La file d’attente s’étend sur un kilomètre. Les traits tirés, Innocent Takura incline le siège de sa voiture pour un petit somme, en attendant son tour pour faire le plein d’essence. “Cette vie est dure, trop dure”, constate ce Zimbabwéen.
Les hommes de la police militaire, coiffés de bérets rouges, sont là pour veiller à l’ordre public et escorter les voitures jusqu’aux pompes de cette station du centre de la capitale Harare. Depuis des mois, les conducteurs attendent des heures, voire des jours, pour acheter du carburant, signe le plus visible de la situation économique et financière catastrophique du pays.
La décision samedi du gouvernement de doubler le prix des carburants, dans l’espoir de réduire la consommation et de lutter contre les trafics, a mis le feu aux poudres et lancé dans les rues du pays des milliers de Zimbabwéens en colère.
“Une augmentation de 150% ! Vous avez déjà vu ça ailleurs dans le monde ? “, fulmine Innocent Takura, épuisé par des années de galère. “C’est pour ça que les gens ont fini par manifester”, explique ce commerçant qui revend des chaussures achetées en Afrique du Sud voisine.
Pour dénoncer l’augmentation spectaculaire des prix des carburants, le principal syndicat du pays (ZCTU) a appelé à une grève générale de trois jours. Les manifestations ont tourné à l’émeute en début de semaine, avec pillages et répression brutale des forces de l’ordre. Au moins trois personnes ont été tuées, selon les autorités.
Etranglé
Le Zimbabwe traverse sa pire crise économique et financière depuis une décennie.Lors de son arrivée au pouvoir fin 2017, après la chute de Robert Mugabe, le nouvel homme fort du pays Emmerson Mnangagwa avait pourtant promis de relancer l’économie.
La réalité est toute autre. Les prix explosent – certains ont triplé en quelque semaines -, le gouvernement peine à régler ses factures, les retraits d’argent dans les banques sont rationnés et les commerces fonctionnent au ralenti, faute de dollars.
Le Zimbabwe a abandonné en 2009 sa monnaie, le dollar zimbabwéen, qui avait perdu toute valeur à cause de l’hyperinflation et utilise depuis le dollar américain.
L’opération n’a pas longtemps permis de stabiliser l’économie. Très vite, le pays a commencé à manquer de billets verts. En cause, selon les experts, la chute drastique de la production agricole – après une réforme agraire lancée aux début des années 2000 – et de la production industrielle et minière.
Le pays s’est alors retrouvé à importer massivement. “Cela a conduit à une pénurie de dollars, et quand la pénurie est devenue grave, le gouvernement a commencé (en 2016) à imprimer des +bond notes+”, équivalent d’une monnaie locale, explique l’économiste John Robertson.
Mais la population – échaudée par l’expérience de 2009 quand elle avait perdu en une nuit ses économies – a alors commencé à sortir ses dollars du pays.
A genoux
Rapidement, les “bond notes”, officiellement d’une valeur égale au dollar, ont perdu de leur valeur, obligeant les Zimbabwéens à payer par voie électronique.
La réalité quotidienne aujourd’hui est très complexe. Les prix des produits dépendent des moyens de paiement.
Si le client effectue la transaction en dollars, il paie le prix le plus bas. S’il a seulement des “bond notes” ou de la monnaie électronique, le prix est plus élevé.
Pour s’en sortir, les entreprises cherchent par tous les moyens des dollars pour s’approvisionner à l’étranger. Il y a deux semaines, la plus grande brasserie du pays, Delta, a annoncé qu’elle allait vendre ses boissons uniquement en dollars. Sous la pression du gouvernement, elle a toutefois été contrainte d’y renoncer.
“Le pays est à genoux parce qu’il n’y a pas d’industrie, pas d’agriculture (…) Bref, il n’y a pas d’économie”, résume le président de la Chambre de commerce du Zimbabwe, Christopher Mugaga.
“La pression est trop forte. Les gens sont à bout”, prévient Prudence Ndlovu, coincée dans une queue qui s’étire depuis une station-service de la capitale. “C’est un pays très spécial, un pays où vous vous réveillez un jour et où on vous dit que les dollars valent un +bond note+. Mais en fait c’est une blague. C’est comme convertir mon argent en papier toilette”, lance-t-elle. “On a simplement au pouvoir une version plus jeune de Mugabe”, conclut-elle dépitée.