemble de son œuvre
Par Tierno MONENEMBO
* écrivain franco-guinéen,
Prix Renaudot 2008
Grand Prix de la Francophonie pour l’ensemble de son œuvre